Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 11. Nr. April 2002

Langue et littérature en-deçà et au-delà de la nation

Expériences et positions dans la littérature allemande de l'époque de Goethe

Leo Kreutzer (Hannover)

Ce qui nous amène à réfléchir sur le rapport actuel entre nation, langue et littérature c'est l'expérience selon laquelle le lien qui pendant longtemps passait pour être évidemment étroit entre ces domaines de notre vie ou ces aspects de notre travail est visiblement perturbé. Cela est avant tout lié au fait que le concept de nation est devenu problématique.

Le fait que la notion de nation et le concept d'identité nationale soient devenus un problème est visiblement lié à cet autre fait que l'Etat-Nation est presque partout en crise. Dans la sociologie du pays dont je suis issu, l'on essaie, à partir de diverses théories, d'interpréter cette crise et d'indiquer les voies pouvant aider à en sortir. Je voudrais, au début de ma contribution, exposer brièvement deux de ces théories totalement opposées l'une à l'autre. Vous reconnaîtrez facilement avec laquelle des deux je sympathise.

Le sociologue munichois Ulrich Beck, celui qui donne actuellement le ton dans la discussion sur la globalisation en Allemagne, interprète la crise actuelle de l'Etat-Nation comme une transformation du modernisme dans le sens du passage à une deuxième modernité. Il établit une différence entre une première modernité à caractère national et une "deuxième modernité" qui serait à caractère mondial. Si l'on s'en tient à cette conception, la crise de l'Etat-Nation devrait nous conduire à cette "deuxième modernité".

Ce qui me dérange dans l'approche d'une deuxième modernité telle qu'elle est conçue par Ulrich Beck, c'est qu'elle essaie de conceptualiser le processus de transformation dont nous sommes témoins à travers un modèle de pensée qui n'est absolument pas nouveau, pour avoir servi dès le début de référence à la modernité. Dans ce modèle de pensée, tout changement est une progression continue. La deuxième suit la première modernité non seulement dans le temps, mais elle en est aussi la conséquence logique et la croissance exponentielle sur le plan qualitatif: un passé à caractère national comme première phase de la modernité est évacué et dépassé sur le plan qualitatif par une deuxième modernité à caractère mondial.

Au concept d'un dépassement de l'Etat-Nation par une deuxième modernité à caractère mondial Trutz von Trotha a opposé la thèse selon laquelle dans l'actuelle crise de l'Etat-Nation il s'agit d'un échec de l'idée-même d'Etat-Nation à l'occidentale. C'est un échec de l'Etat-Nation que voit von Trotha, mais pas dans le sens de son dépassement sur une voie téléologiquement définie de tout temps comme menant à une société mondiale accomplie. La dissolution en cours de la légitimation de l'Etat-Nation va plutôt de pair avec une renaissance d'un ordre des choses que von Trotha qualifie de "concentrique". Il se réfère ce faisant au fait que des fonctions qui, tel le monopole de la force, étaient jusque-là réservées à l'Etat, sont entre temps assumées à des niveaux largement décentralisés.

Le fait que von Trotha, auteur d'une importante étude sur "le pouvoir colonial", ait développé sa thèse sur le déclin de l'Etat et sur la renaissance d'un ordre "concentrique" comme aboutissement de plusieurs années de travail sur le terrain au nord du Mali, revêt une importance particulière pour notre colloque. Des conflits tant entre les rebelles Touareg et l'autorité étatique qu'entre les chefs-rebelles locaux serait née une forme régionale, bien entendu constamment menacée, de règlement de conflits. L'Etat unitaire ne disparaît pas entièrement; il se place au-dessus de cet ordre décentralisé, mais seulement en tant qu'instance éloignée destinée aux solutions de problèmes supra-régionaux. Von Trotha semble voir l'avenir dans ce modèle, et ceci non pas seulement pour l'Afrique. Dans "l'utopie de l' Etat occidental" et la tentative de l'Occident d'imposer l'Etat-Nation comme modèle universel d'organisation, il s'agit, selon sa conception, historiquement "d'une voie spéciale" qui, presque partout, s'avère être un échec.

