Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 11. Nr. February 2002

Langue et Littérature en-deçà et au-delà de la nation

Amour du particulier et cosmopolitisme chez Georg Forster

Joseph Gomsu (Yaoundé)

Le XVIIIe siècle allemand est généralement considéré comme une période où prévaut l'idéal d'humanité. Un siècle où les idées nationalistes, presque toujours en rapport dialectique avec les idées cosmopolites, ne sont pas encore prépondérantes. Le contexte allemand s'y prête particulièrement bien: la multitude d'états et de micro-états favorise le particularisme tandis qu'il y a une tentative de dépasser la fragmentation politique par la réalisation d'une grande nation allemande. Si le particularisme demeure jusqu'à nos jours une caractéristique de l'histoire de l'Allemagne, il faut souligner qu'avec l'Aufklärung et la Révolution Française les idées cosmopolites vont y faire une entrée remarquée. Georg Forster, en même temps que Goethe et Herder, développe un modèle de pensée caractéristique de la période goethéenne: il s'agit d'un discours sur le rapport entre le local et le global, sur ce qu'il appelle "le local et le général". Malgré le fait qu'il soit parfois présenté dans l'histoire de la littérature allemande comme un tenant du jacobinisme, et qui dit jacobinisme dit état centralisé et donc modernité, Forster développe le projet d'une "autre modernité" dans laquelle les individualités et les communautés locales pourraient encore avoir leur mot à dire. La littérature en tant qu'expression de l'individualité et de l'humanité y joue un rôle important. En effet, elle permet aux cultures de faire connaissance. C'est ce que je voudrais montrer dans mon propos en esquissant le caractère cosmopolite de Forster, sa culture de la différence, sa critique de l'Aufklärung en tant que modernité centralisatrice et uniformisante et son intérêt pour les littératures étrangères; je terminerai mon propos en montrant l'actualité de Forster en ces temps de mondialisation.

 

Forster: un cosmopolite

Je voudrais très brièvement attirer l'attention sur un élément biographique rattachable à cette dialectique et qui dénote le caractère cosmopolite de Georg Forster: le voyage. Né en novembre 1754 près de Dantzig, Forster acquiert très tôt l'expérience des voyages qui le conduisent à travers les pays européens et extra-européens. En 1765 déjà, alors qu'il n'a que onze ans, Forster accompagne en tant que collaborateur son père en Russie. Il faut remarquer que celui-ci est certes pasteur de profession, mais c'est aussi un féru du naturalisme. Cette expédition de recherches, qui les conduit de Saint-Petersbourg aux nouvelles colonies de la Volga, est commanditée par Cathérine II de Russie afin d'expertiser la viabilité de ces colonies. A la fin de l'expédition le père de Forster n'obtient pas la récompense escomptée.

Profondément déçu, il prend le bateau, non pas pour rentrer en Allemagne, mais pour aller en Angleterre, au pays de ses ancêtres: les Forster sont d'origine britannique. Madame Forster et les autres enfants les y suivront par la suite. Il trouve dans une école un poste d'enseignant, mais comme il ne gagne pas assez, Georg doit contribuer à faire vivre la famille en donnant des cours de répétitions et en faisant de la traduction qui deviendra une de ses activités majeures. C'est ici que le jeune Forster aura, une fois de plus en tant que collaborateur de son père qui fait partie de l'équipe scientifique du capitaine James Cook, l'occasion de participer de 1772 à 1775 à un grand voyage autour du monde. Forster n'a que 18 ans au début du voyage lorsqu'il quitte l'Europe pour naviguer pendant trois ans dans les mers de l'hémisphère sud et connaître des pays tels que l'Australie, la Nouvelle Zélande, Tahiti et les îles de la Polynésie. C'est une expérience fabuleuse qui le marquera profondément.

