Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 11. Nr. Juni 2002

Réflexions sur l'expérience des écrivains maghrébins de langue française

Isaac-Céléstin Tcheho (Yaoundé)

Langue, Littérature, Nation constituent un triptyque récurrent dans la littérature africaine en général, singulièrement dans le champ littéraire maghrébin ayant pour outil principal d'expression le français. En effet, quelle que soit la période considérée, au Maghreb littéraire (Algérie, Maroc et Tunisie ), la permanence des discussions sur les relations entre ces trois éléments est indéniable.

Dès la naissance du roman maghrébin de langue française dans les années cinquante, les auteurs fondateurs mettaient en scène des personnages - de très jeunes écoliers notamment - qui (se) posaient des questions fondamentales sur l'ambiguïté des rapports entre la langue française et la nation dans un contexte de domination coloniale.

Au début de La Grande maison, roman publié en 1952 mais dont l'action se situe en 1939-1940, Mohammed Dib fait évoluer un maître d'école et ses élèves dans un bled algérien; le moment choisi est celui d'un cours de morale:

Le maître fit quelques pas entre les tables. [...]
L'accalmie envahit la salle de classe comme par enchantement.
[...]
M. Hassan, .satisfait, marcha jusqu'à son bureau, où il feuilleta un gros cahier. Il proclama:
- La Patrie.
L'indifférence accueillit cette nouvelle. On ne comprit pas.
[...]
- Qui d'entre vous sait ce que veut dire: Patrie ?
[...] Les élèves cherchèrent autour d'eux, leurs regards se posèrent entre les tables, sur les murs, à travers les fenêtres, au plafond, sur la figure du maître; il apparut avec évidence qu'elle n'était pas là. Patrie n'était pas dans la classe.

Un des élèves, Brahim Bahi, ose proposer une réponse: La France est notre mère Patrie. Mais le narrateur s'empresse de préciser que cet élève annone; puis il attire l'attention du lecteur sur un autre élève, Omar, qui se démarque de ses camarades: plutôt que de répéter mécaniquement lui aussi la réponse donnée par Brahim Bahi, il développe de plus en plus de doute sur la véracité des enseignements du système scolaire en vigueur. Ses réflexions sont ainsi traduites par le narrateur:

La France, capitale Paris. Il savait ça, [...] La France, un dessin en plusieurs couleurs. Comment ce pays si lointain est-il sa mère ?
Sa mère est à la maison, c'est Aïni; il n'en a pas deux, Aïni n'est pas la France. Rien de commun. Omar venait de surprendre un mensonge. Patrie ou pas patrie, la France n'était pas sa mère. Il apprenait des mensonges pour éviter la fameuse baguette d'olivier. C'était ça, les études.

Finalement, tous ses camarades adhèrent à cette distanciation: ils sont désormais d'avis que celui qui sait le mieux mentir, le mieux arranger son mensonge, est le meilleur élève de la classe.(1) Dans ces passages cités, l'écrivain prend à contre-pied le système scolaire colonial. À son avis, il faudrait assurer la contre-éducation de cette jeunesse en danger de déformation. C'est une tâche urgente, car un système producteur de mensonges ne peut que fabriquer des citoyens en réalité dépersonnalisés, donc incapables d'avoir une perception nationalitaire en phase avec les véritables intérêts du pays natal.


Concours particuliers d'une problématique générale

Ce questionnement de la littérature maghrébine produite en français sur l'identité et la nation controversées est pertinent, eu égard au débat sur le statut de la création littéraire en situation de malentendus à tiroirs.

Il conviendrait de préciser que faire de cette situation la spécificité exclusive du champ littéraire africain risque de dénaturer des réalités, certes complexes, mais observables aussi ailleurs. C'est à juste titre qu'Yves Chevrel met l'accent sur la complexité du phénomène et invite les comparatistes à approcher chaque expérience avec en regard l'idée qu'il s'agit d'un problème qui se pose à plusieurs peuples de par l'univers. Il écrit:

On constate actuellement un fort courant critique tendant à dissocier littérature autrichienne et littérature allemande. [...] Inversement, il existe, ou a existé, des Etats où cohabitent plusieurs langues (URSS, Inde), et qui, parfois, peuvent être considérées comme l'expression d'une même littérature.(2)

Toutefois, il faudrait reconnaître, toujours avec Chevrel, que dans le cas des espaces africains, les rapports historiques dont les protagonistes ont fait l'expérience donnent souvent aux constituants du vécu des tournures particulières:

La constitution des espaces x-phones, affirme Chevrel, ne peut être séparée des problèmes soulevés par les politiques d'expansion et de colonisation des Etats européens depuis la renaissance, puis par les gouvernements de décolonisation et d'indépendance qui ont suivi.(3)

Par ailleurs, l'on pourrait comprendre que la présente analyse s'appuie souvent sur les expériences des Algériens sans pour autant contribuer de quelque façon que ce soit à une tentative de hiérarchisation des littératures de langue française des trois pays du Maghreb. Il suffirait peut-être de rappeler que l'exemplarité de l'Algérie ressort en grande partie du fait qu'il s'agit de l'espace maghrébin où la colonisation, puis la décolonisation et la gestion de l'indépendance semblent avoir provoqué le plus de malentendus, tout au moins d'un certain point de vue.