J'ai lu avec un grand intérêt l'analyse du sociologue von Trotha sur le déclin de l'Etat et la renaissance d'un ordre décentralisé; j'ai repris ses thèses ici avec une sympathie clairement perceptible parce que depuis quelques années je travaille en collaboration avec des collègues africains sur le projet historique d'une autre modernité, une modernité qui dès le début s'est construite sur une tout autre base puisqu'elle n'a jamais adhéré à ce que von Trotha appelle l'utopie de l'Etat occidental. Ce projet émane d'une époque qui, dans ma discipline, la germanistique, s'appelle, pas tout à fait injustement, l'époque de Goethe. Car c'est bien avant tout Johann Wolfgang Goethe qui, dans sa production, a de façon suivie, commenté et dominé les phases décisives des décennies entre 1770 et 1830.

La littérature allemande de ces décennies, pendant lesquelles le passage à la modernité s'opérait en Allemagne, n'est pas née dans un Etat-Nation et est pour cela l'expression d'un éclatement territorial et de particularités locales. Cela lui a valu le stigmate de rendre compte d'une "misère allemande" qui justement aurait consisté dans l'éclatement territorial du pays. C'est bien dans l'Europe de cette époque qu'est née l'idée selon laquelle une société, qui voulait passer pour hautement développée, se devait de se présenter comme un colosse politico-militaire, un grand marché national, une référence culturelle reconnue. La nation unie, orientée vers une capitale resplendissante et de rayonnement mondial, s'établit comme norme historique. En Allemagne, cette norme ne fut satisfaite qu'à travers la fondation de l'empire en 1871. Le fait que l'Allemagne pour cette raison ait été considérée et définie comme "une nation en retard" par rapport à l'Angleterre et à la France, a fait de ce pays pour ainsi dire le prototype d'un "développement à rattraper".

D'éminents écrivains de l'époque de Goethe ont vu tout à fait autrement l'organisation décentralisée de leur pays et la désynchronisation qui en résultait. Je voudrais, au cours de cette conférence, au côté de mes collègues Joseph Gomsu et Alioune Sow, vous exposer, à partir de l'exemple de Johann Gottfried Herder, Georg Forster et Johann Wolfgang Goethe, une dialectique de l'ethnicité et de l'humanité propre à la pensée de cette époque: un positionnement de la langue et de la littérature à la fois en-deçà et au-delà de l'Etat-Nation. Je vais dans mon propos introductif me consacrer moi-même au concept de "Weltliteratur" de Goethe.

Goethe passe pour l'inventeur de la notion de "Weltliteratur". Après l'avoir utilisée pour la première fois, il la "lance", un peu comme en publicité, dans des entretiens, des lettres et des petits textes de circonstance. Elle apparaît pour la première fois dans une lettre datant de janvier 1827, Goethe y dit ceci:

Je suis convaincu qu'une "Weltliteratur" se forme, que toutes les nations y sont enclines et font des efforts appréciables dans ce sens. L'allemand peut et doit y contribuer efficacement, il devra jouer un rôle important au cours de cette grande rencontre. (GW XII, 362.)

La métaphore d'une "grande rencontre" - je suis tenté de dire 'palabre' - traduit ceci: Dans un futur forum appelé "Weltliteratur" les nations au sens de peuples se rencontrent pour communiquer par l'intermédiaire de leurs littératures. Dans ce forum, aucune nation prise individuellement, aucune littérature prise individuellement ne donne le ton, mais il n' y est pas non plus question que toutes parlent d'une seule voix. "Il ne peut être question", écrit Goethe en 1828 dans sa revue "De l'art et de l'antiquité", "que les nations soient obligées de penser de la même manière, mais elles doivent seulement prendre conscience les unes des autres, se comprendre et, si elles ne peuvent pas s'aimer, au moins apprendre à se tolérer."

