Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 16. Nr. Mai 2006
 

5.4. OPEN AND CLOSED SYSTEMS: The Improbable Way towards an Equilibrium
Herausgeber | Editor | Éditeur: Manuel Durand-Barthez (Toulouse)

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Phénoménologie et valeurs: un essai d’analyse à partir des «Somnambules» (Die Schlafwandler) de Hermann Broch

Manuel Durand-Barthez (Toulouse)
[BIO]

 

"Les différents secteurs de valeurs (...) livrés à eux-mêmes, et élevés à l’absolu, se séparent, et se parallélisent; dans l’incapacité de former un organisme commun de valeurs, ils deviennent paritaires; ils restent côte à côte comme des étrangers, le secteur des valeurs économiques, en soi, où prévaut le principe faire des affaires à côté d’un secteur artistique de l’art pour l’art, un secteur de valeurs militaires à côté d’un secteur des valeurs techniques ou sportives, chacun d’eux autonome, chacun d’eux en soi, chacun d’eux d’une autonomie déchaînée chacun d’eux préoccupé de tirer les dernières conséquences, avec tout l’esprit radical de sa logique, et de battre ses propres records."(1)

Une lecture au premier degré des textes relatifs à la théorie de valeurs chez Broch fait apparaître un contexte sociologique défini autour du personnage de Huguenau, acteur principal du troisième volet des Somnambules: 1918 - Huguenau ou le réalisme.(2).

Ce contexte peut s’analyser à partir d’une crise définie autour de la place du Je dans l’espace (définition floue des frontières) et du temps (emprise de l’immédiat), au point zéro (Nullpunkt) de l’intention et de l’événement.

Cette crise semble refléter les idées sous-tendues par le sous-titre d’un des récents essais de Zygmunt Bauman: «expérience postmoderne et moralité», dans la mesure où il met en avant deux types d’individu: le producteur/soldat (qui peut renvoyer aux deux systèmes business is business et à la guerre comme à la guerre) et le consommateur de l’art pour l’art. Ils évoluent dans ce que désigne le titre principal de cet essai du sociologue polonais: La Vie en miettes.

Le monde du fournisseur de biens, du producteur/soldat a tendance à être espacé de façon cognitive. Sa carte est le jeu des pertinences des fins et des moyens, jeu qui consiste à opposer les moyens aux fins convenues et les fins aux moyens disponibles, [tandis que] le monde du cueilleur de sensations, du consommateur, a tendance à être espacé de façon esthétique. Sa carte est le jeu des pertinences qui provoquent des sensations, jeu qui consiste à opposer les objets aux sensations recherchées ou bien la quête aux capacités de génération de sensations des objets disponibles.(3)

Ces trois types cohabitent dans des systèmes parallèles qui toutefois ne sont pas étanches. La transversalité qui dépasse ce parallélisme, se définit par des connexions. Traditionnellement, la connexion terrestre entre deux pays est concrétisée par une barrière, ou plus exactement par deux barrières. Un pays pourra être indifférent à la sortie de biens et l’autre interdire leur entrée ou la taxer. L’un pourra interdire la sortie de devises et l’autre en favoriser l’entrée. La connexion se négocie et concerne aussi bien des objets que des êtres vivants. Nous associerons plus loin cette image des flux régulés à la notion de réseau.

L’individu peut relever de plusieurs systèmes de valeurs, «les faire entrer en une certaine mesure dans sa propre biologie.»(4) Les frontières sont fluctuantes à l’intérieur de ces systèmes tout comme entre eux. Tout individu, souligne Broch, peut devenir l’acteur d’un «système oppositionnel» (athéisme / théisme, socialisme / capitalisme, pacifisme / bellicisme). Ces systèmes oppositionnels vont générer le dogmatisme. Ils peuvent, paradoxalement, en fonction du cadre du système en vigueur à un certain moment, revêtir des aspects mimétiquement opposés. C’est ainsi que lorsque le système d’opposition est sécrété par le système lui-même, donc de manière endogène, on assiste à un phénomène d’autodestruction.

Juger la richesse au rang de but pour le commerçant, ou la beauté pour l’artiste, c’est faire passer le résultat avant l’action, l’esthétique avant l’éthique qui «va vers»; c’est - par cette substitution - procéder à une inversion radicale par mimétisme.

Ainsi advient-il de ce qui précède qu’un système ouvert pourra devenir fermé du fait de cette inversion, de même qu’un système fermé pourra se transformer en un autre système fermé suivant un processus identique.

Le rapport entre deux systèmes n’est que le reflet de celui qui anime chaque système en propre. Le rapport se conçoit autant en termes de rentabilité (rapporter) que de relation (rapport de forces).

Ainsi pourra-t-il y avoir un rapport entre l’art et le business, entre celui-ci et la guerre, de même qu’un régime totalitaire pourra utiliser l’art au service du pouvoir. Toutefois, le fait d’user de l’expression «au service de» implique que la relation n’est pas forcément bidirectionnelle. A l’origine des civilisations, les affaires (négoce ou transactions) ont pu occuper progressivement une partie d’un domaine d’activité humaine autrefois totalement dévolu à la guerre. Au lieu de se contenter de ravir systématiquement au voisin la flamme du foyer de son clan, on en est venu à négocier. Hugenau gravite ainsi dans un univers proche de la barbarie bien qu’agissant dans un contexte rationnel. Une rationalité qui lui est propre, très éloignée de principes que défendra Broch en contre-pied. Walter Lippmann, son contemporain, définira ces principes dans un traité qui exercera une influence notable sur ses essais à caractère politique, La Cité libre: «La vague intuition de la nécessité d’une loi primant l’arbitraire de tout individu a poussé les hommes civilisés en avant dans leur effort pour apprivoiser le barbare qui est en nous, et pour accomplir par la coutume, la loi et les institutions, ce que Platon a appelé la victoire de la persuasion sur la force.»(5)

