Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 11. Nr. Dezember 2001

Representations d'une nation et constructions identitaires chez Johann Gottfried Herder

Alioune Sow (Yaoundé)

I - Introduction

L'idée de nation est un phénomène complexe. Il existe plusieurs modèles pour expliquer le processus d'émergence de nations, mais la recherche se consacre plus à la critique qu'à l'élaboration de nouvelles grilles de référence. L'historien Eric Hobsbawn va s'évertuer dans un de ses ouvrages intitulé "Nations et nationalisme: mythe et réalité depuis 1780 à retracer l'histoire de la nation et à s'interroger sur les caractéristiques constitutives d'une nation.

Sans nier les effets pervers d'un nationalisme sur une base ethnique et compte tenu des difficultés méthodologiques liées à une définition de "nation", Hobsbawm établit une hypothèse à partir de laquelle une nation serait perçue comme une communauté humaine vivant sur le même territoire et possédant une unité administrative, politique et économique. Les critères de HOBSBAWN sont instructifs à plus d'un titre pour une discussion sur l'idée de nation comme communauté vécue, mais aussi comme communauté inventée. Ses propos, peut-être pas dans leurs aspects descriptifs d'une étude historique sur l'idée de nation, mais, en tout cas, dans leurs aspects prescriptifs concernant l'émergence d'une nation sont discutables.

Les propos de Hobsbawm ne prennent pas en considération les variantes culturelles et les mentalités qui conditionnent un espace national. L'incantation d'une unité nationale sur la base d'institutions "fabriquées", d'un appareil administratif, cache mal la réalité de la diversité des formations socio-culturelles que, certes, certains pouvoirs politiques peuvent récupérer et instrumentaliser pour conforter leurs assises et les fondements de leur Etat-nation.

Ces propos sont d'autant plus discutables qu'ils qualifient, en se référant à l'écrivain allemand Johann Gottfried Herder, les liens naissant de sentiments d'appartenance à une collectivité ethnique, de protonationaux. De telles appréciations sont suspectes et s'orientent moins vers une étude des mutations sociales de l'Allemagne et de l'oeuvre de Herder que vers des constructions mécaniques qui voudraient écarter certaines traditions et formations socioculturelles d'un discours national. Et cette suspicion n'est finalement que le revers de la médaille positiviste de l'idée d'une nation. Cette idée de nation sombre pour avoir subi l'épreuve des faits. Et on donnerait raison à Hobsbawm pour avoir accepté les termes dans lesquels il pose le problème.

En effet, craindre des débordements exacerbés d'un ethnisme, c'est une chose. Vouloir faire fi du sentiment légitime d'une irréductible appartenance à une communauté socioculturelle historiquement constituée, relève d'une tentative manifeste d'uniformisation, donc d'une négation du pluriel et du relatif dans la construction d'une nation.

Je voudrais réinterroger cette nation en rapport avec la pensée de Herder. A cette fin, il faut s'astreindre à un effort de lecture qui, parce que sans enjeu politique majeur, peut se sentir libérée de tous les apriori et préventions qui empêchent de restituer le sens et la portée véritable de son oeuvre. Lorsqu'on se propose d'essayer de comprendre l'oeuvre de Herder pour la restituer dans toute sa profondeur, on est tout de suite frappé par la multiplicité des approches qu'elle autorise. C'est que l'homme Herder lui-même est d'un profil intellectuel polymorphe qui voue d'avance à l'inadéquation toute tentative d'appréhender d'un point de vue unique les différents aspects de son oeuvre.

De tous ces Herder possibles, celui qui retiendra cependant mon attention, c'est l'accoucheur de valeurs susceptibles d'orienter une réflexion sur un autre type de discours sur la nation. En effet, la pensée de Herder, quoique d'une remarquable cohérence thématique, est plutôt une pensée ouverte, matrice béante toujours prête à tous les rapports fécondants.

 

II - Nation et organologie

Johann Gottfried, né en 1744 à Mohrungen dans l'actuelle Pologne, possédait l'imagination créatrice et le dynamisme qui lui ont permis de mobiliser autour de lui de jeunes intellectuels allemands en quête de leur identité culturelle. A cette quête d'identité correspondait l'existence d'une multitude d'états en pleine décomposition. Très tôt, il est devenu le précurseur d'un mouvement littéraire dénommé "Sturm und Drang" qui se caractérise par une recherche effrénée d'émancipation d'une littérature nationale du prisme déformant de certaines influences étrangères. Une émancipation de l'imitation française et une mise en garde contre une idée unidimensionnelle d'une certaine forme de rationalité.

