Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 15. Nr. April 2004
 

7.1. Entlehnung und Übersetzung am Kreuzweg von Sprache und kulturellem Kontakt
HerausgeberIn | Editor | Éditeur: George Echu (Université de Yaoundé I, Cameroun)

Buch: Das Verbindende der Kulturen | Book: The Unifying Aspects of Cultures | Livre: Les points communs des cultures


Problématique de l'emprunt linguistique dans le contexte du bilinguisme officiel au Cameroun

George Echu (Université de Yaoundé I, Cameroun)
[BIO]

 

Lorsque deux langues sont en contact, il est rare qu'elles s'empruntent mutuellement la même quantité de mots. La proportion d'emprunts traduit généralement un rapport de force entre les communautés, celle qui est dominée, sur le plan politique, technique, économique ou culturel, faisant davantage appel aux ressources linguistiques de l'autre". (Josiane F. Hamers, 1997, p. 137)

 

Résumé

Avec ses 248 langues locales, 2 langues officielles (le français et l'anglais) et un parler composite (le camfranglais), la cohabitation entre les langues en présence au Cameroun est particulièrement marquée par le phénomène d'emprunt linguistique. Evoluant dans le contexte du bilinguisme officiel, le français et l'anglais se caractérisent par un taux important d'emprunts lexicaux provenant aussi bien de l'autre langue officielle que des langues identitaires camerounaises. Ainsi, en dehors des emprunts provenant des autres langues que l'on retrouve dans les deux langues officielles, le français est caractérisé par beaucoup d'anglicismes tout comme l'anglais se trouve inondé de gallicismes. Par ailleurs, l'emprunt linguistique se manifeste aussi à travers de nombreux prénoms d'origine française chez les Camerounais anglophones et des prénoms d'origine anglo-américaine chez les Camerounais francophones. Ainsi, à travers l'emprunt linguistique (surtout lexical), les deux langues officielles du Cameroun sont non seulement enrichies par les langues locales mais aussi, et surtout, s'enrichissent mutuellement. Cet enrichissement contribue à la définition même du statut de ces langues internationales qui sont, en contexte camerounais, régionalisées au point d'être considérées comme des variétés locales à part entière à travers les désignations telles que "le français du Cameroun" (pour le français) et "Cameroon English" (pour l'anglais).

 

Introduction

Situé au coeur du continent africain, le Cameroun est un pays pluriculturel et plurilingue. Ce pays, peuplé de plus de 16 millions d'habitants (d'après les estimations de la Banque Mondiale de juillet 2002), compte 248 langues locales (cf. Breton and Fohtung, 1991), deux langues officielles (le français et l'anglais) et un parler composite (le camfranglais). Par ailleurs, plusieurs langues étrangères telles que l'espagnol, l'allemand, le latin et l'arabe sont enseignées au Cameroun et employées dans divers contextes tels que l'enseignement et/ou l'évangélisation.

La cohabitation entre langues locales, langues véhiculaires, langues étrangères et langues officielles au Cameroun a crée une situation d'emprunt complexe et réciproque où les langues en présence s'enrichissent mutuellement. Non seulement les langues locales enrichissent les langues officielles, mais les langues officielles et étrangères intègrent la structure linguistique des langues locales (cf. Todd, 1982; Bitja'a Kody, 1998). Dans son étude, Todd (1982: 89) signale la présence des termes anglais dans les langues locales où l'on retrouve des mots exprimant des réalités qui sont étrangères aux langues et cultures locales. C'est le cas des emprunts d'origine anglaise attestés dans la langue bakweri(1) tels que basikoli (de l'anglais "bicycle" signifiant "vélo"), beredi (de l'anglais "bread" signifiant "pain"), kiloki, kloki (de l'anglais "clock" signifiant "horloge"), keki (de l'anglais "cake" signifiant "gâteau"), moto (de l'anglais "motor" signifiant "voiture"), taveli (de l'anglais "table" signifiant "table"), wachi (de l'anglais "watch" signifiant "montre"), et winda (de l'anglais "window" signifiant "fenêtre").