La Charte Nationale, Constitution de l'Algérie indépendante, promulguée en 1976 à l'apogée du pouvoir socialiste, démocratique et populaire (sic) par le Colonel Houari Boumediemnne, formalise en ses articles 2 et 3 la liaison quasi indestructible (selon les idéologues organiques) entre la religion musulmane, la langue arable et la Nation algérienne. On y lit en effet: L'islam est la religion de l'Etat. L'Arabe est la langue nationale officielle. En fait, c'est la reprise, l'officialisation des proclamations fortes élaborées et diffusées autrefois, de façon officieuse, par le nationalisme naissant, sous la houlette des Oulémas, les savants ou sages des lois coraniques. Ceux-ci avaient effectivement affirmé dans leur manifeste en 1931: L'islam est notre religion, l'Algérie est notre patrie, l'arabe notre langue.

Depuis 1830, la colonisation française, dans tous les domaines possibles, s'évertuait à éradiquer tout culte de la différence, pour lui substituer celui de l'arrimage à tout prix à cette identité de la métropole que, dans le roman de Mohammed Dib ci-dessus cité, le maître tente d'imposer à ses élèves.

Dans la ferveur de l'indépendance, l'arabisation officielle voudrait signifier le démantèlement programmé de la présence française, notamment sur les plans politico-linguistique et littéraire, ou plus généralement culturel, en Algérie plus que dans les autres Etats du Maghreb. On a pu laisser entendre alors que le patrimoine littéraire, pour être véritablement national, ne pouvait/devrait (plus) exister qu'en langue arabe. Des radicaux de l'arabisme ont pu déclarer hors-la-loi, et proposer qu'ils soient boutés hors de la néo-nationalité, les écrivains d'expression française. Auteur lui-même de plusieurs œuvres de grande portée, publiées en français, Malek Haddad ne se gênera pas pour tenir à Jean Sénac, écrivain pied-noir et défenseur de l'Algérie indépendante, ces propos d'exclusion radicale: Tu ne seras jamais accepté [...] comme poète algérien. Tu t'appelles Jean, la place ira de droit aux Malek, Kateb, Omar.


Arabité, Berbérité et autres identités

Le nom et la langue: il s'agit constamment de métonymies identitaires liées à divers enjeux de la nationalité. Dans Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Gilbert Grandguillaume explique fort à propos:

La langue n'est pas seulement un outil pour communiquer, elle est aussi le lieu où l'homme repère son identité. C'est pourquoi il y a, derrière chaque langue, un ensemble de représentations explicites ou non, qui expliquent le rapport à cette langue sous forme d'attachement ou de répulsion. La langue ne représenterait pas au Maghreb un tel enjeu si elle ne jouait pas sur des représentations profondes, associées à des intérêts vitaux.(4)

Les intérêts sont contradictoires selon les protagonistes, évidemment. Ni à l'époque coloniale, ni, encore moins, à partir des indépendances, l'arabisation ne fait l'unanimité. Autrefois combattue par le colonisateur, elle suscite des résistances (pour le moins dire) au sein même des populations des Etats indépendants du Maghreb, particulièrement en Algérie.

L'arabisation emprunte à la colonisation une démarche pourtant décriée: elle s'appuie sur une volonté de faire table rase de tout existant linguistique différent, même lorsque celui-ci provient du tréfonds maghrébin. Ainsi procède-t-elle par une tentative de gommage, de négation pure et simple du soubassement maghrébin (pré) existant. Et c'est ce qui a provoqué les réactions contestataires notamment des Maghrébins berbérophones: en Algérie, le printemps berbère des années quatre-vingt ainsi que les violentes luttes identitaires ou nationalitaires de ce début du XXIe siècle ont un rapport de cause à effet avec les programmes d'arabisation, programmes d'unidimensionalité s'il en est.