Les conflits ont besoin de l’industrie de l’armement, de même que le développement de celle-ci nécessite le déclenchement et la continuation de la guerre. L’art, quant à lui, peut (en relation notamment avec les religions et les conflits parfois sanglants qu’elles ont pu engendrer) renforcer le pouvoir d’une classe nantie (église et noblesse alliée) ou se concevoir aujourd’hui comme un signe extérieur de richesse. Il contribue à une certaine forme de domination sans jamais toutefois se trouver lui-même en position dominante. La magnificence des trésors ecclésiastiques et les ors du style baroque peuvent puiser dans des ressources conquises par le biais des guerres coloniales et représenter une valeur vénale importante. L’art religieux peut, à certains égards, impressionner sensiblement des âmes soumises; mais, toujours utilisé comme moyen, il ne domine que parce qu’il est rendu ainsi fonctionnel par des forces sociales supérieures.

Aujourd’hui, si l’on affecte de faire preuve d’un certain cynisme, on peut considérer que des propriétaires d’œuvres d’art voient en elles prioritairement un placement, abstraction faite de leur qualité esthétique. Un signe extérieur de domination, négociable en salles de vente, sur lequel un Etat peut aussi faire valoir un droit de préemption dans la mesure où l’œuvre pourra être associée à un symbole, par exemple, nationaliste. Un Etat peut aussi exiger la récupération d’une œuvre à lui dérobée autrefois lors de guerres de conquêtes. Il a peut-être dû attendre une époque où son rang international s’est enfin élevé à un degré tel qu’il n’est plus considéré comme notablement inférieur à celui de nations dites «développées».

On distingue là une polysémie qui sous-tend des phénomènes très différents, des «états de choses» pouvant s’inscrire dans le concept tant redouté par Broch de Neue Sachlichkeit.

Nous avons abordé, dans les paragraphes qui précèdent, la question de la connexion entre systèmes fermés qui, sans être foncièrement impossible, obéit néanmoins à des forces hiérarchisées qui n’impliquent pas une interopérabilité totale. Examinons maintenant le système fermé en soi.

Le rapport qui dynamise chaque système fermé en propre, se conçoit comme un flux animé par une énergie plus ou moins vive dans une épreuve de force, une mise à l’épreuve du «corps» de l’un par celui de l’autre. Dans sa réflexion sur Spinoza(6), Deleuze perçoit chez l’auteur de l’Ethique deux notions qui étayent la généalogie du concept moderne d’épreuve: la «composition entre corps» et la «rencontre». La rencontre (la connexion) est fondée sur une négociation qui permet de composer entre les corps. D’où une certaine fluidité, thème cher à Zygmunt Bauman, impliquant une évaluation permanente et une mobilité du curseur de l’interaction. D’où également un glissement de la notion morale de bien et de mal (se définissant en référence à des valeurs transcendantes) vers une notion plutôt indicative de bon et de mauvais, à la manière de Nietzsche. Et, pour en revenir à Spinoza, le mauvais - substitut du mal dans cette nouvelle configuration - peut s’interpréter comme une simple privatio boni (CLC 337).

Notre réflexion sur l’art religieux pourrait susciter ici une évocation de ce que représentait pour Broch un Moyen-Âge empreint d’unicité: à l’instar de Novalis, il s’en faisait une représentation idéale. Harmonie brisée par la Renaissance, la Réforme, les Lumières, une sécularisation rampante favorisée par les mouvements révolutionnaires. L’unicité va de pair avec une conception manichéenne à laquelle succède précisément la fluctuation entre bon et mauvais esquissée plus haut. Mais il serait inexact de voir là un cheminement réversible simple entre ces deux pôles; car ceux-ci correspondent à des qualificatifs dotés d’aspects différents suivant l’angle sous lequel on les envisage. Car dans tel ou tel contexte, de telle ou telle «bulle» de système fermé, la formule «Être bon» a plutôt le sens assez trivial d’ «avoir les qualités - c’est-à-dire les qualifications ou le talent nécessaires - pour maîtriser la situation», savoir dominer, y compris au sens le moins altruiste du terme.

L’absence de définition univoque du bon ou du mauvais (ce qui est bon dans un contexte pourra être mauvais dans l’autre) est déjà la manifestation de phénomènes. D’où le miroitement, l’entrereflètement (Verflechtung), si souvent évoqués par Broch, notamment dans la Mort de Virgile. La multiplicité des événements est elle-même incertaine. Beaucoup d’entre eux sont des intentions d’événements, ils ne sont jamais accomplis, sont des segments en puissance dont l’inachèvement autorise l’émergence de «presque semblables».

La cassure de l’Un, la mise en pièces d’Orphée par les Ménades, c’est le processus culturel moderne de décomposition dénoncé par Broch, à travers l’atomisation, la «schize» (Spaltung). Broch éprouve comme une nostalgie vis-à-vis de l’Organon du Moyen-Âge, de l’organisation autour ou en vue d’un telos, universel, commun, et en même temps concret, touchant la chair, en deçà de l’abstraction pure ou de la fascination qu’exerce l’Absolu chez les Protestants qu’il dénonce. La Passion et son amour corollaire, marques fondamentales du catholicisme, se déploient sur une fresque aux tonalités positives malgré la souffrance et les phases de découragement. C’est l’harmonie et la certitude qui animent la communauté des croyants. Au contraire, «on dirait que le Protestantisme, par son attache avec les Ecritures, voudrait conserver le dernier souffle du langage de Dieu dans un monde devenu muet avec le langage des choses, touché dans le mutisme et la cruauté de l’Absolu, - et, dans son angoisse divine, l’homme protestant a reconnu que c’était son propre but qui lui inspirait de l’horreur.» (Somn. 223)

Mais il faut une bonne dose de courage pour assumer l’horreur de l’abstraction absolue protestante. Si l’on en est incapable, il faut s’abandonner à la «sécurité» catholique bercée par l’Eglise. Refuser cette ultime option génère une attitude indécise, une angoisse vis-à-vis du futur, qui se reporte sur le personnage du Juif, «sous forme de l’horreur du Juif (...), image odieuse du futur.» (Somn. 226)

Conjurer le passé, c’est, à certains égards, étouffer le ressentiment que rumine l’homme impuissant à faire le saut vers l’imprévisible, le ressentiment sécrété par les forces du déjà vécu, honnies par Nietzsche.