Dans le cadre de cette étude, le phénomène d'emprunt se définit par l'intégration à une langue d'un élément d'une langue étrangère (Mounin, 1974: 340) pour combler une lacune métalinguistique, par goût de l'exotisme ou par snobisme. Il est donc question d'examiner le phénomène d'emprunt à travers les deux langues officielles du Cameroun, afin de mieux appréhender la cohabitation linguistique entre elles. Plus précisément, ce travail se limite essentiellement au corpus écrit (journaux, oeuvres littéraires, etc.) où les emprunts sont attestés. Ainsi, les journaux locaux exploités sont notamment Cameroon Tribune (journal bilingue paraissant en français et en anglais), Le Devoir (journal paraissant en français), The Herald (journal paraissant en anglais) et The Post (journal paraissant en anglais). Les deux oeuvres littéraires exploitées sont Les honneurs perdus (1996) et Comment cuisiner son mari à l'Africaine (2000) de Calixthe Beyala. Quant à l'organisation du travail, il se présente ainsi qu'il suit: 1) anglicismes et américanismes dans le français du Cameroun, 2) gallicismes dans l'anglais des Camerounais, 3) emprunts aux langues locales, et 4) usage des prénoms d'origine étrangère comme expression de l'emprunt linguistique.

 

1. Anglicismes et américanismes dans le français du Cameroun

Bien que la présence des anglicismes en français date du XIIe siècle, ce processus s'est accentué au XIXe siècle lorsque la révolution industrielle et technologique anglo-saxonne s'est répandue sur l'Europe et en particulier sur la France (Guiraud, 1964: 83). Aujourd'hui, avec la présence des américanismes provenant des Etats-Unis et du Canada, qu'ils relèvent du domaine économique, scientifique ou technologique, il est superflu d'affirmer que l'anglais demeure la langue étrangère qui domine le plus le vocabulaire du français.

Une telle domination n'est pas seulement ressentie dans le français de l'Hexagone, mais aussi à travers les français régionaux, y compris le français du Cameroun. La situation du Cameroun est assez particulière dans la mesure où les deux langues officielles vivent une cohabitation de fait, en vue de la politique du bilinguisme officiel. Autrement dit, les emprunts à l'anglais se sont multipliés dans le français du Cameroun car, hormis les emprunts traditionnels, d'autres se manifestent du fait de la cohabitation linguistique. Si certains anglicismes sont attestés depuis fort longtemps en français dans le contexte local, d'autres se sont introduits récemment. Les mots "pipeline" (oléoduc), "jockey" et "outsider" sont des exemples. Le mot "pipeline" a fait son apparition dans le français du Cameroun avec l'avènement du projet d'oléoduc entre le Tchad et le Cameroun, communément appelé "Projet Pipeline Tchad-Cameroun". Les termes "jockey" (professionnel qui monte les chevaux de course) et "outsider" (cheval non favori dans le domaine de la course des chevaux) sont entrés dans le français du Cameroun au milieu des années 90 avec l'arrivée du Pari Mutuel Urbain camerounais (PMUC), filial de la société française PMU, spécialisée dans le domaine de la course des chevaux.

Les usagers du français au Cameroun, que ce soit par snobisme, par goût de l'exotisme ou encore par nécessité, recourent aux termes d'origine anglaise ou américaine lorsqu'ils parlent français (cf. Nnouka Messa, 1997; Biloa, 2003: 116-118). En recourant aux anglicismes par snobisme, le locuteur entend montrer à ses interlocuteurs qu'il est bilingue en français et en anglais. Plus précisément, ce sont les locuteurs francophones ayant un niveau d'études élevé qui emploient les anglicismes et les américanismes dans leur discours.