La réalité historico-culturelle niée par l'arabisme (philosophie et idéologie de l'arabisation) est celle-ci: le Maghreb a toujours été un lieu de rencontre de différentes langues, un espace de contact des cultures dont les traces sont ineffaçables. À l'origine, le Maghreb était berbère et berbérophone. La langue berbère était de tradition orale. Mais au fil des siècles, surtout au XXe siècle, les Maghrébins d'origine berbère ont travaillé à développer des supports d'écriture destinés à conférer à cette langue la durabilité, la dynamique intemporelle à faire valoir au même titre que l'arabe. Les enjeux identitaires et/ou nationalitaires ont donc fini par se cristalliser dans l'opposition, souvent dramatique, entre l'arabe et le berbère. Kateb Yacine a pu déclarer qu'après la décolonisation (ou défrancisation) de l'Algérie devrait s'opérer une néo-décolonisation, c'est-à-dire la désarabisation, pour donner droit de cité à l'identité berbère à côté d'autres identités linguistiques. Mouloud Mammeri a toujours lutté pour faire triompher cette thèse.

En réaction à cette contre-proposition, les adeptes de l'arabisation exclusive, si l'on peut se permettre ici de paraphraser Kateb parlant des ancêtres, ont singulièrement redoublé de férocité envers les auteurs d'expression française.

Or, par la force des mêmes enjeux identitaires, la production littéraire de langue française ainsi attaquée a plutôt gagné en dynamisme. Sa reconnaissance internationale s'est concrétisée par l'obtention d'importants prix de l'espace francophone, dont le plus prestigieux est le Goncourt attribué en 1987 au Marocain Tahar Ben Jelloun pour son roman intitulé La Nuit sacrée, Mais de tels prix ont ranimé les querelles, les arabisants estimant que l'obtention d'une récompense francophone ne pouvait être que le salaire d'une traîtrise, d'un manquement à la nationalité littéraire et étatique qui méritait le châtiment approprié.

Il ne faudrait cependant pas donner l'impression que le tout identitaire se réduit à la bipolarité conflictuelle Arabe/Berbère. Il a déjà été rappelé dans les lignes précédentes que le soubassement pluriculturel du Maghreb s'est constitué, et même s'est raffermi, d'une période à l'autre de l'histoire de cette partie de l'Afrique liée à l'Europe et au Moyen-Orient par la Méditerranée. À notre sens, il est trop réducteur de ne voir au Maghreb, comme le fait Chadly Fitouri, que le biculturalisme ou le bilinguisme.(5) C'est du plurilinguisme qu'il faudrait parler, pour traduire les réalités du terrain.

La présence des Maghrébins d'origine juive doit être prise en compte, en effet. Surtout que dans le champ littéraire au sein duquel fluctuent les ingrédients des identités nationalitaires, se remarquent des signes des apports juifs: Salim Jay, Edmond Amran El Maleh, Abraham Serfati sont des hommes de lettres marocains de langue française et d'origine juive. Albert Memmi, Tunisien d'origine juive, est un des fondateurs de la littérature maghrébine de langue française, au même titre que Mohammed Dib, Mouloud Feraoun ou Ahmed Sefrioui.(6)

Préfacé par Albert Camus, La Statue de sel(7), d'Albert Memmi, dévoile les difficultés que Mordekhaï Benillouche rencontre lorsqu'il veut vivre en tant que fils d'un juif d'origine italienne et d'une berbère, dans une société troublée par l'irréconciliation des identités française, berbère et arabe. Dans le miroir, le héros du livre de Memmi se regarde longuement, pour essayer de déterminer son statut. Malheureusement, chacune de ses tentatives prolonge une interrogation vouée à susciter toujours plus d'anxiété.

À l'instar de Mohammed Dib, Albert Memmi crée un cadre scolaire pour mettre en exergue les affres de cette recherche de l'identité au sein de la littérature de langue française. À l'école française de Tunisie, Mordekhaï Benillouche mesure la distance qui le sépare de ses camarade français, tunisiens, italiens, russes, maltais et juifs aussi. Il note que ces derniers sont occidentalisés et l'affichent à outrance. L'occidentalisation à l'école française se traduit par une certaine façon de parler français, en plus du style vestimentaire, des tics de comportement de bourgeois ou à tout le moins de gens aisés:

Ces juifs riches et d'une deuxième génération de culture occidentale, explique Mordechaï Benillouche, moquaient, comme les autres, l'accent du ghetto, s'amusaient à confondre les nasales on et an, prononçant Gastan pour Gaston, chansan pour chanson, et savont pour savant.

Mordekhaï Benillouche est exaspéré par tant d'exubérance; en même temps, il éprouve de la gêne et s'en veut de ne pas pouvoir accéder aux privilèges de toutes natures que confère l'appartenance à leur cercle identitaire fenné. Le héros de Memmi a au moins la lucidité de reconnaître ses limites puis son échec irrémédiable. À la question de savoir ce que représente le français pour lui, jeune lycéen pourtant, il répond de manière à faire comprendre que les horizons sont bouchés, qu'il n'a droit, pour ainsi dire, qu'à une identité cul-de-sac. Sa réponse est explicite:

Une langue qui n'était pas la mienne, qui peut-être ne le sera jamais complètement et pourtant m'est indispensable à la conquête de toutes mes dimensions.