D'autres déplacements viendront illustrer cette mobilité et cette capacité d'adaptation de Forster. Il les effectuera plus tard à l'intérieur du continent européen. Lorsqu'il rentre de ce grand voyage autour du monde, il publie sous le titre Voyage around the world le récit y relatif et dont la traduction en allemand le rend célèbre dans son pays. Il y rentre en 1778 pour occuper une chaire de naturaliste à Kassel. En 1784, il quitte Kassel pour prendre une chaire à l'université polonaise de Wilna. Jusqu'en septembre 1787 il y enseigne en tant que naturaliste. Poste qu'il abandonne en 1787 à cause d'une promesse à lui faite par Cathérine II de Russie de le charger de conduire une expédition autour du monde. En attendant la concrétisation du projet, il rentre en Allemagne et s'installe à Göttingen. A cause de la guerre entre la Russie et la Turquie, ce projet d'un autre grand voyage autour du monde ne se concrétisera pas.

Pour payer ses dettes et nourrir sa famille, il doit alors accepter un poste de bibliothécaire à l'université de Mayence. Pendant qu'il occupe ce poste, il entreprend au printemps 1790 un voyage qui le conduit aux Pays-Bas, en Angleterre et en France. Il est accompagné du jeune Alexander von Humboldt qui n'a alors que 20 ans. Jusqu'à sa mort prématurée en janvier 1794 à Paris où il est allé en tant que député de la toute première république sur le sol allemand (la République de Mayence), il ne cesse d'espérer trouver le financement d'un voyage en Inde.

Pourquoi ai-je récapitulé les pérégrinations de Forster et insisté sur sa mobilité, son caractère migrant? Je prétends que cette mobilité géographique détermine une mobilité intellectuelle, une grande ouverture d'esprit qui fait de Forster un véritable citoyen du monde. L'expérience vécue dans des espaces géographiques aussi divers participe à l'élargissement de son horizon et à une conception relativisante de la nation et de la littérature. Cette expérience lui permet d'avoir une vision du monde dépassant les frontières de l'Allemagne et englobant toute l'humanité. C'est une expérience qui fondera un discours marqué par la tolérance et le respect pour les autres peuples et leurs cultures.

 

La culture de la différence

Cette expérience vécue au cours de différents voyages est à la base de ce que j'appelle une culture de la différence. En 1788 paraît un essai philosophique intitulé Über Leckereyen (Des plaisirs du palais). Il y est question des prédispositions de chaque individu qui sont plus ou moins développées selon le cas. Il les appelle "particularités" ou "dysharmonies partielles" ("Excentricitäten und partielle Disharmonien"). Chez chaque être humain ces différentes prédispositions ne se développent pas de façon égale. La même énergie vitale devrait-elle être consacrée à ces différentes prédispositions? A cette question Forster répond par la négative. Car si tel était le cas, aucune qualité ne pourrait véritablement émerger du lot et on aurait par exemple la même sensibilité, la même taille, la même intelligence, etc. chez tous les individus d'une société donnée. Ce serait le règne de l'uniformité et de la médiocrité. Pour cette raison, il ne souhaite aucunément le nivellement des particularités.

Cet inégal développement des prédispositions, ces 'dysharmonies partielles' sont en définitive déterminantes pour l'harmonie de l'individu ou de la société. Tout en étant pour un développement inégal des prédispositions, Forster considère qu'il y a danger lorsqu'une l'une d'elles devient entièrement autonome au risque de faire disparaître toutes les autres [j'en reparlerai plus loin lorsqu'il sera question des critiques de Forster émises contre la raison instrumentale de l'Aufklärung]. Le développement inégal des prédispositions semble avoir un avantage qui lui tient particulièrement à cœur, car il contribue à l'apparition d'individualités. Selon l'adage: 'il faut de tout pour faire un monde', il faut des gros, des minces, des grands, des petits, des noirs, des jaunes, des blancs, des personnes plus cérébrales, des personnes plus émotives, etc. pour faire une société. Les prédispositions qui se développent inégalement selon les individus sont une source de diversité, donc de richesse pour une société. La disparité dans l'apparition des prédispositions chez les individus d'une société donnée est un phénomène qui fascine Forster. Aussi souhaiterait-il qu'on ne cherche pas à changer un individu à tout prix et qu'on ne cherche pas à rassembler "ce que la nature a dispersé ou qu'on ne rende identique des éléments qui devraient justement être différents pour constituer un tout accompli." (Über Leckereyen, 172) Les particularités et les dysharmonies partielles font la différence entre les individus, entre les sociétés, entre les nations et les cultures. Ces différences sont certes signes de division, d'opposition voire de conflits, mais elles constituent surtout des préalables à ce que Forster appelle "harmonie de l'univers" et donc signes de diversité et de richesse.