Il est toutefois important de souligner que le contexte particulier du bilinguisme officiel a imposé des anglicismes propres au contexte local qu'on ne trouve pas dans le français central comme tous les autres anglicismes ou américanismes. Parmi ceux-ci, figurent des sigles tels que CAMAIR (signifiant "Cameroon Airlines", une société parapublique oeuvrant dans le secteur du transport aérien), CAMTEL (signifiant "Cameroon Telecommunications", société parapublique chargée des télécommunications), CDC (signifiant "Cameroon Development Corporation", société agroalimentaire située dans la province du Sud-Ouest), SCNC (signifiant "Southern Cameroons National Conference", groupe de pression militant en faveur de l'indépendance du Cameroun anglophone), et SDF ("Social Democratic Front", l'un des principaux partis politiques du Cameroun). Pour ce qui est des autres lexies, nous avons à titre d'exemples chairman, chief, grassfields, grassland et Southern Cameroons.

Le terme chairman désigne communément le président de séance d'une réunion ou d'une assemblée; le président d'un parti politique ou d'un groupement associatif. Dans le français du Cameroun, ce terme est employé de plus en plus pour désigner l'actuel président national du Social Democratic Front (SDF)(2), John Fru Ndi. Ainsi, le mot chairman est employé en général pour désigner John Fru Ndi, président national du SDF. En ce qui concerne le mot chief, c'est un titre employé pour désigner un chef traditionnel d'origine anglophone (ex. Chief Alembong, Chief Endeley). Quant au mot grassfields (de l'anglais "grass" (herbes) et "field" (terrain ou champs)), ce nom s'emploie en général pour désigner les provinces camerounaises du Nord-Ouest et de l'Ouest, une région constituée de la savane. Ceci s'applique également au mot grassland (de l'anglais "grass" (herbes) et "land" (terre ou terrain)) qui désigne les provinces du Nord-Ouest et de l'Ouest. Enfin, le terme Southern Cameroons désigne le Cameroun méridional sous mandat puis tutelle britannique avant l'indépendance du pays. Ce terme est préféré par les politologues et historiens par rapport à son équivalent français "Cameroun méridional" parce qu'il évoque la dimension idéologique et politique de cette réalité que le terme français n'évoque point. Par ailleurs, beaucoup de Camerounais éprouvent d'énormes difficultés à comprendre ce que c'est que le Cameroun méridional, c'est-à-dire à quoi correspond exactement cette réalité. D'où le recours à l'anglicisme Southern Cameroons.

De nos jours, les anglicismes et les américanismes gagnent de plus en plus le français du Cameroun. Si pour les locuteurs du français hors du Cameroun, le recours aux emprunts d'origine anglo-américaine se justifie par la nécessité de combler un vide métalinguistique, cela n'est pas toujours le cas des locuteurs du français au Cameroun. Evoluant dans un contexte de bilinguisme officiel, le recours aux termes d'origine anglo-américaine s'explique tout d'abord par le goût de l'exotisme. Pourquoi dirait-on pipeline alors que l'on aurait pu simplement dire oléoduc, check up au lieu de visite médicale, bye bye au lieu du mot au revoir? Ainsi, le français du Cameroun serait tout simplement en train de suivre la mouvance générale caractérisée par l'envahissement du français par des termes anglo-américains (Hagège, 1987), un phénomène qui contribue à l'enrichissement lexical du français.

 

2. Gallicismes dans l'anglais des Camerounais

Dans le contexte camerounais, l'anglais emprunte énormément au français, ce dernier étant la langue officielle dominante. Parmi les gallicismes observés dans l'anglais des Camerounais, figurent notamment les mots et expressions suivants: attaché, baccalauréat, bon de caisse, Chargé d'études, Chargé de mission, Commandant, EMIA, ENAM, ENS, gendarme, gendarmerie, Lycée, Maîtrise, major, majorette, Mention assez bien, Mention bien, Mention honorable, Mention passable, Mention très bien, Mention très honorable, MINAGRI, MINAT, MINCOM, MINEDUC, MINESUP, nomination, organigramme, planification, préfecture, probatoire, PV, rappel, requête, Scolarité, SNEC, SNI, SOCATOUR, SONARA, SONEL, SOTUC, UNDP, UV. Examinons les exemples qui suivent:

(1) Militants of the UNDP party were on May 15 lectured on the tenets of decentralisation. (The Herald, no. 826, p.4)

(2) Chumbow also thanked the prefecture staff for their cooperation. (The Herald, no. 787, p.6)

(3) Most of the schools were led by their cheer leaders or the majorettes. (Cameroon Tribune, no. 6786/3075, p. 4)

(4) The ocassion was organised by a group called Fondation pour le développement et l'exploitation de la culture africaine (FONDEC). (The Herald, no. 761, p. 7)

En (1), le locuteur recourt au sigle UNDP, signifiant "Union nationale pour la démocratie et le progrès", parti politique camerounais. Bien que le nom correspondant de ce parti politique existe en anglais (National Union for Democracy and Progress, soit NUDP), beaucoup de Camerounais anglophones préfèrent le sigle français parce qu'il est plus connu que son équivalent anglais. Ainsi, c'est le souci de la communication qui anime les usagers de l'anglais à recourir à cet emprunt.

Le cas de majorettes en (3) est tout aussi révélateur du souci de communiquer. Ces jeunes filles qui animent les manifestations publiques dans pratiquement toutes les grandes villes du Cameroun ne sont connues que par le nom majorette tant chez les francophones que chez les anglophones. D'où le recours à l'emprunt par le locuteur anglophone.

En (4), le recours à l'emprunt se justifie par le fait que le nom de la fondation en question existe uniquement en français. Le locuteur de l'énoncé anglais se trouve donc obligé d'emprunter au français. A ce titre, il emploie non seulement la désignation pleine (Fondation pour le développement et l'exploitation de la culture africaine) mais aussi le sigle correspondant (FONDEC) - surtout que le sigle est mieux connu que la désignation pleine.

Aussi importe-il d'ajouter que dans les établissements bilingues de l'enseignement supérieur au Cameroun, la terminologie relative à l'évaluation est mieux connue en français qu'en anglais. Ainsi, les jurys d'examen, surtout lors des soutenances des mémoires et thèses, emploient des termes français comme "passable", "assez bien", "bien", "très bien", "honorable" et "très honorable" même lorsque le verdict est prononcé en anglais. Il peut paraître amusant de suivre le verdict d'un jury de soutenance composé d'anglophones où le président du jury clôture son propos par les mots rituels suivants:

(5) In view of the above, the jury is unanimous in awarding the candidate the grade très bien. (propos prononcé lors d'une soutenance du mémoire de Maîtrise au Département d'anglais à l'Université de Yaoundé I au mois de septembre 2003)

Parce que la culture française domine la culture anglaise dans le domaine de l'éducation au Cameroun, les locuteurs se trouvent plus à l'aise lorsqu'ils emploient les termes français en matière d'évaluation - surtout que les équivalents anglais de ces termes n'ont pas été officiellement établis de façon claire et nette par les autorités éducatives.

Si l'anglais emprunte au français, c'est très souvent pour combler des lacunes métalinguistiques créées par une société essentiellement française du point de vue culturel et linguistique. Par ailleurs, les équivalents anglais de certaines réalités s'avèrent parfois méconnus du public anglophone et, en conséquence, risquent plutôt d'entraver la compréhension en cas d'emploi. De par son statut de première langue officielle, le français domine le paysage linguistique comme l'attestent les domaines de l'enseignement, l'administration et l'armée. Ce qui justifie l'usage des termes français dans le discours des anglophones.