Le projet peut être une façon, dans le style de la nouvelle époque, de conjurer ce futur. Le propre du projet est précisément sa fin. Non point ultime, simple fin d’étape au contraire, précédant une crise génératrice d’un nouveau projet, doté d’autres objectifs, conçu avec d’autres personnes, sur une durée et dans un lieu différents. Ainsi le projet s’inscrit-il dans la notion de réseau, dans ce système de doubles barrières évoqué plus haut, libérant et bloquant les flux, simultanément ou alternativement, en fonction des circonstances et des codes en vigueur à l’intérieur du projet.

Le réseau, écrit Luc Boltanski dans le Nouvel esprit du capitalisme, s’il veut être plus que simplement réticulaire ou connexionniste, doit être animé par des projets qui sont limités dans le temps et les objectifs(7). Mais dans la mesure où l’action ne vise que le monde présent, se focalise exclusivement sur la contingence, sur l’exploitation totale des limites, ne risque-t-elle pas de manquer de souffle, au sens originel du terme? L’inévitable succession des projets n’est-elle pas un travail de Danaïdes? On peut au contraire y voir un dard, l’aiguillon (au sens, comme nous le verrons par la suite, où l’entend Canetti) animant l’homme en action. Boltanski le perçoit ainsi dans son analyse: «L’horizon d’une fin inévitable et souhaitable accompagne donc l’engagement sans affecter l’enthousiasme.»(8) Revirements, nouveaux départs. Se départir de l’ancien. Pas forcément pour le contredire ou le renier; simplement parce qu’il n’est plus d’actualité.

Il existe, ajoute Boltanski, une «grammaire du projet», universelle. Les projets s’énonceraient donc suivant des règles et des structures permettant d’en construire à l’infini(9). Chaque projet se doit d’être complet, sa complétude se définissant par rapport à l’avènement du suivant. Répétition, retour. La forme diffère mais la grammaire est identique. L’actant est rassuré par le retour du même, ce qui peut être en fait un attachement détourné au passé déguisé.

Le projet comme projection d’une idée, comme réalisation d’un primitivement conçu, comme le «jeté» d’une intention. Comme l’expression sous la forme d’une phrase incluant des segments réutilisables ailleurs suivant d’autres combinaisons: d’autres personnes, d’autres pays, d’autres législations, d’autres produits. Fusions, scissions, autorisations, interdictions, dissolutions, changements d’activité, de nom, de partenaires, d’écoles de pensée ou d’art, conversions religieuses pour échapper à un massacre ou renforcer le groupe de ceux qui le perpètrent.

Flux, liquéfaction. Hétérogénéité liquide en mouvement: c’est une image du monde que définit de façon synthétique Alexandra Laignel-Lavastine à propos de l’œuvre de Zygmunt Bauman:

Les questions qu’il y aborde sont [pourtant] au cœur de nos préoccupations. Quelle éthique pour le XXIè siècle? Comment résister à cette tendance, désastreuse mais indissociable de la modernité, à ‘privatiser’ ou à délégitimer les motivations morales de l’action sociale? Quels ‘outils’ inventer à l’heure où les problèmes deviennent de plus en plus globaux tandis que la politique reste confinée dans le local? Sans compter qu’au sein de notre univers interdépendant la différence entre le statut de (télé)spectateur du malheur d’autrui et celui de complice se fait de plus en plus ténue. Depuis près de deux décennies, le souci majeur du sociologue consiste ainsi à saisir les défis inédits liés à notre entrée dans ce qu’il appelle ‘la modernité fluide’. Ce monde où la solidité des choses comme celle des relations humaines se voit ‘liquidée’ au profit du jetable, de l’instantané, de l’interchangeable.(10)

L’Un est ainsi atomisé en une myriade de Jetzheiten au sens musilien. Fausse unité de l’image tramée dont le regard du sage sait discerner les vides interstitiels. Pluralité des moments et des points spatiaux. Solitude des moments, solitude des points.

La mort du réseau, s’il n’est ni entretenu ni étendu, donne lieu à l’érection d’une pyramide: hiérarchie, statuts, immobilisme... Vital au contraire apparaît le rapport entre liens (im-) probables et liens (in-) fructueux, leur croisement; l’optimum étant qu’ils soient peu probables et très fructueux(11).

La connexion entre deux entités se fera sur un point tangentiel. Le réseau privilégie la communication individuelle et de proximité, contrairement à la communication de masse. Le collectif clos est porté par des individus.