Un an plus tard, en 1789, Forster reprend dans un autre essai philosophique (Leitfaden zu einer künftigen Geschichte der Menschheit) ses réflexions sur le phénomène des particularités et des dysharmonies partielles. Il illustre ici le développement inégal des différents sens chez l'individu: Il est impossible, dit-il, de rencontrer chez le même individu les qualités physiques, intellectuelles, morales développées toutes au maximum. La force herculéenne, la lubricité insatiable, la passion la plus violente et la plus grande intelligence ne pourraient jamais se trouver toutes réunies chez une seule personne. Le développement d'une de ces qualités relègue au second plan toutes les autres et un développement égal conduirait à la médiocrité. Un tel équilibre aboutirait à une uniformité et à une monotonie nullement souhaitables. La diversité, dit Forster, exige justement ces dysharmonies partielles et ces particularités. La diversité implique l'existence des différences: c'est l'une des thèses majeures de Forster qui est un adepte d'une culture de la différence. La diversité dont il parle est une diversité due aux différentes individualités à l'intérieur d'une société; c'est aussi, me semble-t-il, une diversité due aux individualités culturelles ou nationales au niveau de l'humanité.

 

L'Aufklärung et la différence

Forster est donc très attentif à tout ce qui pourrait menacer l'individualité. Il n'est cependant pas un fondamentaliste d'une culture de la différence. De même qu'il met les individualités en rapport dialectique avec leur groupe, de même les groupes culturels ou nationaux revendiquant leurs particularités sont en rapport dialectique avec l'humanité. Il a ainsi développé dans ses essais et particulièrement dans Über lokale und allgemeine Bildung (De la formation locale et de la formation générale), essai paru en 1791, une dialectique de l'identité et de la différence, une dialectique du global et du local. Ici, Forster consacre tout un texte aux concepts "local et général", concepts effleurés dans l'avant-propos à la traduction allemande du drame Sakontala de Kalidasa, écrivain de l'Inde antique dont il doit la connaissance à son voyage du printemps 1790 en Angleterre. L'intérêt pour l'Inde et sa culture est donc l'un des premiers motifs qui ont poussé Forster à écrire ce texte: Forster a rassemblé toute une documentation sur l'Inde avec l'intention d'écrire un livre sur la situation géographique, politique et culturelle (littérature) de ce pays, livre qui malheureusement ne verra pas le jour. Forster était fasciné par ce pays. J'ai dit plus haut que même sur son lit de mort il rêvait encore d'un voyage en Inde. C'est pourquoi ce texte est considéré dans une note en bas de page comme "fragment d'un essai sur la littérature indienne".

Une autre idée-force de ce texte semble être le rapport entre les données géographiques, politiques et économiques et la situation morale et culturelle d'un pays. Forster montre dans son essai que la culture et l'évolution de chaque peuple dépendent des conditions matérielles (géographie, climat, économie et politique). Ce que l'homme pouvait devenir, il l'a été selon le milieu. […] Ainsi n'est-il nulle part tout, mais partout quelque chose de différent, écrit-il. (45) La thèse de Forster: les spécificités du climat, de la situation géographique, de la flore, de la faune, etc. conditionnent des spécificités culturelles. Selon l'espace et le temps, une particularité plutôt qu'une autre se développe au maximum. Pour comprendre les particularités intellectuelles et culturelles ("local") Forster fait appel aux influences du milieu, mais il recourt à l'histoire pour expliquer le "général".