Et comme le personnage du roman de Dib, il évoque sa mère, l'incarnation de la différence dont l'école française accentue les aspérités. Il soliloque à haute voix: Ma mère ne parla aucune langue européenne, [...] elle ne parlait pas même convenablement son patois [...]. Mais il ne se prive pas d'envier ceux-là qui représentent ce qui lui manque: l'attraction et la répulsion sont les constantes de la radicalité de l'identité problématique ou dramatique. La bataille à bras-Ie-corps avec la langue, l'impossibilité pour Mordelchaï Benillouche de rouler les r comme les Parisiens, sont des signes cliniques de l'identité pathologique du personnage. C'est de là que surgit la métaphore de l'intraitable manque-à-être, d'une condamnation du héros à (sur)vivre à la périphérie de la nationalité désirée (la nationalité tunisienne autant que la nationalité française ). Les efforts déployés mènent à L'impasse: Albert Memmi ne pouvait donner meilleur titre au tout premier chapitre de La Statue de sel.

L'impasse est un concept opératoire à différents niveaux: le personnage littéraire, l'écrivain, la littérature elle-même ont à résoudre presqu' un seul et même problème d'identité nationalitaire, de définition dans une langue ou des langues dont le statut demeure évanescent: quelle nation? quelle(s) langue(s)? quelle(s) littérature(s)?

L'observation toujours plus poussée de la démarche empruntée par des écrivains maghrébins pour élucider ces questions peut conduire l'analyse vers des zones moins nébuleuses de la saisie des éléments angulaires. Certaines propositions théoriques de Daniel-Henri Pageaux, un des animateurs du comparatisme français de ces dernières décennies, sont susceptibles de nous y aider.

En effet, Pageaux propose une typologie à quatre constituants des attitudes du Même vis-à-vis de l'Autre. Les attitudes fondamentales ou modèles symboliques, soutient-il, se classent en quatre catégories, à savoir la manie, la phobie, la philie et un quatrième cas de figure qu'il ne parvient pas encore à nommer selon le même schéma lexical appliqué aux trois premiers.(8) Sur cette base théorique, nous proposons ici une typologie dont les constituants sont: la francophobie, la francomanie et la francophonie.


La Francophobie

C'est l'attitude qui consiste pour le Maghrébin à jeter sur la culture étrangère, tout particulièrement sur la langue française, un regard méprisant, absolument dépréciatif. À cause du contexte historique au sein duquel le français est entré dans l'espace maghrébin, cette langue est perçue comme le symbole de la violence, de la souillure; elle représente donc aux yeux de ce type de Maghrébin, ce que la France peut sécréter de négatif. D'ailleurs, la France est absolument réduite à la négativité ou à la nocivité.

Langue honnie, littérature honnie et nationalité honnie vont ensemble: la dépréciation radicale du français a pour corollaire la vision infériorisante de la littérature francophone; le tout soustend le rejet encore plus radical de toute idée d'adhésion à une quelconque nationalité française et/ou de tolérance au sein de la nationalité algérienne, marocaine ou tunisienne d'un auteur qui n'existe littérairement que par l'entremise de la langue française. La triple mise à mort symbolique de la France, du français et des usagers de cette langue est assumée par Malek Haddad dont il a déjà été question plus haut. Quand l'usager du français se trouve être lui-même, il n'hésite pas à accomplir l'auto-castration.

Singularité pathétique s'il en est, Haddad était un écrivain de langue française confirmé. Il en était venu à vivre de plus en plus dramatiquement avec le sentiment de trahir son être profond chaque fois qu'il reprenait la plume. Mais ne maîtrisant pas l'arabe, il adopta une solution suicidaire, puisqu'il décida de cesser de produire. Lorsqu'il mourut en 1978, des critiques, sans ironiser, affirmèrent que sa mort physique ne faisait que parachever une opération d'auto-liquidation annoncée par ce titre qu'il avait donné auparavant à un de ses essais suivis de poèmes (en français), paru en 1961: Les Zéros tournent en rond. Son premier recueil poétique était intitulé Le Malheur en danger (1956). Les formules ont joué pleinement, dans le cas d'espèce, leur rôle prémonitoire.