Boltanski décrit une «représentation du monde vécu en termes de connexion et de déconnexion, d’inclusion et d’exclusion, de clôture dans des collectifs fermés sur eux-mêmes (des «sectes») ou d’ouverture sur un monde dangereux, de rencontres, d’entraides, de pertes et, finalement, de solitude.»(12) Celle-ci pèse à plusieurs reprises sur le destin des personnages de Broch dans les Schlafwandler, enfermés chacun dans leur système: amour bourgeois, religion, commerce, armée... La solitude accroît le relâchement des valeurs et, partant, l’irrationalité. La solitude équivaut ici à un individualisme qui favorise les systèmes fermés, lesquels sont à leur tour dotés d’une rationalité qui leur est propre, et tout se passe comme si l’irrationalité revêtait une forme rationnelle. Le destin tragique de l’homme se traduit par l’esseulement du Moi: «Cet esseulement forme une partie du tout, reflète comme tout destin privé l’action d’un pouvoir métaphysique suspendu sur le monde, destin physique si l’on veut, mais néanmoins métaphysique dans ce qu’il a de tragique: car ce tragique destin s’appelle esseulement du Moi».» (Somn. 262/263)

Nous disions plus haut que le projet agissait chez l’individu à la manière d’un aiguillon, stimulation associée à une épreuve de courte durée, suivant le mode de la gestion par objectif. Celui-ci peut aussi bien avoir une valeur proprement économique que politique. La main du Tentateur de Broch est animée par une variante de ce même aiguillon: l’ordre. C’est en ce sens que le définit Canetti dans Masse et puissance. Au niveau économique (business is business), l’avancement est une manifestation du travail caché de l’aiguillon laissé par l’ordre. Sur le plan militaire (à la guerre comme à la guerre), afin d’éviter qu’il se défoule contre l’ordre, le soldat est aiguillonné par la prise de galons qui lui permettra de transmettre ou donner des ordres. L’aiguillon est laissé par l’exécution proprement dite de l’ordre. Il s’incruste. On peut s’en libérer violemment lorsque l’on reconnaît la situation originelle qui a généré son implantation. Mais si l’ordre, identique sur plusieurs années (quoique changeant de contexte et d’apparence différente dans ses modalités d’exécution) a été intimé par plusieurs personnes, les aiguillons s’entassent, identiques mais, disions-nous, suscités par des situations différentes dont il sera impossible de retrouver l’origine. Il faudra donc s’associer à d’autres individus, victimes dans la même proportion, pour qu’un soulèvement de masse quelle que soit sa coloration politique) vienne à bout de l’extraction de cette accumulation d’aiguillons. L’aiguillon a une existence autonome. Il n’est pas organiquement lié à l’exécutant. C’est vraiment un corps étranger incrusté. Canetti le définit de la sorte:

Il a la forme exacte de l’ordre. Chez celui qui reçoit l’ordre, il continue à mener son existence d’instance étrangère et lui ôte tout sentiment de culpabilité. L’exécutant ne s’accuse pas lui-même, il accuse l’aiguillon, l’instance étrangère, le vrai fautif pour ainsi dire, qu’il transporte partout avec lui. Plus l’ordre était étranger, moins on se sent en faute à cause de lui, plus il continue à vivre nettement détaché en aiguillon. Il est le témoin perpétuel que l’on n’a pas été soi-même l’auteur de tel ou tel acte. On se sent sa victime, et il ne reste alors pas le moindre sentiment pour la vraie victime.(13)

Deux notions se dégagent clairement de cette définition: d’une part la réitération de l’exécution aveugle (ou somnambulique) de l’ordre, d’autre part l’impossibilité d’en retrouver l’origine à la trace. Ce symbole très chargé de l’aiguillon rehausse l’intérêt d’une comparaison entre Masse et puissance et la psychologie des masses à laquelle Broch travaillait, entre la Werttheorie et la Massenwahntheorie.

La crise engendrée par l’atomisation des systèmes semble puiser sa source dans l’incertitude qui pèse sur la notion même de Moi. On connaît le postulat fameux d’Ernst Mach(14): «Le Moi ne peut, en aucun cas, être sauvé [ unrettbar ](15) (...) Ce qui est primaire, ce n’est pas le Moi, mais les éléments (les sensations) (...) les éléments constituent le Moi(16)..»

Cette incertitude qui touche la conscience au plus profond d’elle-même se répercute au niveau du langage comme une plaie, celle qu’infligent les champignons moisis décrits avec horreur par l’auteur de la Lettre de Lord Chandos. Moi et langage sont étroitement liés dans la perte des repères. La relation d’un événement devient elle-même sujette à caution. Ainsi, dans les Somnambules, à la lecture des événements du monde: les hommes

lisent les journaux et sont habités par l’angoisse de l’homme qui chaque matin s’éveille à la solitude, car le langage de l’ancienne communauté a cessé pour eux de se faire entendre, et le langage nouveau ne parvient pas à leurs oreilles. (...) Ils restent à court de langage entre ce qui n’est pas encore et ce qui n’est plus. (...) Ils n’ont plus confiance dans les mots, ils veulent les voir confirmés par des images, ils ne peuvent même plus croire à la conformité de leur propre langage avec les faits.» (Somn. 362)

Ce texte est empreint de l’image du Noch nicht und doch schon qui revient si souvent dans l’œuvre de Broch. Il évoque aussi la position de Karl Kraus sur le journalisme et son style qui gangrènent ce qu’il juge être la pureté de la langue. Il est enfin prémonitoire vis-à-vis de l’influence prégnante des medias qui soulignent immanquablement leurs propos avec des images. Dans sa critique du langage, Fritz Mauthner observe également: «Ainsi devons-nous admettre l‘hypothèse d’un caractère illusoire de la conscience de soi (Ichgefühl(17), propos qu’il définit précisément par le concept de Zufallsinne (littéralement: sens régis par l’aléatoire, rejoignant à certains égards l’analyse des Empfindungen de Mach). Ce qui est ici en jeu, pour G.Deleuze, c’est la question de la conscience, et celle des jugements qui invoquent des raisons d’agir, qu’il faut réduire à des illusions pour se donner un monde dépouillé de ses appuis normatifs: «L’illusion des valeurs ne fait qu’un avec l’illusion de la conscience»(18)