C'est ainsi que la reconstruction de l'histoire de l'Aufklärung lui permet de montrer ce qu'il entend par "général". La perfectibilité basée sur la raison est une des particularités que Forster reconnaît à chaque être humain. A la base de l'Aufklärung, exemple du "général" par excellence, se trouve la raison qui a eu un développement remarquable, surtout dans sa dimension instrumentale. L'Aufklärung est certes un phénomène européen qui va se répandre partout dans le monde, mais à y regarder de près, les apports extra-européens ne sont pas négligeables. L'universalité européenne ("général") est une construction à laquelle ont participé d'autres peuples. En effet, l'Aufklärung n'est pas née d'une particularité européenne, mais du développement d'une particularité commune à l'humanité, d'un développement historique intégrant d'autres régions, d'autres peuples et cultures. De l'Egypte et de l'Asie où il trouve les racines de l'Antiquité greco-romaine, en passant par le Moyen Âge jusqu'à la période des grands voyages de découverte, Forster raconte l'histoire de l'Aufklärung. Des conditions historiques, politiques et économiques particulières et "un peu la chance" ont donné à l'universalité un caractère européen, ce qui pourrait faire prendre l'Européen pour le 'représentant du genre humain' et l'Europe pour le modèle de la modernité.

Faut-il en conclure que Forster prend l'Europe pour le nombril du monde? Peut-on le taxer d'eurocentrisme? Forster est certes un enfant de son époque sans être prisonnier d'un discours eurocentriste. En effet, en présentant l'Aufklärung comme "proie philosophique" il a suffisamment mis l'accent sur l'apport des autres peuples et cultures - même si ce fut souvent une contribution forcée. En faisant allusion aux thèses racistes du philosophe Christoph Meiners, Forster se demande si l'Aufklärung se serait développée aussi facilement et de la façon qu'on connaît, si elle n'avait pas déjà fait des progrès en Inde et en Egypte et si les arts et les sciences n'étaient pas arrivés en Grèce en provenance d'Asie et d'Afrique. De plus, il pressent les déficits de l'Aufklärung en Europe: le trop grand accent mis sur la raison au détriment des autres qualités humaines conduit à l'appauvrissement de l'individu. L'Européen a besoin de toutes ses excentricités et non pas d'une seule qui serait la raison. Forster voudrait que tous les peuples profitent des acquis de l'Aufklärung et non d'une Aufklärung uniquement basée sur la raison et entraînant un appauvrissement de l'individu. Un individu européen 'appauvri', c'est-à-dire privé de ses autres particularités, doit prendre conscience de ses limites avant d'étendre sa modernité au reste du monde. C'est une Aufklärung plus complète, c'est-à-dire une modernité revue et corrigée qu'il voudrait voir s'imposer au reste du monde. Ce faisant, il refuse de prendre l'Européen pour un modèle. Et refuser de faire de l'Européen un modèle pour le reste de l'humanité, c'est refuser de faire d'un peuple européen ou d'une culture européenne un modèle pour les autres peuples et cultures.

L'Aufklärung va donc contribuer à la construction d'une société que Forster approuve certes dans son ensemble, mais dont il décèle déjà les tendances uniformisantes et contraires à la diversité. En effet, Forster veut que les autres peuples profitent également des acquis de l'Aufklärung, mais il a peur des destructions qu'elle ne manquera pas de provoquer. Tout comme déjà en Europe l'Aufklärung menace de faire disparaître l'individualité, c'est-à-dire la dimension affective de l'homme, elle risque de faire disparaître les particularités des autres peuples et donc de gommer les différences. Toutes choses qui contribueraient à l'avènement d'un monde uniforme. Forster se trouve devant un dilemme: en tant que partisan de l'Aufklärung il est universaliste, mais de par ses expériences de voyage, de par sa culture de la différence, c'est un défenseur de ce que les Français appellent aujourd'hui, face à la domination des productions cinématographiques américaines, "l'exception culturelle". Pour employer une formule un peu paradoxale: il reste un universaliste défenseur de "l'exception culturelle". Dialectique de l'humanité et de l'ethnicité.