A un autre endroit, Goethe a montré clairement qu'une "Weltliteratur" sera selon lui un forum de connaissance réciproque et de tolérance. Il ne s'attend certes pas, peut-on y lire, à ce que les Lumières conduisent à une paix générale de par leur effet adoucissant sur les moeurs. Mais il faut espérer que les conflits qui sont certes inévitables deviennent progressivement moins violents, les guerres moins horribles et les victoires moins arrogantes. Goethe décrit comment la communication littéraire entre les peuples peut promouvoir des processus d'apprentissage interculturels de la façon suivante:

Ce qui dans les littératures de toutes les nations fait allusion à ces processus d'apprentissage interculturel et y participe, c'est cela même que les autres doivent s'approprier. On doit apprendre à connaître les particularités de chaque nation pour les lui laisser, pour effectivement grâce à ces particularités être en relations avec elle; car les particularités d'une nation sont un peu comme sa langue et sa monnaie, elles facilitent la communication, elles seules la rendent parfaitement possible. (GW XII, 352.)

Mais après que Goethe se soit ainsi engagé énergiquement pour le droit de chaque peuple à conserver ses particularités, il souligne immédiatement que ce droit ne vaut que dans la mesure où une originalité locale est l'expression particulière de "toute l'humanité", dans la mesure où elle est une grille de référence pour toute une humanité: "On arrivera plus sûrement à une tolérance générale, si l'on n'aliène pas ce qu'il y a de particulier chez l'individu et les peuples, tout en étant cependant convaincu que le véritable mérite de la particularité c'est de traduire l'humanité". Dialectique de l'ethnicité et de l'humanité.

Le fait que Goethe ait formulé et lancé sa notion de "Weltliteratur" à la fin des années vingt du XIXe siècle est en rapport avec les expériences historiques des dernières années de sa vie: c'est-à-dire en rapport avec l'élargissement et l'approfondissement des expériences interculturelles pendant les guerres napoléoniennes et à la suite de ces guerres. Ce n'est pas un hasard qu'il se soit exprimé sur cet aspect dans son introduction à la traduction allemande d'un ouvrage écossais sur un écrivain allemand. Il s'exprime sur cet aspect dans son introduction à la biographie de Friedrich Schiller par Thomas Carlyle:

On parle depuis un certain temps - et certainement avec raison - d'une "Weltliteratur": en effet, toutes les nations, secouées par les guerres effroyables et puis abandonnées à elles-mêmes, ont pu se rendre compte qu'elles avaient pris conscience de ce qui leur est étranger, qu'elles l'avaient assimilé, et qu'elles avaient ressenti ici et là une soif de connaissances jusque-là inconnue. Il en a résulté une conscience des rapports de bon voisinage, et au lieu de se replier sur lui-même, l'esprit a exprimé le besoin d'être intégré progressivement dans les relations commerciales plus ou moins libres. (GW XII, 364.)

Dans aucun passage de ses dernières oeuvres Goethe n'a développé sa notion de "Weltliteratur" de façon systématique. C'est pourquoi je voudrais essayer de répertorier et d'ordonner dans ses aspects les plus importants ses propos épars à ce sujet.

1. La notion de "Weltliteratur" de Goethe est l'expression et l'interprétation de son expérience historique au cours des guerres napoléoniennes et à leur suite. Il s'agit de l'expérience d'un échange élargi et accéléré de marchandises, d'informations, d'idées ainsi que de formes de vie et de besoins au niveau international.

2. La notion de "Weltliteratur" ne signifie pas un Panthéon intemporel de "chefs d'oevres". Il s'agit beaucoup plus d'un forum pour un échange entre contemporains. Cet échange est basé sur la réciprocité et le respect mutuel.