Entre la période passée à Königsberg (1762-1764) et son arrivée à Weimar (1776), Herder a eu le temps de beaucoup réfléchir sur la structure politique et la situation géopolitique de l'Allemagne de l'époque. Ses oeuvres comme son "Journal de voyage en 1769", "Pour une autre philosophie de l'histoire", ses "Lettres pour une promotion de l'humanité" en témoignent.

Son idée de nation s'articule, indépendamment de la langue et de l'origine, à Riga, province baltique sous administration russe. Ses réflexions sur l'idée de nation ne se sont opérées donc qu'au prix d'un "déplacement" culturel, d'un changement de sol culturel, en se projetant dans un "ailleurs" d'où pouvait naître une nouvelle construction d'identité. Riga, l'autre, a tôt fait germer en lui le sentiment de solidarité avec des populations culturellement opprimées. C'est là qu'il se rend compte avec une conscience aiguë que les Estoniens et les Lappons, encore sous servage, doivent préserver leurs spécificités culturelles qui ont la même valeur intrinsèque que celles des Russes et des Allemands qui constituent la classe dominante. C'est là qu'il réalise que l'ethnie doit demeurer un référenciel culturel dans le processus de construction nationale.

Une fois qu'on l'a compris, la coexistence devient facile car il n'est plus question alors que d'aménagement des différences. La prise de conscience de l'ethnicité dans tout ordre sociopolitique est contenue dans la thèse de la différence ("Verschiedenheit") et principe de la co-naissance ("Zusammenwirken"). C'est l'essence de la dialectique herdérienne où s'éclaire le statut des représentations d'une nation dans sa pensée : différence à la base et convergence au sommet, dans un processus de dépassement orienté par une quête exigeante de l'humain, c'est-à-dire de ce qu'il y a d'universel en chaque homme. Je n'entends pas par là une pensée ambiguë errant et tâtonnant à la recherche de repères perdus. Car l'invention d'une identité soutenue par une évaluation continue des valeurs culturelles existantes - c'est l'évaluation qui précède les valeurs - et l'invocation permanente d'une rencontre féconde avec l'Autre orientent et balisent le cheminement de cette pensée avec une constance qui lui permet de porter ses certitudes en bandoulière : Identité et différence, en procédant, pour ce faire, d'une façon qui relève plus de la co-naissance, qui est donc "sympathie" et "participation"

L'on voit bien ici toute l'importance des termes "identité", "différence", "co-naissance" et comme il fait éclater l'idée réductionniste de nation. Et cela permet à une certaine idée organologique de nation de voir le jour. La thèse de l'égalité des nations est développée dans l'essai de Herder au titre significatif "Pour une autre philosophie de l'histoire". Il déclare sans équivoque : "Toute nation porte en soi-même les germes de son propre bien-être". Je reformule: Le bien-être ne résulte pas seulement de la réalisation d'objectifs fixés par un Etat, mais dépend surtout de la manière dont cette réalisation assure les fonctions psychosociales fondamentales des populations.

Concernant cette philosophie herdérienne, je voudrais faire deux remarques : La première sera que cerner le "bien-être" d'une collectivité est une exigence pratique qui s'adresse à n'importe quelle collectivité, sous quelque latitude que ce soit. Ma seconde remarque découle de la première et elle consiste à affirmer la nécessité de voies multiples vers l'émergence d'une nation vécue et assumée sereinement par toutes les collectivités culturelles afin d'éviter le risque de décomposition.

L'idée de nation et tout le système culturel qu'elle véhicule sont pensés comme une dimension de projet de société formulé au sein même des collectivités culturelles qui sont, par conséquent, invitées à pratiquer le difficile exercice d'une intégration nationale, à substituer à une conception mécanique d'un sursaut national de nouvelles évaluations consistant à réfléchir un projet de société où ces collectivités estiment devoir et pouvoir réaliser leurs équilibres.

Il faut reconnaître sans doute que la conception organologique de Herder fait appel à quelques éléments de la monadologie de Leibniz d'où transpirent les idées de pluralisme et multiplicité. La multiplicité est propre aux monades qui sont différentes l'une de l'autre. D'après Leibniz, les monades sont localisées dans un processus permanent de devenir. En opposant la monade à l'atome, Leibniz parvient à substituer à une conception mécanique de la nature une conception organique qui viendra reformuler les termes de la question: Une nation n'est pas la somme de ses composants, mais une totalité qui possède de multiples organes qui fonctionnent spécifiquement.