 

3. Emprunts aux langues locales

Par "langues locales", nous faisons allusion aux langues camerounaises indigènes y compris le pidgin-english camerounais. Parce que ces langues reflètent les réalités locales, elles font l'objet d'un nombre important d'emprunts. En d'autres termes, le français et l'anglais empruntent massivement aux langues camerounaises afin de rendre plus vives les réalités locales et exprimer avec plus d'éclat certains idées ou concepts liés à ces réalités. Cette appropriation des langues camerounaises par le français et l'anglais constitue une source d'enrichissement lexical pour les deux langues officielles (Echu, 2003a).

Depuis quelques années, bon nombre des chercheurs camerounais se sont penchés sur les emprunts aux langues camerounaises dans le français et/ou l'anglais. En ce qui concerne le français, il faut signaler notamment les travaux de Ngo Bitchocka (1992), Ewouelle (1995), Onguene Essono (1996) Fame Ndongo (1999), Zang Zang (1999) et Biloa (2003). Pour ce qui est de l'anglais, on peut citer, entre autres, les travaux de Simo Bobda (1983), Dzelambong (1996), Kouega (1998) et Ubanako (2000). Quant aux emprunts issus des langues locales que l'on retrouve dans les deux langues officielles, Echu (2003a) fait une étude détaillée de la situation. En fait, compte tenu de la spécificité du bilinguisme officiel, les deux langues officielles partagent très souvent des termes issus des langues locales. Ainsi, on retrouve les mêmes signifiants et signifiés en français et en anglais, que ce soit à travers le discours oral ou écrit.

Dans le contexte camerounais, les domaines qui dominent sont la gastronomie, les titres traditionnels et honorifiques, la danse et la musique, les institutions et pratiques socioculturelles, les objets, et les concepts. Parmi les emprunts qui relèvent du domaine de la gastronomie, nous avons notamment: bobolo (mets d'origine ewondo préparé à base du manioc); eru (variété locale de légumes d'origine kenyang aussi connue sous le nom scientifique gnetum africana); koki (gâteau à base de haricot écrasé et cuit à l'huile de palme); kpa coco (mets d'origine bakweri préparé à base de la patte du macabo); kpem/kpwem (légumes d'origine ewondo préparés à base des feuilles de manioc); mbongo tchobi (d'origine basaa, sauce de viande ou de poisson préparée avec des plantes indigènes et des fruits sauvages aromatisés); miondo (mets d'origine duala préparé à base de la pâte du manioc); ndole (mets d'origine duala préparé à base d'une variété de légumes connue sous le nom scientifique vernonia amygdalina); nkwi mets traditionnel de la province de l'Ouest composé d'une sauce gluante); pépé-soupe (du pidgin-english "pepper soup" signifiant "soupe pimentée", c'est un mets de bouillon très épicé); et timambusa (mets local d'origine bakweri à base du macabo). En ce qui concerne les titres traditionnels ou locaux, nous avons à titre d'exemples Ardo (d'origine fulani, chef traditionnel chez les Bororo), Fon (chef traditionnel dans la province du Nord-Ouest), Lamido (chef traditionnel au Nord Cameroun) et Mafor/Mafo (reine mère dans les provinces du Nord-Ouest et de l'Ouest). Parmi les rythmes et danses traditionnels, les plus connus sont ambassibe/ambas bay (rythme musical et danse traditionnelle chez les Douala), assiko (rythme musical et danse traditionnelle chez les Basaa), bikutsi (rythme musical et danse traditionnelle chez les Béti), makossa (rythme musical et danse traditionnelle chez les Douala), mangambeu (d'origine bangangté, rythme musical et danse traditionnelle de la province de l'Ouest) et mvet (instrument de musique à fabrication artisanale employé pour un genre particulier de musique dans les provinces du Centre, du Sud et de l'Est). Par rapport à l'habillement traditionnel, les termes les plus récurrents sont: caba/caba ngondo/kaba (d'origine duala, robe ample portée par les femmes); gandoura (boubou ample porté par les hommes provenant surtout du Nord Cameroun); samara (d'origine haussa, babouches à fabrication artisanale provenant du Nord Cameroun); et sanja (d'origine duala, habillement traditionnel en tissu pagne que les hommes attachent autour de la taille).