3. Les genres et les moyens d'une "Weltliteratur" au sens de Goethe ne sont pas seulement et même pas au premier chef les belles-lettres. Pour Goethe la "Weltliteratur" en tant que forum d'échange entre contemporains comprend aussi bien les revues littéraires que tous les moyens d'information mutuelle, y compris l'information personnelle et la communication sociale des écrivains et savants, tel que ce colloque.

4. Même si une future "Weltliteratur" ne conduit pas à la sympathie et à l'amour réciproque et même si elle ne conduit pas à une paix générale et durable, elle pourra cependant promouvoir la paix dans la mesure où elle contribue à une tolérance réciproque.

5. C'est parce que les effets et les conséquences d'une future "Weltliteratur" dans leur totalité peuvent être considérés comme positifs, qu'il nous faut accepter les effets pervers à venir et déjà perceptibles du temps de Goethe. L'expansion d'une littérature triviale, qui va se développant, fait partie de ces effets pervers. Aussi les individus et les peuples seront-ils confrontés à des phénomènes culturels et à des formes d'expression esthétiques auxquels ils ne sont pas préparés, puisque habitués à une vie aux horizons limités.

6. Il faut compter parmi les tendances globalisantes et inquiétantes d'une "Weltliteratur" à venir le fait que des cultures nationales chercheront à imposer leur hégémonie. Selon Goethe, ceci peut être valable pour la culture et la littérature françaises, alors que les Allemands auraient plutôt quelque chose "à perdre" au cours de ce processus. Goethe semble sous-entendre par là que des tendances hégémoniales peuvent naître plutôt d'une culture homogène comme la culture française que d'une culture "éclectique" (Georg Forster) comme celle de l'Allemagne.

7. Une "Weltliteratur" ne doit pas nécessairement aboutir au fait que dans l'avenir toutes les nations "pensent de la même manière". D'après Goethe, les particularités d'une nation sont comparables à sa langue et sa monnaie, elles facilitent la communication et sont seules à même de la rendre "parfaitement possible". Les particularités des différentes langues et littératures sont pour Goethe une condition préalable pour la communication générale et elles ne constituent pas un blocage.

L'idée d'une première modernité à caractère national et d'une deuxième modernité à caractère mondial repose sur un antagonisme entre une société de type national et une société de type mondial; antagonisme que Goethe et d'autres écrivains allemands de son époque ont strictement rejeté. L'humanisme de Goethe, qui plus tard fut plus l'objet de raillerie qu'il ne fut pris au sérieux, a opposé à ce concept antagoniste le projet d'une modernité basé sur une dialectique de l'ethnicité et de l'humanité. La notion de "Weltliteratur" de Goethe met en valeur de façon très exhaustive cette dialectique.

Le préalable d'une dialectique de l'ethnicité et de l'humanité c'est l'amour pour le particulier et le respect de la spécificité. Dans son roman "Les années de voyage de Wilhelm Meister" Goethe invente à cet effet la notion de "Hausfrömmigkeit" ce qui veut dire un attachement quasiment religieux à l'environnement immédiat. Il lui oppose un autre terme composé avec "Welt", le monde, à savoir "Weltfrömmigkeit" ce qui veut dire une ouverture quasiment religieuse sur l'univers. Pour Goethe, le traditionnel attachement à l'environnement immédiat doit se développer pour être en même temps ouverture sur l'univers. Dans la dialectique de l'attachement à l'environnement immédiat et de l'ouverture sur l'univers s'expriment, comme dans son concept de "Weltliteratur", l'option et l'expérience de Goethe de vivre à la fois à Weimar, petite capitale d'un tout petit duché de pas plus de cent mille habitants, et dans le monde, pour ainsi dire en-deçà et au-delà de la nation allemande.

L'amour pour le particulier et le respect de la spécificité d'une part et d'autre part l'ouverture sur le monde ont trouvé leur expression philosophique chez Goethe et chez d'autres écrivains de son temps dans un panthéisme sécularisé.