Selon Haddad, le suicide pour ne pas être français de fait en tant qu'écrivain francophone était une solution valable à la fois pour l'individu et pour la collectivité maudite. Le bilinguisme arabe-français, le trilinguisme arabe-berbère-français, lui paraissaient inopérants, irréconciliables par nature. Dans L'Elève et la leçon, roman publié en 1960, Haddad faisait tenir ces propos à un de ses personnages typiques:

En verité, je crois n'avoir jamais été à ma place. Je me suis trompé d'époque. [L'] histoire a voulu que j'aie toujours été à cheval sur deux époques, sur deux civilisations.(9)

De cette expérience individuelle malheureuse, il tirait la conclusion pour tous ceux qui pouvaient avoir le malheur d'être auteurs de langue française: Nous devons disparaître en tant qu'écrivains... nous gênons(10), déclarait-il en 1964.

Cette position extrême, à notre connaissance, est demeurée singulière dans l'univers littéraire maghrébin. La plupart des écrivains, même en avouant leurs ressentiments envers le français et ce qu'il représente historiquement, ont essayé, avec plus ou moins de réussite, de tirer leurs fleurs du mal, c'est-à-dire donner une vocation autre à la langue française. D'ailleurs, à l'opposé de Malek Haddad, certains, dès le départ, ont développé une tout autre attitude, la francomanie.


La Francomanie

Cette attitude se caractérise par une tendance à surévaluer la culture française par rapport aux cultures du pays natal. Dans la psyché de l'écrivain maghrébin francomane et/ou de ses personnages, la culture française est auréolée d'attributs de la positivité. Il y a manie et la représentation de l'étranger relève plus d'un mirage que d'une image.(11)

À bien des égards, les écrivains francomanes sont des mtournis. Par ce dernier terme qui est un néologisme franco-arabe (de: tourner, prononcé avec un accent arabe typique), on désigne les Magrébins retourneurs de veste, les acculturés singulièrement. Pour eux, il s'agit d'écrire en français pour solliciter la bienveillante considération des Français. Les textes littéraires des francomanes sont alors de véritables demandes de financisation.

Pour mettre le maximum de chances de leur côté, ces auteurs glorifient la France à outrance en se disant d'ailleurs qu'ils n'en mettent pas assez. Ainsi, par exemple, dans une des œuvres des années vingt à cinquante où ce courant dominait, nous avons cet hymne à la France:

Il n'est pas un indigène qui n'ait de la reconnaissance à la Mère Patrie pour les bienfaits qu'elle lui a prodigués, et plus particulièrement pour l'avoir tiré des ténèbres pour le faire percer dans la lumière, la vie et le bonheur.(12)

À l'occasion de la célébration du premier centenaire de l'occupation française en Algérie, un autre écrivain de cette trempe publiait un poème intitulé A notre France. A l'endroit de la France, l'auteur en pamoison déclarait:

Un éclair inconnu traverse les cerveaux.
La geste du Semeur s'accomplit par la France
[...]
Le Semeur c'est Pascal, c'est Pasteur, c'est Musset.
Et dans notre pays le sillon c'est l'Ecole
[...]
France, a toi nos saluts! La fête de la gloire
S'illumine aujourd'hui de rayons éclatants
Surgis, tels des éclairs, de l'espace et du temps
Sur la terre d'Afrique où médite l'histoire.
(13)

Tout aussi lyrique est cet autre poète francomane dont la plume féminise la France pour la rendre encore plus désirable, dans une relation amoureuse à sens unique:

Debout France
France aimée à la démeure
Adorable maîtresse
Oui tresse
Les milles liens de ta beauté.
(14)

Dans un roman publié en 1928, Chukri Khodja place des mots de cette même tonalité dans la bouche de Mamour, son héros francomane:

La France a un droit sur moi. [...] Je sens un désir imprécis, une vellèité de faire quelque chose qui soit utile. [...] Comme c'est fantastique! Ah! J'ai trouvé: c'est l'idée de la patrie qui germe en moi.

L'on aura noté, dans ces quelques exemples, la similitude entre le discours littéraire et l'idéologie dominante de l'époque coloniale. Pendant que les écrivains francomanes vantaient ainsi les mérites supposés de la France, dans le vécu social, le courant assimilationniste (l'Algérie française) était en pleine action. Pour tous ceux-là, il n'y avait rien de bon à tirer du Même. Par ricochet, pour avoir droit de cité, l'on n'avait qu'une voie à suivre: opérer la rupture avec son origine et se couvrir des oripeaux de l'Autre, le civilisateur. Dans ce sens, le francomane visait avant tout à montrer à l'Autre qu'il remplissait les conditions nécessaires pour être sinon admis dans son univers, du moins toléré dans son territoire culturel et étatique.

Il est donc certain que si l'on demande au francomane s'il peut exister une littérature algérienne, marocaine ou tunisienne d'expression française, il répondra par la négative. Il précisera même qu'il ne pourrait y avoir dans le meilleur des cas qu'une littérature française des Maghrébins façonnés à l'aune de la civilisation française. Et il classera cette littérature bien en-dessous de la littérature française des Français. Forcément.