Comme nous pouvons le constater, l'emprunt ici se justifie par la nécessite d'exprimer des réalités locales que le français et l'anglais parviennent difficilement à faire. En effet, lorsque ces réalités n'existent pas dans la civilisation de la langue étrangère, on ne peut que les exprimer en recourant aux termes provenant des langues locales. Cela explique sans doute la présence massive des termes relevant du monde de la gastronomie tels que bobolo, eru, kpwem, mbongo tchobi et timambusa ainsi que des termes relatifs aux titres traditionnels tels que Ardo, Fon et Lamido dans le français et l'anglais des Camerounais. En vue de leur spécificité, ces titres ne peuvent être traduits en français ou en anglais de manière satisfaisante sans recourir à l'emprunt. En d'autres termes, bien qu'il soit possible de rendre les mots Ardo, Fon ou Lamido par le terme français "chef traditionnel" ou "roi", des telles traductions ne seront pas en mesure d'exprimer véritablement les réalités locales ou la vision du monde des peuples concernés. Compte tenu de la structure du pouvoir dans ces contextes bien précis (sa conceptualisation et son domaine d'influence), le recours à ces titres traditionnels s'avère indispensable.

Par ailleurs, il importe de préciser que lorsque les locuteurs du français et de l'anglais s'efforcent d'éviter les termes issus des langues locales, ils courent le risque d'adopter des équivalents français et anglais sémantiquement inappropriés. A titre d'illustration, citons le cas du mot français "épinards" qui ne saurait aucunement remplacer le terme local keleng keleng. Tout en appartenant à la classe des légumes, les deux termes (épinards et keleng keleng) n'expriment pas exactement la même réalité malgré leur rapprochement sémantique.

Il est aussi intéressant de souligner que les emprunts provenant du pidgin-english camerounais font de plus en plus partie des réalités camerounaises (cf. Echu, 2003b). Pendant bien longtemps, l'influence du pidgin-english était ressentie essentiellement en anglais. Mais depuis quelque temps, le pidgin-english est devenu une réalité linguistique nationale au point que son influence sur le français est en quelque sorte inévitable. En somme, le français et l'anglais empruntent énormément au pidgin-english, tout comme ils le font d'ailleurs aux autres langues camerounaises. Précisons que les termes d'origine pidgin-english sont plus expressifs que leurs équivalents français ou anglais. En plus, en dehors de leur fonction comique, ils ont souvent des connotations affectives. Dans ses romans, Calixthe Beyala emploie des mots pidgin-english comme "bad luck" (malchance), "bushwomen" (villageoises), "mamiwater" (sirène) et "pépé-soupe" (le bouillon). Les contextes référencés qui suivent sont tout à fait révélateurs:

(6) Maman s'empressa, craignant sans doute de les mécontenter: "Donnez votre pardessus, mes enfants." Ils la regardèrent comme si elle était la dernière des bushwomen, éclatèrent de rire: "Non, merci." (Beyala, 1996, p. 126)

(7) Les élèves se levèrent et parlèrent à tour de rôle. J'entendis l'histoire du mamiwater qui voulait l'esprit des enfants très beaux; celle de la femme-étoile transformée en rivière de larmes; celle de l'enfant têtue dont la tête explosa et d'où jaillit une soupe de concombre. (Beyala, 1996, p. 374)

(8) J'ai envie de crier: "Je te cuisinerai un pépé-soupe parce que tu es la plus belle chose qui me soit arrivée." (Beyala, 2000, p. 115)

Les emprunts au pidgin-english permettent à l'écriture romanesque de Calixthe Beyala d'être plus expressive.