Dans son essai sur "L'histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne" conçu pour des lecteurs français, Heinrich Heine a défendu dans les années 30 du XIXe siècle la thèse selon laquelle la "religion dissimulée" de l'Allemagne était le panthéisme. En tout cas, le panthéisme a été la philosophie dissimulée de ses poètes. Dans la décade précédant la Révolution Française qui propagera et imposera une philosophie matérialiste comme norme d'une pensée éclairée, une grande discussion sur le panthéisme a eu lieu en Allemagne. Au cours de cette discussion, un certain nombre d'écrivains allemands ont reconnu être des adeptes du panthéisme.

Un panthéisme philosophique n'est rien d'autre que le respect du particulier et du local, un respect qui cependant tient en même temps compte des rapports universels. En considérant tout l'univers comme peuplé et animé d'esprits locaux, le panthéisme philosophique met en exergue une dialectique de l'Un et du Multiple. Un matérialisme philosophique, par contre, favorise des processus de globalisation en tant qu'élimination de la diversité culturelle et ethnique. Tout comme un monothéisme missionnaire, le matérialisme philosophique retire aux formes de vie locales leurs fondements les plus solides, leurs dieux et leurs esprits.

Ce n'est pas par hasard que Goethe et Johann Gottfried Herder ont été aux avant-postes du débat sur le panthéisme des années 80 du XVIIIe siècle. Le grand recueil de chansons populaires internationales publié par Herder en 1778 et 1779 est l'expression du respect de l'esprit du particulier et du local à l'échelle mondiale. Chez Herder et Goethe un panthéisme sécularisé devient le fondement philosophique d'une alternative de projet de modernité qui, en conciliant de façon dialectique le local et le global, se situe en deça et au-delà de la nation. Si donc Goethe appelle l'attachement au local "Hausfrömmigkeit" et l'ouverture sur l'univers "Weltfrömmigkeit", s'il fait ici usage d'un langage quasiment religieux, il s'agit là d'une religiosité panthéiste.

Mais historiquement, ce projet d'une modernité sur la base d'un panthéisme sécularisé, n'a pas été réalisé. C'est plutôt la vision d'un matérialisme philosophique qui s'est imposée: le monde en tant que machine. Dans le processus de la modernité, les nations les plus avancées aujourd'hui se sont constituées en machines de haute performance, et en tant que telles, elles se sont fait régulièrement la guerre. L'histoire sanglante des deux derniers siècles s'est caractérisée par une conception totalitaire de l'identité nationale et de la différence entre les nations et les cultures. C'est cette modernité organisée au niveau national qui semble être à sa fin. Dans une modernité actuellement en mutation, on ne tolère pas que des particularités nationales soient un blocage pour la future hyper-machine dans sa mission consistant à maximiser les capitaux de façon illimitée.

Il ne pourrait cependant être question d'une "autre modernité" au sens pertinent et critique que si, dans la crise actuelle de la modernité basée sur le matérialisme philosophique ou même tout à fait vulgaire, on faisait par exemple appel à la vision historique d'une modernité panthéiste: c'est-à-dire si on faisait appel à la vision historique de Goethe et d'autres écrivains de son époque. Je ne pense pas que, ce faisant, je propage ici une idée eurocentrique, voire germano-ethnocentrique. Car avec une modernité sur la base d'un panthéisme sécularisé, le commerce entre l'Europe et les peuples et les cultures d'autres continents aurait pu se passer tout autrement  sur cette base philosophique, l'Occident n'aurait peut-être même pas pu s'engager dans sa voie historique spéciale.

Dans ce cadre, il m'apparaîtrait intéressant et instructif de reprendre le débat sur la manière dont Léopold Sédar Senghor s'est référé à Goethe. On sait que depuis ses études à Paris, dans les années 30, Senghor considérait qu'il y avait des affinités entre les cultures africaines et Goethe et la littérature allemande, et de ce fait, il s'y était référé pour sa théorie de la négritude. Longtemps avant que le slogan black is beautiful ne fasse son apparition, Senghor avait, à la manière du "génie" de Goethe lancé la vision triomphante de "Fausts à visage d'ébène", des "Nègres Nouveaux" comme de "Nouveaux Prométhées".