Herder va toutefois redynamiser cette philosophie de Leibniz et lire le fonctionnement des monades comme horizon et l'effet à la fois des évaluations nouvelles qu'elles peuvent symboliser en s'ouvrant, en co-naissant à d'autres. C'est ainsi que cette réalité peut être conçue dans un sens de devenir permanent. Pour illustrer ce phénomène de devenir permanent, Herder choisit la métaphore de la plante et interprète toute construction nationale comme un processus cyclique qui va de la semence à la jachère en passant par la récolte. Ce qui vient corroborer la thèse selon laquelle une construction nationale est soumise à une succession d'évaluations et de réévaluations.

En m'interrogeant sur des postulats philosophiques qui commandent les directions de la réflexion de Herder, j'ai voulu indiquer quelques aspects de la signification du concept de processus cyclique en ce qui concerne la question de la réappropriation d'un héritage culturel. Pour Herder, il s'agit de respecter les différences dans l'unité, d'une mise à jour des cultures nationales sur le plan international sans qu'elles cessent de rester elles-mêmes.

Le principe de "l'individualité" et la pensée organologique vont "glisser" vers une conception de nation fondée essentiellement sur la philosophie panthéiste de Spinoza : L'idée d'un tout immanent.

 

III - "Pantheisme de l' histoire et décentralisation

La réception de Spinoza en Allemagne dans les années 80 du 18è siècle a provoqué un débat intense qui est la conséquence de l'élaboration d'un projet de société où le concept de panthéisme trouve son sens. Herder s'est reconnu dans le panthéisme. La réception et l'actualisation d'une philosophie de l'immanence sous le signe de "Hen Kai Pan" (l'Un et le Multiple) produiront un cadre de référence et un langage à travers lesquels une société pense, agit, se transforme. En fait, la construction identitaire pensée par Herder ne me semble pas devoir se lire dans un ensemble flou de valeurs inscrites dans une culture. C'est le lieu de rappeler la pertinence des réflexions du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne qui considère qu'il est nécessaire pour une culture de se faire l'historienne d'elle-même et que donc la possibilité est toujours ouverte de réévaluation où elle puisse se retrouver.

Herder procède à une réinterprétation appropriante des idées de Spinoza qui confère à sa construction identitaire une plausibilité. Le recueil des "Chansons populaires", provenant de nations et langues différentes, est une expression de ce que le philosophe de l'Ecole de Francfort Alfred Schmidt va appeler le "panthéisme de l'histoire". C'est une traduction du respect de la diversité des possibilités locales de développement. Les "Chansons populaires" de Herder constituaient une anticipation au concept de "Weltliteratur" que Goethe a mis en vogue et qui n'est rien d'autre qu'une grande rencontre des "voies des nations", une rencontre des particularités ethniques et culturelles. Sans qu'il s'agisse du tout d'importer un modèle de l'étranger et de faire des analogies suspectes, l'on peut affirmer que cette idée de "rencontre des nations" est valide encore aujourd'hui.

Le "Panthéisme de l'histoire" de Herder comporte en lui des vertus pédagogiques en ce qu'elles somment l'entité sociopolitique d'entreprendre des évaluations nouvelles sous peine de dislocation. L'ampleur des déséquilibres politiques, la fragilisation croissante du tissu social en Allemagne, conjuguées au morcellement du territoire, ont fini de convaincre des limites d'un matérialisme philosophique initié par la Révolution Française : contrairement à la France où les dirigeants nouvellement investis dès leur prise du pouvoir ont défini comme prioritaire la consolidation de l'unité nationale par un Jacobinisme qui atteint tous les niveaux des relations entre l'Etat et ses différents démembrements institutionnels, la thèse d'une décentralisation connaît des avancées significatives dans les représentations de Herder.

Compte tenu de la situation géopolitique de l'Allemagne, il fallait créer des centres de gestion qui sont les régions. Il fallait décentraliser. La question est de donner aux régions des moyens d'exercer une indépendance "sans centre". En octroyant aux collectivités décentralisées des compétences et des ressources propres, Herder plaide dans son "panthéisme de l'histoire" pour une meilleure adhésion des différentes collectivités au processus de prise de décision. Pour soutenir l'émergence de ces nouveaux acteurs, le processus de décentralisation devait être suivi de réponses adéquates aux exigences de liberté et de justice. Car des portions du territoire en "friche" peuvent progressivement se désolidariser et devenir le lieu d'expressions identitaires qui peuvent être sources d'irrédentisme. Une politique de décentralisation, en même temps qu'elle favorise la participation populaire, doit veiller à faire des régions, de véritables pôles de production et de création de richesses. La réalisation d'une nation prospère serait inachevée si elle ne tire pas sa substance de la promotion de l'initiative et de la participation de toutes les collectivités locales à la vie de la nation. Il s'agit, au total, pour une réflexion sur des modèles de constructions identitaires, d'affirmer la nécessité de voies multiples vers un développement intégré des différentes collectivités locales. C'est une dialectique du local et du global développée par Herder au XVIIIe siècle. Sur ce point, les cultures africaines ne sont pas logées à différente enseigne. Multiplier ce qui serait les indicateurs du mieux-être d'une nation, c'est l'affaire de tous les ensembles culturels et de chacun d'eux en particulier.