 

Sakontala ou la 'Weltliteratur' avant la lettre

Comment sortir du dilemme? Forster est, comme d'autres penseurs de la période de Goethe, un défenseur de l'idéal d'humanité. Il se réfère particulièrement à Schiller. A la place de l'homme de l'Aufklärung qui lui semble déjà trop spécialisé ("einseitig"), il souhaite un homme ayant une culture universelle ("allseitig"). Forster voudrait, face au risque de l'unidimensionalité résultant du règne exclusif de la raison, concilier la raison, le sentiment et l'imagination. Avec Schiller, il est à la recherche d'un 'homme complet' en qui il souhaite une union de l'esprit et du cœur ("den ganzen Menschen") et qui fait usage de toutes ses qualités (raison instrumentale, raison communicative, sentiment, imagination). Pour lui, il faut concilier dans la modernité la raison qui conduit à la spécialisation et à l'uniformisation et le sentiment et l'imagination qui sont de puissants leviers de la création esthétique et qui conduisent à la diversité et à la richesse culturelle.

La litérature dans sa diversité est pour Forster une possibilité de résister à une modernité privilégiant trop la raison. Il se pose en défenseur d'une "belle individualité" que tous les peuples ont la capacité d'exprimer esthétiquement. "Le point commun de toutes les nations", écrit Forster dans Über lokale und allgemeine Bildung,

se trouve dans leur être, capable partout d'avoir des sentiments, de comparer et de reproduire, capable de saisir la nature telle qu'elle lui apparaît et d'en représenter les traits les plus beaux. (Über lokale und allgemeine Bildung, 55) *

Dans toutes les nations l'individu fait appel à son intelligence pour comprendre, comparer ou reproduire; de même la force créatrice permet partout de produire des œuvres d'art ou des œuvres littéraires. Les particularités qui étaient, au début du texte de Forster, constitutives de la différence deviennent par un jeu dialectique (par le biais de la production littéraire ou artistique) un élément important, voire indispensable d'une communication interculturelle de dimension universelle.

Une communication interculturelle basée sur la littérature ne peut donc se faire que si des individualités avec leurs particularités existent. Forster trouve des exemples de telles individualités en Goethe, Homère, Pindare, Shakespeare ou Kalidasa. Dans cette communication, Forster attribue aux intellectuels européens un rôle important. Il leur appartient, à eux qui par leur

activité et leur richesse d'idées rendent le monde un, de rechercher toute trace de l'activité en eux-mêmes et en d'autres, de rassembler toutes les fleurs que le génie de la poésie a dispersées sur tout le globe terrestre. (Über lokale und allgemeine Bildung, 56) *

Quand il dit 'rendre le monde un', cela veut dire faire profiter les autres peuples des acquis de l'Aufklärung, cela veut dire, dans un langage qui nous est familier, mondialiser. Ces fleurs que les Européens se doivent de rassembler pour parfaire leur formation esthétique et pour en faire un patrimoine de l'humanité ne sont autre chose que les différentes productions littéraires nationales qui permettent de découvrir des individualités du caractère humain. Sans en utiliser le concept, Forster fait ici un plaidoyer pour une 'Weltliteratur' en tant que forum où chaque peuple a la possibilité de présenter la plus belle expression de son individualité, ce qui va permettre des échanges et peut-être des influences réciproques. Forster participe activement au projet d'une communication interculturelle ayant pour support les littératures, les cultures des différents peuples. Il traduit et fait des comptes-rendus et permet ainsi au public allemand de rentrer en contact avec les littératures et cultures étrangères.