L’incertitude dans laquelle se voile l’Ichgefühl est soulignée par Derrida dans La Voix et le Phénomène: il est essentiellement mortifère. L’interprétation que fait Derrida de Husserl met l’accent sur la valeur signifiante du Je, qui implique la mort du sujet correspondant, son absence. Autrement dit, la présence au sens premier du terme, présuppose obligatoirement la mort:

Penser la présence comme forme universelle de la vie transcendantale, c’est m’ouvrir au savoir qu’en mon absence, au-delà de mon existence empirique, avant ma naissance et après ma mort, le présent est. Je peux faire le vide de tout contenu empirique, imaginer un bouleversement absolu du contenu de toute expérience possible, une transformation radicale du monde: la forme universelle de la présence, j’en ai une certitude étrange et unique puisqu’elle ne concerne aucun étant déterminé, n’en sera pas affectée. C’est donc le rapport à ma mort (à ma disparition en général) qui se cache dans cette détermination de l’être comme présence, idéalité, possibilité absolue de répétition. La possibilité du signe est ce rapport à la mort. La détermination et l’effacement du signe dans la métaphysique est la dissimulation de ce rapport à la mort qui produisait pourtant la signification.(19)

Quand le mot Je apparaît, l’idéalité de sa Bedeutung, en tant qu’elle est distincte de son «objet», nous met dans la situation que Husserl décrit comme anormale: comme si Je était écrit par un inconnu. (...) Que la perception accompagne ou non l’énoncé de perception, que la vie comme présence à soi accompagne ou non l ‘énoncé du Je, cela est parfaitement indifférent au fonctionnement du vouloir-dire. Ma mort est structurellement nécessaire au prononcé du Je.(20)

On décrit par là des éléments susceptibles de définir le contexte dans lequel s’inscrit la dégradation des valeurs perçue par Broch. En partant du postulat de Mach, en poursuivant cette idée à travers son expression langagière (Hofmannsthal et Mauthner; mais aussi Wittgenstein, notamment dans son analyse de la dénomination des couleurs), nous bouclons ce parcours avec l’association de ces deux éléments (Ichgefühl et Zufallsinne ) dans une perspective phénoménologique chez Husserl et Derrida.

Cette «schize», cette Spaltung qui fissure le Moi dans sa propre affirmation, provoque chez lui une sensation de flottement associée à une dissolution des frontières.

En fait, en analysant plus précisément ce phénomène, on peut observer que la fissuration du Moi provoque en quelque sorte sa reproduction, sa multiplication. Aussi, plutôt qu’à la disparition pure et simple des frontières, assiste-t-on à une position de position (Setzung der Setzung) dont le jaillissement réitéré prend sa source au point zéro: le Nullpunkt.

Tâchons maintenant de voir comment ces différents éléments sont illustrés dans l’œuvre de Broch et, parallèlement, chez Husserl ou Derrida.

Le narrateur de l’Histoire de la Salutiste de Berlin rend très bien compte de cette sensation fondamentale de flottement:

C’était une sorte d’état de flottement entre le savoir qu’on n’a pas encore et le savoir qu’on a déjà, c’était un symbole qui se symbolisait une nouvelle fois, une marche somnambulique conduisant à la clarté, une angoisse qui s’abolissait tout en se renouvelant d’elle-même, c’était comme si je flottais au-dessus de l’océan de la mort, comme un vol, en montées et glissades au-dessus de la crête des vagues, sans les effleurer, tant j’étais devenu léger, - c’était une perception presque corporelle par laquelle j’accueillais en moi la réalité platonicienne supérieure du monde et une si grande certitude m’emplissait qu’il me suffisait de faire un léger pas pour transformer cette perception physique en une perception rationnelle. (Somn. 284/285)

Le flottement est à certains égards étroitement lié à la notion de prétendue dissolution du Moi, à la fragilité des frontières, tant celle du champ visuel (ou perceptif en général) que du langage; Mach ayant longuement disserté sur la première et Wittgenstein sur la seconde.

Ce qui frappe à première vue lorsqu’on reprend certains principes de phénoménologie, c’est l’importance que peut revêtir cette impression de flottement dans la perception de l’objet. Husserl l’exprime ainsi dans ses Vorlesungen über Bedeutungslehre (Sommersemester 1908): «Il y a à flotter devant moi un objet d'une manière simplement imaginaire, et c'est un objet nommé.»(21)

La pénétrabilité des frontières engendre une incapacité à fixer l’objet même de la perception; tout se passe comme si la perception était dynamique, animée de perpétuels réajustements qui empêchent tout naturellement la fixité: ce n'est pas l'objet pur et simple qui est le thème: «Lui-même ne vient alors même [sic] nullement devant les yeux. C'est un thème qui nous vient devant les yeux, et c'est une fois ce thème-ci, et une autre fois ce thème-là.»(22)