 

IV - Conclusion

Il me reste, pour conclure, à essayer de montrer pourquoi la pensée de Herder, telle que je viens d'en définir le statut et d'en effleurer les thèmes majeurs pourrait servir de cadre de réflexion en Afrique au regard des défis que lui pose le mouvement actuel du monde.

Lorsqu'on jette un regard tant soit peu attentif sur l'évolution actuelle, deux tendances se dégagent nettement qui, sans être les seules, me semblent cependant suffisamment déterminantes pour nécessiter une attention particulière.

On assiste d'une part, dans le cadre du système-Monde, à l'élimination progressive de toutes les barrières qui empêchaient la libre circulation des personnes, des biens et des services, des idées et des valeurs. Ce qui en découle, c'est une "globalisation" qui, sur le plan culturel notamment, pose en Afrique la question du destin de l'identité culturelle. N'allons-nous pas disparaître avec corps et biens culturels, engloutis dans le déluge d'informations fusant de partout, porteuses d'idées et de valeurs les plus étrangères aux nôtres ?

Mais une autre tendance qui se dégage tout aussi nettement que la première et que l'on pourrait d'ailleurs interpréter comme sa conséquence et comme une réaction contre elle, c'est l'exacerbation de la revendication identitaire telle qu'elle s'exprime à travers la recrudescence et le dynamisme des mouvements ethnicistes, régionalistes, nationalistes ou religieux presque partout à travers le monde. On a l'impression que les hommes, aux prises avec une évolution mondiale dont le rythme et l'ampleur finissent par remettre en cause tous les repères culturels, réagissent en essayant de trouver refuge dans des tentatives de reconstitution de "domaines intérieurs" susceptibles de les protéger des agressions découlant de la globalisation.

Notre continent serait-il alors condamné à l'alternative qui n'en est réellement pas une, entre refuser une globalisation qu'il vivrait comme une menace mais qui ne s'en impose pas moins à lui comme une donnée objective et désormais irréversible, ou sombrer dans des jérémiades nostalgiques sous prétexte de restaurer une identité enfouie dans les décombres de l'Histoire ?

C'est à la lumière de cette fausse alternative (fausse en ce sens que les cultures africaines ne sauraient bloquer leur réflexion sur elles-mêmes entre les termes que l'on dit irréductiblement contradictoires d'une globalisation agressive et d'une tradition qui ferait leur identité), qu'une problématique culturelle comme celle de Herder comporte une valeur heuristique. Ce qu'elle me semble en effet receler de particulièrement précieux, peut se résumer ainsi : Apprendre à vivre notre rapport à l'Autre non pas comme une menace à conjurer mais plutôt comme une chance à saisir, accepter par conséquent la globalisation au rythme époustouflant non pas comme une fatalité qui nous précipiterait dans un néant irrémédiable mais plutôt comme l'opportunité de possibilités de nous réaliser grâce aux contacts avec l'Autre et d'opérer de nouvelles évaluations qui viseront à la maîtrise de l'avenir. Il est bon de rappeler la thèse de Spinoza qui dit que la pensée de la mort n'est pas une pensée de vivant!

© Alioune Sow (Yaoundé)

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BIBLIOGRAPHIE

Diagne, Souleymane Bachir : Sciences, techniques et cultures africaines, in : Eckhard Breitinger/ Reinhard Sander (Hrsg.) : Language and education in Africa, Bayreuth 1986.

Herder, Johann Gottfried : Sämtliche Werke, Hrsg. Von Bernhard Suphan, 33 Bände, Berlin 1877 - 1913.

Hobsbawm Eric J : Nationen und Nationalismus. Mythos und Realität seit 1780, München 1996.

Schmidt, Alfred : Goethes herrlich leuchtende Natur. Philosophische Studie zur deutschen Aufklärung, München/Wien 1984.

Sow, Alioune : Johann Gottfried Herders "Geschichtspantheismus" als Theorie dezentrierter Entwicklung, in : epd. Entwicklungspolitik, 22/97, Frankfurt 1997.


For quotation purposes:
Alioune Sow: Representations d'une nation et constructions identitaires chez Johann Gottfried Herder. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 11/2001.
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