Tout ceci a fait, à juste titre, l'objet de critiques bien fondées. Pourtant je pense que Senghor avait quand même raison, lorsqu'il voyait chez Goethe et dans la littérature allemande des "affinités". Mais l'affinité ressentie n'était en aucun cas une énigmatique parenté d'âmes, telle que Senghor essayait de l'expliquer en s'appuyant sur l'ethnologue allemand Leo Frobenius. Je pense que l'affinité ressentie par Senghor repose sur une homologie philosophique et culturelle qu'on peut prouver.

En effet, l'"animisme" africain n'est rien d'autre qu'un panthéisme. Cependant, même le plus critique des intellectuels africains prend son panthéisme plus ou moins dissimulé pour de l'animisme et utilise ainsi un concept créé par un des grands producteurs de l'idéologie coloniale, à savoir l'anthropologie anglaise du XIXe siècle. C'est Edward B. Tylor qui l'a introduit et imposé en 1871 dans son ouvrage intitulé "Primitive Culture". Dans cet ouvrage, même là où il met en évidence des traces d'une religiosité panthéiste dans les cultures dites développées, l'anthropologue anglais, influencé par Darwin, ne voit rien d'autre que des survivances ("survivals") d'un "animisme".

En prenant les "Nègres Nouveaux" pour de nouveaux Prométhées, Senghor se réfère, certainement sans en être conscient, à un panthéisme philosophique existant dans l'Allemagne à l'époque de Goethe. Le débat sur le panthéisme dans les années 80 du XVIIIe siècle est effectivement parti de l'ode de Goethe intitulée "Prométhée". Avec elle, Senghor était face à l'expression la plus énergique du projet consistant à transformer le panthéisme en une philosophie d'une pratique sociale et à le rendre apte pour la modernité. Senghor était conscient du fait que le retour à l'Afrique originelle ne pouvait être une stratégie anticoloniale que s'il développait une dynamique pour l'avenir. Il retrouvait chez Goethe et dans la littérature allemande de son époque un culte de la nature qui lui rappelait une "Afrique originelle" panthéiste et qui, en même temps, satisfaisait un besoin anticolonial de la modernité et de l'action. C'est ici que Senghor prit connaissance du projet d'une modernité sur la base d'un panthéisme sécularisé qui pouvait servir de point de répère pour l'introduction d'un panthéisme africain dans la modernité, pour l'adaption de la modernité à un panthéisme africain.

Cependant, en ce qui concerne la question de savoir comment ce projet de l'époque de Goethe d'une autre modernité a été exploité en Allemagne même, l'on peut dire que la manière dont il y a été transformé en idéologie a joué un rôle épouvantable dans l'histoire des XIXe et XXe siècles. L'idée d'une nécessaire démarcation par rapport à l'Occident, idée introduite dans ce projet de l'époque de Goethe a, au cours de sa transformation en idéologie, trouvé son expression sur le plan philosophique dans une distanciation par rapport au matérialisme, sur le plan politique dans le refus de la forme démocratique de l'Etat, sur le plan de la théorie de la culture dans la différence établie entre une culture "allemande" et une "civilisation" occidentale. Toutes ces formes d'expression d'une démarcation de l'Allemagne par rapport à l'Occident ont servi à légitimer des tendances irrationnelles et antidémocratiques, et ont constitué un héritage idéologique dont s'est alors saisi comme on le sait le fascisme allemand.