Ainsi voyons-nous La Mort de Virgile construite sur une mosaïque d'images opposées les unes aux autres, s'entrereflétant. C'est le kaléidoscope de la coincidentia oppositorum; «chaque chose est portée par un double sens qui est son sens opposé» suggère Hofmannsthal(23), qui souligne: «La seule identité qui résiste à l'acuité d'un regard plus profond est l'identité des contraires.» (24) Et Schnitzler de reprendre à son compte cette métaphore du reflet, fondement mystérieux de la mentalité schizophrène: «Jouer avec les reflets de l'existence et s'y complaire, c'est ce qui fait l'homme de lettres. Mais le poète est celui pour qui l'existence même se mire une deuxième fois dans ces reflets.»(25). Les images se succèdent à une telle allure, s'imbriquent les unes dans les autres d'une manière telle, qu'elles finissent par acquérir leur propre indépendance. L'auteur est perdu, il se laisse mener par un méta-langage logique; les citations s'auto-citent, elles s'enchaînent irrésistiblement jusqu'à défaire leur auteur de toute faculté d'intervention: c'est la nature-même du souffle poétique, de l'inspiration. Le monde se reconstruit tout seul en images poétiques, en mouvements mélodiques «orphiques», qui ont chacun leur autonomie, et qui pourtant ne peuvent vivre que les uns par rapport aux autres. Ainsi que le suggère Broch lui-même: «La chaîne des symboles se renoue sans cesse...si bien que la chaîne de l'expression peut monter et descendre et qu'elle se referme en un cycle, en un cycle de vérité, un cycle de symboles éternels, vrai par chacune de ses images, vrai par l'équilibre cyclique perpétuel en action, autour de la frontière ouverte, vrai dans l'échange éternel entre l'acte divin et l'acte humain, vrai dans le symbolisme commun à l'un et à l'autre...»(26) C'est le caractère magique de cet échange éternel, trop souvent délaissé par un modernisme barbare, qu'a souligné Hofmannsthal: «Les situations sont symboliques; c'est la faiblesse des hommes d'aujourd'hui de les traiter analytiquement et de dissiper ainsi l'élément magique.»(27)

On peut affiner l’image du cycle (ou cercle vicieux) précédemment évoquée par Broch, en suggérant celle de la spirale, plus exactement de spirales entrelacées (spirales cycliques); car l'idée d'un franchissement réitéré de la limite du langage s'impose. Ce n'est pas au simple retour au point de départ que nous assistons, mais à une tension perpétuelle vers une situation immédiatement supérieure à ce point de départ, sans pour autant qu'un but soit réellement atteint: c'est une double spirale sans fin, à la fois ascendante et descendante. Où va donc l'homme? Ulrich aurait répondu: «...on ne savait pas où il allait. Puis, on ne pouvait pas distinguer clairement ce qui était en haut de ce qui était en bas, ce qui avançait de ce qui reculait. "On peut faire ce qu'on veut, se dit l'Homme sans qualités en haussant les épaules, dans cet imbroglio de forces, cela n'a aucune importance!"»(28) «Ce qui gît au tréfonds s’arrogera la première place» confirme l'homme à la jambe de bois dans La Tour de Hofmannsthal...(29)

D’où l’importance d’un point de ralliement, de départ. Mais paradoxalement, le seul point d’attache proposé est «nul». Les spirales étant entrelacées, contaminées par la réitération dont nous avons vu les effets dans le principe de l’aiguillon. C’est ainsi que Broch définit en quelque sorte le Nullpunkt dans les Somnambules. Le passage d’un système de valeurs à un nouveau système de valeurs doit se faire par ce «point zéro de l’atomisation des valeurs» (Somn. 368) parallèle à celle du Moi. Où la théorie des valeurs rejoint la théorie des masses lorsque Broch observe le «...flamboiement tout ensemble ultime et premier qui est la révolution - acte d’auto-abolition et d’auto-rénovation, acte dernier et suprême du système de valeurs en train de se dégrader, premier acte du nouveau système, instant d’abolition radicale du temps, créateur d’histoire, dans le pathétique du point zéro absolu !» (Somn. 370)

Ce passage pose la question du point d’origine. A la mort que suppose une fixité permanente se substitue une autre agonie, permanente elle aussi, liée à l’impossibilité de se fixer. C’est l’obsession du joueur dont la vie est un pari permanent. Pour reprendre les propos de Z.Bauman:

Dans le monde-comme-jeu, le temps se divise en une succession de parties. Chacune se compose de ses propres conventions; chacune est une ‘province de significations’ distincte - un petit univers en soi, indépendant et fermé sur lui-même. (...) Chaque partie a son commencement et sa fin. Le souci du joueur est que toute partie devrait en effet commencer du départ, de zéro, comme si aucune partie n’avait été jouée auparavant et aucun joueur n’avait amassé des gains ou des pertes, ce qui bafouerait le ‘point zéro’ et transformerait ce qui devait être un commencement en continuation rattachée à un précédent. Pour cette raison, cependant, il faut aussi s’assurer que la partie ait un terme clair, incontesté.(30)

Le système fermé épouse donc parfaitement le modèle du projet, tel que nous l’avions évoqué à partir des réflexions de Boltanski. Son moteur est la précarité, le refus de se rappeler la partie précédente, une simulation assumée de départ à zéro, un déni de mémoire. La partie illustre la composition d’un ensemble jamais fini, mais affirmé comme maillon d’une chaîne à dimension prédéfinie. Le joueur «fait le départ» entre la partie précédente et la suivante, en niant les résultats et même l’existence de la précédente.

L’agonie est une mort en acte. Celle du Moi dont l’annoncé est structurellement, avons-nous vu, lié à sa mort. Le Moi comme centre originel «réitéré», donc dupliqué à l’infini, à la fois d’assertions (de thèses) et de moments vécus (d’événements). Ainsi pouvons-nous interpréter ces propos de Husserl dans ce contexte: rayons qui émanent du Moi comme d'une source originelle de productions (Erzeugungen). Chaque thèse débute par une «initiative» (Einsatzpunkt), par un point où la «position prend son origine» (Ursprungssetzung) [...] «le fiat, l'initiative du vouloir et de l'agir.»(31) Indispensable, incontournable, ce point reste insaisissable, ainsi que le souligne «cet admirable paragraphe 36 des Leçons» relatif au Flux constitutif du temps comme subjectivité absolue cité par Derrida, «qui démontre l’absence de nom propre à cet étrange ‘mouvement’ qui, d’ailleurs, n’est pas un mouvement.»:

L’objet est relatif, l’absolu est sujet: «nous ne pouvons nous exprimer autrement qu’en disant: ce flux est quelque chose que nous nommons ainsi d’après ce qui est constitué, mais il n’est rien de temporellement «objectif». C’est la subjectivité absolue, et il a les propriétés absolues de quelque chose qu’il faut désigner métaphoriquement comme «flux», quelque chose qui jaillit «maintenant», en un point d’actualité, un point-source originaire et une continuité de moments de retentissements. Pour tout cela les noms nous font défaut.(32)

On retrouve dans ce paragraphe des préoccupations liées à l’événement, à la nécessité de le «fixer» dans une séquence de moments, une succession de «maintenant(s)». Succession des moments, des positions du Moi et des positions de ses thèses. Succession des «portraits» que constituent en tant que traces le «déroulé» des perceptions, comme celui des images sur un film dont la projection à grande vitesse neutralise la vision des saccades. De là surgit, à certains égards, l’un des principes fondamentaux issus des Somnambules: la position de position, exprimée dans la «troisième thèse»: "Le monde n'est pas posé immédiatement par le Moi, il est une position médiate, opérée par celui-ci, il est "position de position", "position de position de position" et ainsi de suite, dans une réitération infinie." (Somn. 270) ) L’articulation permettant cette réitération est localisée dans le point d’origine zéro. On retrouve là peu ou prou la formule de Husserl: «un point-source originaire et une continuité de moments de retentissements », c’est-à-dire que nous avons, dans l’ «étant vécu en acte» («événement d’actualité» semblant peut-être moins approprié) le point d’origine et une continuité de «moments d’écho».

Dans la mesure où par ailleurs, le langage sous-tend fondamentalement cette position du monde par le Moi, la critique du langage peut mettre en évidence les leurres attachés à une telle réitération. Mauthner ne s’y est pas trompé: «Nous avons appris que les mots ne rendent pas des images et ne font pas référence à des images, mais seulement à des images d’images d’images.»(33)

On voit que cette thèse se situe au cœur de la perception: en évoquant la succession d’images sur un film, on fait implicitement allusion au fait que chaque image est presque identique à la précédente, dans la mesure où elle n’en constitue qu’une infime variation de mouvement. Le changement de plan, le découpage du montage, constituent évidemment de nouveaux départs, mais ils s’inscrivent toujours dans la continuité du film et de la fable (ou du projet, pour revenir à une notion évoquée en introduction). Mais revenons, avec Husserl, au cœur de la perception:

Le mot ‘perception’, pris en son sens normal, ne veut pas dire seulement qu’une chose ‘apparaît’ au moi au sein d’un présent vivant, mais encore que le moi «s’aperçoit» (gewahr werde) de la chose qui apparaît, la saisit comme étant là véritablement, bref la pose. Cette actualité de la position d’existence est, d’après ce qui précède, neutralisée dans la conscience perceptive de portrait. Le regard tourné vers le ‘portrait’ (non vers ce qu’il dépeint), nous ne saisissons rien de réel comme objet, mais précisément un portrait, un fictum. Cette ‘saisie’ comporte bien une orientation actuelle du regard, elle n’est pourtant pas une saisie réelle, mais une simple saisie sous la modification du ‘quasi’ (gleichsam); la position n’est pas une position actuelle, mais modifiée dans le registre du ‘quasi’.(34)

Plaie du temps. Le temps coule vers la mort. Broch refuse l’opium de l’entre-deux, d’un perpétuel mensonge à soi-même obéissant en quelque sorte à l’oxymore «Noch nicht und doch schon».

L’art «tape à l’œil» est précisément une illustration de l’étroite association entre mort et mensonge. En art, Broch conçoit l’ornement comme signature d’une architecture dictée dans un pays et une époque par la raison (Somn. 73). Or, dans le monde de Huguenau, «il devient significatif qu’une époque complètement dévolue au trépas et à l’Enfer, doive nécessairement vivre dans un style qui n’est plus capable de produire d’ornement.» (Somn. 74/75) Il est alors «déconnecté», fermé. Il devient kitsch. L’art «tape à l’œil» repose sur des modes de perception communément éprouvés, dont on sait qu’ils fonctionnent inévitablement et surtout facilement: c’est un «art de tendance» (CLC 358). Il est miné par le conservatisme du cliché, la réitération dans le changement; c’est bien là une forme de nolitio, «l’aversion pour la bonne volonté, pour l’acte divin de création de l’univers que représente la valeur.» (CLC 361)

La philosophie de la valeur est liée au «vécu» de la valeur. Même si celui-ci peut théoriquement, au sommet de l’extase, habiter l’homme parfait et anhistorique, il est clair que la philosophie de la valeur doit, dans la bipolarité évoquée plus haut, s’inscrire dans une philosophie de l’histoire. Broch prône ainsi une «philosophie de l’Histoire, en tant que mécanique des valeurs, dans le continuum historique»(35) déjà induite dans les Somnambules. Cela dit, l’homme parfait et anhistorique au sommet de l’extase pourrait bien être... l’homme mort ! Car, ainsi que le souligne Broch dans son essai sur Le Mal dans le système de valeurs de l’art: «La mort est la non-valeur proprement dite, la non-valeur en soi qui doit s’opposer à la valeur de la vie, même là encore où il n’est plus possible de triompher de la mort que par la mort elle-même, là où c’est la mort elle-même qui abolit la mort, là où elle s’inverse pour devenir valeur de vie, faisant se rejoindre en un cercle les deux infinis, en un sens ultime d’affranchissement de la mort.» (CLC 335)

Pour lutter contre le temps qui porte en lui son abolition, l’auteur des Somnambules érige l’espace des signes en principe libérateur.