Des critiques ont estimé que Mouloud Feraoun incarnait aussi ce courant de créativité et de vision du monde. Dans son premier roman, Le fils du pauvre (1950), il est vrai que Mouloud Feraoun n'aide pas beaucoup le lecteur à le distinguer de son héros. Le parcours de ce dernier est en plusieurs points semblable à celui de l'auteur; son nom, Menrad Fourroulou, est une dé-construction anagrammatique de Mouloud Feraoun. Tous les deux sont des instituteurs formés à l'Ecole Normale de Bouzaréa...

Or, Menrad Fourroulou croupit sous le poids des complexes d'infériorité face à la civilisation européenne. Fataliste, résigné, il hésite à entreprendre d'écrire en français, convaincu d'avance que l'indigène ne saurait avoir du génie: le génie, croit-il, est l'apanage des Européens dont les Montaigne, Ronsard, Rousseau, Daudet, Dickens, Tchekhov sont les représentants qui le fascinent. Il parvient à écrire un récit autobiographique en français; mais il s'en faut de peut qu'il le détruise (il le cache dans un tiroir) de peur que l'Autre ne se moque de lui pour un chef-d'œuvre avorté [sic].

Il y a beaucoup de tics francomanes chez le sosie de Mouloud Feraoun. Mais les données sont plus complexes qu'elles n'y paraissent. Mouloud Feraoun ne cache pas son admiration pour la culture française. Son héros non plus. Mais ni chez l'un ni chez l'autre la (dé)raison ne pousse vers l'extrémité où se réfugie le francomane pur et dur.

Il serait peut-être plus à propos de voir dans les expériences de cet auteur et de son héros quelque chose qui les situe davantage entre la francomanie et la francophonie. Ce dernier terme mérite aussi de retenir notre attention. Il se comprendra mieux peut être si la comparaison avec la francophilie est esquissée.


La francophonie plutôt que la francophilie

Le mot francophonie désigne l'attitude des Maghrébins qui, eux, voudraient exploiter la possibilité de faire coexister, dans la langue française, l'identité et l'altérité, le Même et l'Autre. Elle s'apparente à la philie que Daniel-Henri Pageaux explique en ces termes:

La langue étrangère est vue, jugée positive et elle s'inscrit dans la culture [...] tenue elle aussi pour positive et complémentaire de la culture (du Même).(15)

Elle se distingue nettement de la manie, parce qu'elle vit de connaissances et de reconnaissances mutuelles, d'échanges critiques et de dialogue d'égal à égal en place et lieu des emprunts mimétiques surdéterminés, comme nous l'avons vu précédemment, par un envahissant complexe d'infériorité du francomane vis-à-vis de l'Autre, un désir pathologique d'acculturation du Même.

La francophonie, telle qu'elle est conçue ici pour faire progresser l'analyse, est un regard sur la langue française qui se prémunit de tout a priori meurtrier.

Contrairement à la francophobie qui procède, rappelons-le, par élimination, mise à mort symbolique du français, elle est perception d'un Je, en face d'un autre Je, ni supérieur, ni inférieur.(16)

Nous avons été très tenté de l'appeler, à la manière de Pageaux, la francophilie. Mais il nous a semblé que ce terme renfermait quelque ambiguïté vu les définitions consignées dans certains ouvrages de référence. Par exemple, le Petit Robert affirme que le francophile aime la France, soutient la politique française. Sans aucun doute, l'écrivain francophone éprouve un certain plaisir - le plaisir de la langue, si l'on peut reprendre l'expression de Barthes, (le plaisir du texte); c'est aussi le plaisir artistique. Mais de là à dire qu'il soutient la politique française, il y a bien loin.

Dans certains milieux maghrébins, le mot francophonie est évité parce qu'il prête à confusion notamment à cause d'une certaine perception du relent colonialiste dont on soupçonne encore des têtes de proue des regroupements francophones autour de la France. Il est possible, cependant, d'utiliser au Maghreb littéraire comme dans le reste de l'Afrique artistique, le mot francophonie, de façon politiquement neutre, dans la perspective positive qui est la nôtre. À défaut de mieux, ajouterions-nous. La mise en perspective du processus de métamorphose observable chez des Maghrébins francophones importe ici.


Aspects d'une métamorphose

L'écrivain francophone (s')est décomplexé. Par un phénomène d'hygiénisation psychique, il utilise le français après l'avoir séparé de son arrière-plan historique tératologique. Le français n'est plus du tout pour lui la langue du dominant comme dans le passé; il est devenu une langue susceptible de garantir à son utilisateur, d'où qu'il vienne, la liberté de communiquer son rapport au monde.