La nation dans sa structure centralisée ne semble pas avoir particulièrement intéressé Forster; il parle plus volontiers de peuples. En tout cas, l'Angleterre et la France ne semblent pas représenter un modèle pour lui lorsqu'il s'agit de s'ouvrir sur l'autre pour établir un dialogue interculturel. Dans cette optique, la nation, c'est-à-dire l'Etat-nation, pourrait même constituer un blocage. Dans l'avant-propos de la version allemande du drame de Kalidasa (Sakontala) - comparant l'Allemagne à l'Angleterre et à la France qui sont déjà des nations centralisées - Forster estime que le morcèlement politique de l'Allemagne en petits Etats présente un avantage: il a fait naître chez les Allemands un "caractère éclectique" dans lequel il a cru voir une chance pour la promotion de l'idéal de l'humanité. "La situation géographique et politique", écrit Forster,

nous a donné un caractère éclectique qui nous permet de chercher et de rassembler tout ce qui est beau, bien et parfait et qui est dispersé sur toute la terre sous des formes fragmentaires et modifiées, de l'ordonner jusqu'à ce que la construction du savoir humain soit achevée. (Sakontala. Vorrede, 285)

Dans cette archéologie du savoir humain les intellectuels allemands ont un rôle particulier à jouer. Forster prétend qu'avec leur 'caractère éclectique' ils ont, au contraire des Français, des Anglais et des Italiens, une réceptivité qui leur permet d'apprécier les œuvres d'art quelle que soit leur provenance. Dans cette perspective, il faut relever que les contemporains de Forster font un accueil particulièrement enthousiaste à la traduction du drame de Kalidasa. A titre d'illustration: avant la parution, Schiller en publie un extrait dans sa revue Thalia. Herder, quant à lui, félicite Forster pour son travail, en fait la publicité dans son entourage et recommande de ne pas lire ce texte avec des critères européens. A la réception de l'exemplaire de Sakontala que Forster lui a envoyé, Goethe écrit un épigramme traduisant parfaitement son enthousiasme pour ce drame. De plus, son prologue de Faust s'inspire de celui de Sakontala. En définitive, Sakontala offre pour les contemporains de Forster une possibilité de corriger la perception des peuples étrangers et de leurs œuvres littéraires, en même temps qu'il constitue un enrichissement pour la littérature.

 

L'actualité de Forster

Ce faisant, Forster voit l'Europe certes toujours dans un rôle prépondérant, mais l'hégémonie qu'elle aurait eu vis-à-vis des autres peuples et cultures aurait été moins arrogante et peut-être moins grande. Forster a un grand respect pour ces peuples et leurs cultures. Il a ainsi développé un discours différent de celui qui s'est finalement imposé en Europe et au reste du monde. Pour en montrer l'actualité, je vais très brièvement vous présenter des réflexions récentes de Stuart Hall, un sociologue anglais originaire des Caraïbes.

Dans un livre intitulé Rassismus und kulturelle Identität, livre dans lequel plusieurs textes de Stuart Hall ont été repris, on retrouve une analyse de ce discours fondamentalement dominant. Stuart Hall opère avec des concepts très proches de ceux de Forster. Si ce dernier parlait de "formation générale" et de "formation locale", Hall utilise les termes de "l'Occident" et du "reste", du "global" et du "local". C'est à partir de la période des voyages destinés à découvrir le monde (17e-18e siècles) que l'Occident commence à se constituer. C'est en grande partie par opposition au reste du monde que l'Occident va peu à peu forger son identité. Pendant que l'Europe est considérée comme tenant de la "civilisation", le monde que les Européens découvrent passe pour un monde "sauvage" ou "paien". Avant les indépendances politiques des territoires constituant le "reste", l'Europe va chercher à les "civiliser" ou à les "mettre en valeur". Depuis lors, elle prétend contribuer à leur "développement", c'est-à-dire en fait à les rendre le plus possible semblables à l'Occident dont le centre s'est entre temps déplacé de l'Europe vers les Etats-Unis.

Pour Hall ce discours sur "l'Occident et le reste" apparaît comme un "système de représentation". L'Occident s'est constitué et a représenté ses rapports avec le reste du monde sous la forme d'une hégémonie. Rendre le reste du monde semblable à l'Occident signifie que l'extension de la civilisation du progrès technologique a de forts éléments d'homogénéisation: l'Occident est le modèle, le prototype, la norme du progrès technologique et social, bref, de la modernité. Une des conséquences néfastes de la civilisation occidentale homogénéisante est la destruction des formes de vie alternatives. Il me semble que c'est bien ce que Forster redoutait lorsqu'il remettait en question la dimension instrumentale de l'Aufklärung.