Vue dans une perspective de critique idéologique, la tentative d'écrivains de l'époque de Goethe consistant à déduire la vision d'une modernité panthéiste de l'organisation décentralisée de l'Allemagne d' une démarcation de l'utopie de l'Etat à l'occidentale a été discréditée et définitivement détruite par sa transformation plus tard en idéologie. Je ne veux point cacher que moi-même, issu d'une école de critique idéologique, j'ai pendant longtemps eu des doutes, quant à savoir s'il est permis de se référer à nouveau à ce projet et de le revaloriser dans le cadre des débats actuels sur un nouveau positionnement de la culture. Je me suis demandé si en faisant référence à la vision d'une "modernité panthéiste", on ne jouait pas avec le feu d'un antagonisme franco-allemand, un feu qui, dans les deux siècles précédents a sans cesse conduit à des incendies dévastateurs et qui ne semble être définitivement éteint que par le processus de l'unification européenne.

En effet, dans les projets contradictoires d'une modernité "matérialiste et centraliste" et d'une autre "panthéiste et décentralisée", apparaît clairement la différence entre l'histoire et la culture françaises d'une part et allemandes d'autre part. Mais cet antagonisme ne pouvait politiquement développer une force explosive et conduire à des affrontements sanglants que par l'érection de l'Etat-Nation en une réalité absolue. Lorsqu'au cours du XIXe siècle cette évolution en Allemagne alla enfin dans le sens de l'accomplissement de cette norme historique, une démarcation idéologique de "l'Occident" ne pouvait se référer à une pensée de l'époque de Goethe sur des possibilités de développement du pays sur la base de particularités que si elle dissolvait la dialectique de l'ethnicité et de l'humanité fondamentale pour cette pensée.

S'il est vrai que nous nous éloignons aujourd'hui d'une modernité à caractère national, il doit nous être alors permis d'aller au-delà de la déformation idéologique et de reprendre la vision que Goethe et d'autres penseurs de son époque ont développée à partir de leurs expériences dans un pays qui n'était pas orienté vers un centre national. Il doit nous être permis de nous référer à nouveau à la manière dont la langue et la littérature dans les lettres de l'époque de Goethe ont été positionnées à la fois en-deçà et au-delà de la nation. N'étant plus intéressés à transformer en idéologie ce projet basé sur les particularités allemandes en vue d'une fondamentalisation d'antagonismes nationaux, nous pouvons nous demander quelle orientation ce projet peut donner dans le cadre d'un nouveau positionnement de la langue et de la littérature.

Avec une dialectique d'attachement à l'environnement immédiat et d'ouverture sur l'univers, tel que Goethe l'a concrétisé dans son concept de "Weltliteratur" à partir de l'exemple de la diversité des langues et des littératures, nous pouvons nous opposer à deux fondamentalismes qui nous menacent aujourd'hui en-deçà et au-delà de la nation: un fondamentalisme de l'identité ethnique d'un côté et de l'autre un fondamentalisme de la globalisation. Positionner la langue et la littérature en-deçà et au-delà de la nation signifie réhabiliter et re-évaluer la créativité et la dignité de la particularité locale en ayant pleine conscience d'interdépendances au niveau global.

© Leo Kreutzer (Hannover)

TRANSINST        table of contents: No.11


NOTES

GW XII = Johann Wolfgang Goethe: Werke. Hamburger Ausgabe. Hg. von Erich Trunz. Deutscher Taschenbuch Verlag, München 1999. Band 12: Schriften zur Kunst und Literatur. Maximen und Reflexionen. Toutes les traductions vers le français sont de l'auteur. L. Kreutzer.

Ulrich Beck: Perspektiven der Weltgesellschaft, Frankfurt am Main 1998.

Trutz von Trotha: Die Zukunft liegt in Afrika. Vom Zerfall des Staats, von der Vorherrschaft der konzentrierten Ordnung und vom Aufstieg der Parastaatlichkeit. in: Leviathan. Zeitschrift fuer Sozialwissenschaft, Heft 2/2000.


For quotation purposes:
Leo Kreutzer: Langue et littérature en-deçà et au-delà de la nation. Expériences et positions dans la littérature allemande de l'époque de Goethe. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 11/2001. WWW: http://www.inst.at/trans/11Nr/kreutzer11.htm.

TRANS     Webmeister: Peter R. Horn     last change: 09.04.2002     INST