Une langue de libération, disons-nous. Il s'agit d'une double libération réalisée à travers l'usage du français: l'écrivain maghrébin francophone se libère du complexe de l'ancien colonisé; en même temps, il se libère de l'emprise du vieux tronc, comme diraient Kateb Yacine ou Albert Memmi- Le vieux tronc, c'est cette partie de la culture natale constituée de tabous, du sacré, de l'intouchable.

Sur ce point, pour mieux faire comprendre ce type de rapport au français, le Tunisien Tahar Bekri affirme:

Pour ma génération, l'enseignement de l'arabe était proche de la théologie, Langue du Coran, l'arabe restait, en effet, sacré et intouchable. Tabou aggravé par plusieurs siècles de décadence où la rhétorique creuse l'a emporté sur l'imagination et l'innlovation.
Je me sentais plus libre en écrivant en français
.(17)

Répondant à une question sur les raisons pour lesquelles il écrit en français et non pas en arabe, Rachid Boudjedra, Algérien, déclare: Il y a du sexe à toutes les pages, de la politique à toutes les pages, de l'irreligion à toutes les pages. Donc, la langue qui permet de contourner les obstacles érigés par l'arabe pour réduire la marge d'exercice de la liberté d'expression, c'est bien le français.

Encensement du français par réaction contre ce qui est négatif dans la culture maghrébine véhiculée par l'arabe? Le terme encensement serait excessif . L'écrivain maghrébin francophone n'est pas mécaniquement francophile. II garde une lucidité qui lui permet de maintenir une certaine distance entre Iui, l'arabe et le français, sans oublier, le cas échéant, le pan berbère ou juif du contexte ici considéré.

Ce qui est recherché, c'est la communication efficace, car on veut affirmer et dévoiler les faiblesses aussi bien que les côtés positifs du monde africain et du reste du monde, d'après Hédi Bouraoui de Tunisie. Pour nous, dit encore ce dernier, l'humanisme (maghrébin) peut s'accomplir en n'importe quelle langue.(18)

Cette conception dépassionnée et révolutionnaire du rôle du français résulte d'une opération de dé-territorialisation partielle de cette langue. Le français n'est plus perçu comme la propriété exclusive de la France. Son lieu-ressource n'est plus seulement la France, mais toute partie du monde où des artistes, pour diverses raisons (l'histoire, la culture, entre autres), se donnent la liberté de s'en servir comme bon leur semble. Il s'agit de contre-créer sans faire intervenir notre fameuse académie française, tient à préciser Hédi Bouraoui(19). Son compatriote Moncef Ghachem est aussi de cet avis. Il déclare en effet: Comme toute langue, le français est une propriété commune qui est donc à ma disposition et je peux lui apporter tous les changements que je veux. (20)

Pour atteindre cet objectif, en effet, nombre d'auteurs maghrébins investissent énormément dans le travail de/sur l'écriture. C'est ainsi que l'inter-textualité les intéresse beaucoup. Les œuvres de Bouraoui, Meddeb, Khatibi, Ben Jelloun, Laâbi, Tlili, Khaïr-Eddine, Farès, Djaout, Kateb. . . sont très souvent des laboratoires de pratiques inter-textuelles; des auteurs y sont sollicités à travers des citations et des évocations indirectes, auteurs venant de divers horizons. De ce point de vue, cette littérature maghrébine de langue française est une volumineuse encyclopédie des cultures sur lesquelles le Maghreb et le reste du continent s'ouvrent.

Elle l'est encore dans le domaine des innovations endogènes de l'écriture. Par exemple, la gestion des systèmes de ponctuation est tributaire d'innovations assimilables parfois à ce que Genette et Dessons appellent respectivement la paralipse, la paralepse ou la non-ponctuation et la déponctuation. Dans tous les cas, ces auteurs procèdent par des déconstructions des paradigmes de la créativité littéraire avec force emprunts à tous les autres arts et à une diversité de cultures de l'intérieur et de l'extérieur du continent.

Toute la mise en texte manifestement iconoclaste, et dont nous n'avons fait qu'esquisser là une approche déconstructive(21), est motivée par un désir d'exprimer le vécu avec le plus d'originalité possible. Ces auteurs ne doutent pas du tout qu'ils peuvent parvenir à l'originalité en se servant du français. Ils estiment qu'il n'y a pas d'incompatibilité fatale entre la langue française et leurs aspirations identitaires de Maghrébins et d'Africains. D'un texte à l'autre, d'un auteur à l'autre, la question est: comment s'assumer en tant qu'être humain? Ou encore: qui et (d')où suis-je, moi qui m'exprime en français?