Pour Hall le phénomène d'homogénéisation n'est cependant pas univoque. Que l'homogénéisation reconnaisse les différences est une preuve qu'il s'agit là d'un phénomène extrêmement contradictoire. "Nous ne comprendrons pas le capitalisme", écrit Stuart Hall,

tant que nous ne comprendrons pas ce phénomène contradictoire, tant que nous ne comprendrons pas comment le particulier y est impliqué, comment il fait valoir sa résistance, comment il est en partie surmonté et comment il réapparaît quand on croit l'avoir surmonté. (Rassismus und kulturelle Identität, 55)

Le capitalisme en tant que système globalisant opère effectivement avec une logique qui tend à faire disparaître les particularités. Si donc l'homogénéisation, phénomène constitutif du capitalisme, c'est-à-dire de la civilisation occidentale, reconnaît les particularités, c'est pour mieux les absorber, les intégrer et les mettre à son service.

C'est en analysant la forme britannique de l'impérialisme que Stuart Hall développe ses concepts du "global" et du "local". Il s'agit d'un processus de globalisation et de résistance à la globalisation; il y a donc pour lui une dialectique entre le global et le local. L'impérialisme est un processus d'homogénéisation dominé non plus par un Etat national, mais plutôt par ce qu'il appelle une "culture de masse globale". Au centre des préoccupations de Hall il y a l'espoir que les éléments d'ethnicité ne soient pas totalement éliminés au cours de l'homogénéisation et que l'interaction entre le "global" et le "local" conduise à un phénomène d'hybridité. Le "global" et le "local" sont alors deux faces d'une même médaille, deux aspects d'un même mouvement dont la caractéristique essentielle est dialectique. L'identité culturelle - que ce soit celle de l'individu ou celle d'un peuple - issue d'un tel phénomène dialectique porte nécessairement les traits du global et les traces du local. Dans une dialectique du global et du local il s'agit d'une identité hybride.

Les réflexions de Forster me paraissent donc être d'une actualité brûlante en ces temps de globalisation. Il intègre les différences, reconnaît leur caractère conflictuel tout en en refusant l'exacerbation, étant donné que sa préoccupation première est le "juste concept l'homme". Ce que j'ai appelé la culture de la différence chez Forster ne peut donc pas servir de base à une théorie comme celle de Huntington qui part d'un fondamentalisme de la différence et aboutit à la "guerre des civilisations". Et en jetant un regard critique sur une Aufklärung globalisante Forster refuse le nivellement des différences et l'instauration d'une civilisation unique à l'occidentale. Forster mérite d'être redécouvert à un moment où il est de plus en plus question de mondialisation, mais aussi de résistance à la mondialisation.

© Joseph Gomsu (Yaoundé)

TRANSINST        table of contents: No.11


* Toutes les traductions vers le français sont de l'auteur. J. Gomsu.

 

BIBLIOGRAPHIE

Georg Forster: Leitfaden zu einer künftigen Geschichte der Menschheit, in: G. Forster: Kleine Schriften zu Philosophie und Zeitgeschichte, Georg Forsters Werke Bd. 8, Berlin 1974, S.185-193.

Georg Forster: Über Leckereyen, in: G. Forster: Kleine Schriften zu Philosophie und Zeitgeschichte, Georg Forsters Werke Bd.8, Berlin 1974, S.164-181.

Georg Forster: Über lokale und allgemeine Bildung, in: G. Forster: Kleine Schriften zu Kunst und Literatur, Sakontala, Georg Forsters Werke Bd.7, Berlin 1963, S.45-56.

Georg Forster: Reise um die Welt, herausgegeben und mit einem Nachwort von Gerhard Steiner, Frankfurt/M. 1967.

Stuart Hall: Rassismus und kulturelle Identität, Hamburg 1994.


For quotation purposes:
Joseph Gomsu: Langue et Littérature en-deçà et au-delà de la nation. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 11/2001.
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