 

4. Usage des prénoms d'origine étrangère comme l'expression de l'emprunt linguistique

L'emploi des prénoms judéo-chrétiens par les usagers des autres cultures n'est pas un phénomène nouveau. C'est une pratique répandue dans les sociétés modernes. Combien de fois les usagers d'une langue donnée recourent-ils aux prénoms issus d'une autre langue et culture, les Anglais recourant aux prénoms d'origine française et les Français recourant aux prénoms d'origine anglo-américaine? La cohabitation du français et de l'anglais au Cameroun a accentué cette situation d'emprunt au niveau des prénoms. Autant les Francophones recourent aux prénoms d'origine anglaise, autant les Anglophones recourent aux prénoms d'origine française.

Chez les Francophones, les prénoms anglo-américains que l'on retrouve dans l'industrie culturelle (surtout les films américains) sont actuellement à la mode. Pour les Camerounais francophones, il s'agit d'une tentative de s'associer à la culture anglo-saxonne qui est une culture dominante au niveau planétaire. C'est en effet un phénomène récent, lié à l'expansion de l'anglais dans le monde ainsi qu'à la domination de la culture anglo-américaine à travers le cinéma. D'où l'usage accru des prénoms anglo-américains par les Camerounais francophones, parmi lesquels nous avons recensé des prénoms tels que Barbara, Brenda, Elvis et Frank (ex. Barbara Nkono, Brenda Biya, Elvis Kemayo et Frank Biya). Il est toutefois significatif de constater que deux enfants du président de la République du Cameroun, Paul Biya, portent des prénoms d'origine anglo-américaine: Brenda Biya et Frank Biya.

Chez les Anglophones, la tendance est de s'associer culturellement aux Francophones, qui constituent le groupe linguistique majoritaire. En principe, il s'agit-là d'une tentative de s'identifier à la culture dominante au niveau national. Dans son étude, Mbangwana (1996: 78-79) révèle la tendance accrue chez les Camerounaises anglophones de recourir aux prénoms d'origine française à la place des prénoms anglais. Ainsi, d'après Mbangwana, les jeunes camerounaises préfèrent de plus en plus les prénoms suivants: Angeline au lieu de Angela, Annette au lieu de Anna, Caroline au lieu de Carolina, Celine au lieu de Celina, Christine au lieu de Christina, Claudine au lieu de Claudina, Clementine au lieu de Clementina, Ernestine au lieu de Ernestina, Henriette au lieu de Henrietta, Josephine au lieu de Josepha, Justine au lieu de Justina, Martine au lieu de Martina, Pauline au lieu de Paulina, Regine au lieu de Regina et Victorine au lieu de Victoria. Plusieurs femmes camerounaises de culture anglophone portent des prénoms d'origine française. Parmi elles figurent notamment: Anne Mojoko Musonge, épouse du Premier Ministre; Anne Nsang Nkwain, journaliste; Carole Ndikum, journaliste; Caroline Okie, journaliste; Clarisse Bate-Eya, cadre à la Cameroon Radio Television; Dorette Namondo Ikome, ancienne étudiante; Julienne Fomukong, ancienne étudiante; Lisette Arrey, journaliste; Marie-Claire Doh, journaliste; Marie-Louise Ngwa, journaliste; et Yvonne Doh Nyaluma, étudiante.