La réponse coule de source: Je suis' l'Afrique qui tend s'es bras ailleurs, affirme Mohammed Khaïr-Eddine du Maroc. Parlant ainsi en tant qu'écrivain francophone du Maghreb, Khaïr-Eddine, comme le ferait Tahar Ben Jelloun, a en vue la fonctionnalité du français approprié dans le projet littéraire de (re)vivification de la personnalité de l'Africain, dans la reconstruction de l'Africanité. Celle-ci s'enrichit de l'apport des autres identités dont le français peut être désormais une des métonymies. Simultanément, elle a vocation à contribuer au remodelage du monde dans une optique pluriculturelle.

Conclusion: pour un dialogue convivial des différences

Au Maghreb, en somme, l'écrivain francophone est de plus en plus un ouvrier de la pluridimensionnalité. Il s'attèle à faire du français, et/ou de la littérature francophone, un instrument de franchissement des frontières, d'atténuation, voire de suppression de tout ce qui limite les possibilités offertes aux hommes pour entretenir un fructueux dialogue des cultures.

Il s'agit bien là d'une entreprise nationalitaire et internationalitaire ; elle est de nature à faire mentir les tenants de l'unidimentionnalité. Au slogan Une langue, une littérature, une nation, est substitué, par conséquent, celui-ci: Des langues, des littératures et des nations. En d'autres termes, pour ces écrivains maghrébins francophones, Langues, Littératures et Nations peuvent entretenir partout des relations conviviales sur le socle des pluralités réconciliées. Le rôle de la littérature africaine est justement de subvertir les exclusions de rendre les différences (ou les pluralités réconciliables) pour être une activité utile à I 'homme aujourd'hui plus qu 'hier.

Ce n'est pas un fait du hasard si Abdelkhébir Khatibi a intitulé un de ses ouvrages de réfèrence sur le questionnement identitaire en Algérie, au Maroc et en Tunisie le Maghreb pluriel. La littérature maghrébine de langue française comme une expérience orientée vers l'hospitalité des différences: telle est la conception soutenue tout au long des analyses ci-dessus parce qu'elle nous semble rapprocher ce champ littéraire le plus possible de sa nature véritable de palimpseste du dialogue des cultures.

© Isaac-Céléstin Tcheho (Yaoundé)

TRANSINST        table of contents: No.11


NOTES

(1) Toutes ces citations sont tirées de La Grande Maison de Mohammed Dib, Paris, Le Seuil, 1952, pp. 19- 23.

(2) Yves Chevrel: La LittératlIre comparée, Paris, P.U.F., 4e édition revue et corrigée, 1989, pp. 21- 22.

(3) Ibid.

(4) Gilbert Grandguillaume: Arabisation et politque inguistique au Maghreb, Paris, Edition Maisonneuve et La Rose, 1983, p. 23.

(5) Chadly Fitouri: Biculturalisme. bilinguisme et éducation, Neuchâtel-Paris, Belachaux et Niestlé, 1983.

(6) Voir à ce sujet les nombreux travaux d'Isaac Yétiv.

(7) Le roman de Memmi a été publié en 1953. Mais Camus a préfacé la réédition publiée en 1966. Les passages ici cités sont tirés de cette réédition.

(8) Daniel-Henri Pageaux: La Littérature générale et comparée, Paris, Armand Colin, 1994, pp. 71- 73.

(9) Malek Hadded: L'Elève et la leçon. Paris, Juliard, 1960.

(10) Cité d'après Jean Déjeux: Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française, Paris, Khartala, 1984, pp, 121-123.

(11) La formule est de Daniel-Henri Pageaux déjà cité.

(12) Mohammed Ould Cheikh, en 1934, cité d'après Jean Déjeux: Situation de la littérature maghrébine de langue française, Alger, O.P.U" 1982.

(13) Citation tirée de La Poésie algérienne de langue française et la guerre d'Algérie de Yvonne Llavador (Lund, Osten Sodergard, 1980).

(14)Ibid. Le poème date de 1944.

(15)La Littérature générale et comparée. op. cit. p. 72.

(16)Ibid.

(17) Cité d'après Ridha Kéfi: Tahar Békri. La Liberté de l'exil, Jeune Afrigue, Paris, n° 1917, du 1er au 7 octobre 1997.

(18)Cité d'après Déjeux: Situation..., op. cit, p. 17.

(19)Hédi Bouraoui: Iconaison, Sherbrooke, Naaman, 1977.

(20) Jean Déjeux: Situation..., op. cit. p. 91.

(21) Une étude beaucoup plus élaborée a été proposée dans notre thèse de Doctorat sur langue française des années 70 et 80 (Université de Paris 13, février 1999), sous la direction du Professeur Charles Bonn.


For quotation purposes:
Isaac-Céléstin Tcheho: Réflexions sur l'expérience des écrivains maghrébins de langue française. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 11/2002.
WWW: http://www.inst.at/trans/11Nr/tcheho11.htm.

TRANS     Webmeister: Peter R. Horn     last change: 06.06.2002     INST