Afin de mieux appréhender l'étendue du phénomène, nous avons entrepris une étude portant sur les prénoms d'origine française employés par les Camerounais anglophones. Ainsi avons-nous examiné un corpus constitué des résultats d'examens du GCE Ordinary Level(3) pour la session de juin 2000 et publiés dans le journal d'expression anglaise The Post du 22 août 2000. L'étude des noms propres à travers les 292 Centres d'examens et les 8 763 noms des candidats admis est particulièrement révélatrice. Parmi les 100 prénoms d'origine française recensés dans le corpus, il y avait 62 prénoms féminins et 38 prénoms masculins. Cela signifie que les femmes ont plus tendance à recourir aux prénoms d'origine française que les hommes. Les prénoms féminins les plus récurrents sont les suivants: Yvonne (18 fois), Solange (13 fois), Yvette (11 fois), Marie (9 fois), Mirabelle (8 fois), Marcelline (6 fois), Bernadette (5 fois), Claudine (5 fois), Geneviève (5 fois), Clarisse (4 fois), Gisèle (4 fois), Marie-Claire (4 fois), Nadège (4 fois) et Sylvie (4 fois). Chez les hommes, les prénoms les plus récurrents sont les suivants: Valéry (12 fois), René (10 fois), Dieudonné (9 fois), Marcel (7 fois) et Claude (5 fois). Si chez les femmes Yvonne est le prénom le plus récurrent, chez les hommes c'est plutôt Valéry.

Il a été également observé que l'orthographe de certains prénoms d'origine française ne suit pas généralement l'orthographe reconnue en français. Ainsi, Apollinaire s'écrit Appolinaire, Célestine s'écrit Celestine, Cyrille s'écrit Cyril dans certaines situations, Mirabelle s'écrit Mirabel, Marcelline s'écrit Marceline, et Marianne s'écrit Mariane. De même, il nous a été donné de constater que le prénom Sylvie s'écrit parfois Silvie. Ce phénomène s'explique par le fait que les Officiers d'Etat Civil en zone anglophone chargés d'enregistrer ces prénoms ne maîtrisent pas toujours l'orthographe française des prénoms, étant anglophones eux-mêmes. Cette défaillance explique sans doute la raison pour laquelle les prénoms d'origine française utilisés par les Camerounais anglophones ne prennent généralement pas les accents et signes diacritiques. C'est le cas des prénoms ci-après: Adèle, Aimé, André, Benoît, Dieudonné, Géraldine, Joël, Joséphine, Moïse et Valérie.

De toute évidence, l'emprunt réciproque entre le français et l'anglais à travers les prénoms est le témoignage d'une certaine intégration culturelle entre valeurs francophones et anglophones dans un pays officiellement bilingue.

 

Conclusion

Dans un contexte plurilingue comme celui du Cameroun, nous convenons avec Essono (1998: 29) que l'on emprunte non seulement parce que certaines désignations de la langue source n'ont pas de pendants ou de répondants dans la langue cible, mais aussi par ignorance des termes de la langue source, par snobisme ou par goût de l'exotisme.

Le contexte spécifique du bilinguisme officiel au Cameroun comme en témoigne la cohabitation du français et de l'anglais a une incidence considérable sur le phénomène d'emprunt. Parce que les deux langues officielles se côtoient, les locuteurs camerounais les emploient comme si elles faisaient partie du même répertoire linguistique. Ainsi, en s'exprimant en français on emploie des termes anglais et vice versa. L'aspect le plus intrigant est certainement l'usage des prénoms; les Camerounais anglophones recourant de plus en plus aux prénoms d'origine française tout comme les Camerounais francophones ont tendance à employer des prénoms d'origine anglo-américaine.

© George Echu (Université de Yaoundé I, Cameroun)


NOTES

(1) Le bakweri est une langue locale parlée dans la province du Sud-Ouest au Cameroun (département de la Fako).

(2) C'est un parti politique dirigé depuis sa création par un Anglophone. Puisque les textes du parti prévoient l'appellation "chairman" pour le président national, cette appellation a finalement intégré le français du Cameroun.

(3) Le GCE Ordinary Level est un examen d'enseignement général sanctionnant la fin des études du premier cycle secondaire chez les Camerounais anglophones.

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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7.1. Entlehnung und Übersetzung am Kreuzweg von Sprache und kulturellem Kontakt

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For quotation purposes:
George Echu (Université de Yaoundé I, Cameroun): Problématique de l'emprunt linguistique dans le contexte du bilinguisme officiel au Cameroun. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 15/2003. WWW: http://www.inst.at/trans/15Nr/07_2/echu15.htm

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