Le signe vit dans le style et dans le poème.

Par là, Broch combat le relativisme empirique et primitif. La métaphysique, dans un contexte de restauration des valeurs, a toujours droit de cité. Sans elle, pas de philosophie, même positiviste. Si l’on fait abstraction de la sphère religieuse, il faut se retourner vers la poésie en tant que mode d’expression de recherche du divin; la poésie comme impatience de la connaissance qui surpasse la pensée rationnelle. La Mort de Virgile se situe clairement dans ce contexte: Broch croit en l’effet salvateur d’une poésie éthique, effet qu’il désigne par un vocable relativement difficile à traduire: erzieherische, entre cathartique, «pédagogique» et moral.(36)

Ethique et esthétique: unité retrouvée du Kalos kagathos . Le symbole est ce bout de bois rompu au temps de la Discorde; l’Alliance est le retour à l’unité du symbole à travers lequel la Dichtung trouve sa raison d’être. «Si l’on garde en vue que le symbole artistique et le symbole linguistique sont originellement liés, cette approche unitaire permet d’espérer que le problème du symbole linguistique, le problème de son rapport avec l’unité éidétique, en un mot le problème des unités syntaxiques recevra précisément son élucidation de l’œuvre d’art langagière.»(37) C’est le symbole de la réconciliation devant lequel s’effacent l’Antéchrist et ses avatars mimétiques des systèmes fermés.

© Manuel Durand-Barthez (Toulouse)


CITES

(1) Les Somnambules; trad. P.Flachat et A.Kohn. Paris: Gallimard, 1982, 2 vol. (L’imaginaire), t.II, 3è partie., p.132. Cette édition est abrégée Somn. dans les lignes qui suivent avec sa pagination

(2) "Huguenau oder die Sachlichkeit" qui évoque bien sûr le concept de "nouveau réalisme" (Neue Sachlichkeit) que Broch fustigera dans plusieurs écrits, tant dans les Somnambules que dans des essais, notamment Le Mal dans le système des valeurs de l’art; in: Création littéraire et connaissance. (Cf. infra note 4)

(3) Bauman, Zygmunt. - La Vie en miettes: expérience postmoderne et moralité. Rodez: Le Rouergue/Chambon, 2003. p.89

(4) Les fragments d’essais insérés dans Les Somnambules sont approfondis par l’auteur dans le recueil publié en français sous le titre Création littéraire et connaissance; éd. et introd. de Hannah Arendt, trad. Albert Kohn. Paris: Gallimard, 1966 ( Tel; 91). Ci-après abrégé CLC avec la pagination; ici p. 353/354

(5) Lippmann, Walter. - La Cité libre. Trad. Georges Blumberg. Paris: Médicis, 1938. p.394

(6) Deleuze, Gilles. - Spinoza, Philosophie pratique, Paris: Minuit, 1981, p.34/35

(7) Boltanski, Luc; Chiapello, Eve. - Le nouvel esprit du capitalisme. Paris: Gallimard, 1999 (NRF Essais), p. 158/159

(8) Ibid. p.166

(9) Nous verrons en conclusion que Broch concevra un antidote par le biais d’un autre type d’unité syntaxique et cognitive, notamment dans son essai Über syntaktische und kognitive Einheiten (1946), faisant partie de ses Philosophische Schriften (2)

(10) Laignel-Lavastine, Alexandra.- Zygmunt Bauman ou «l’instinct moral». Le Monde des Livres. Vendredi 28 octobre 2005, page X

(11) Boltanski et Chiapello. - Op. cit. p. 176/177

(12) Ibid. p.208

(13) Canetti, Elias. - Masse et puissance. Paris: Gallimard, 1998 ( Tel; 96), p. 352

(14) On peut avoir un double point de vue vis-à-vis de ce postulat. D’une part, le considérer dans le cadre de l’histoire de la philosophie, comme un concept ayant pu influencer de façon significative une partie de l’intelligentsia de l’époque, comme participant tout naturellement au mouvement des idées. Mais aussi, en tenant compte de la distanciation, voire du dénigrement dont il a pu être l’objet peu après son assertion, tant de la part d’Einstein (qui l’a réhabilité sur le tard en tant que philosophe) que du Cercle de Vienne. Associer la thèse de Mach aux sensations issues de la Lettre de Lord Chandos ainsi qu’aux réflexions sur les couleurs de Wittgenstein, nous semble essentiel dans l’analyse des répercussions de ces motifs philosophiques et littéraires sur la théorie des valeurs de Broch, même si de telles comparaisons peuvent paraître, sinon désuètes, du moins datées.

(15) Mach, Ersnt. - L’analyse des sensations: le rapport du physique au psychique. Nîmes: Jacqueline Chambon, 1996, p.27

(16) Ibid. p.25

(17) Mauthner, Fritz. - Beiträge zu einer Kritik der Sprache. Stuttgart: J.G. Cotta’sche Buchhandlung Nachfolger, 1901-1902, t.I, p.606

(18) Deleuze, Gilles. - Spinoza, Philosophie pratique. p.35/36

(19) Derrida, Jacques. - La Voix et le phénomène: introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl. Paris: Presses universitaires de France, 1993 (Quadrige: 156) p.60

(20) Ibid. p.107/108

(21) Husserl (Edmund). - Leçons sur la théorie de la signification; intr. Ursula Panzer; trad. notes index Jacques English. Paris: Vrin, 1995 (Bibliothèque des textes philosophiques), p. 36

(22) Ibid.

(23) Hofmannsthal, Hugo von. - Le Livre des amis; trad. Jean-Yves Masson. Paris: Maren Sell, 1990, p. 42

(24) Ibid., p. 40

(25) Schnitzler, Arthur. - Relations et solitudes, p. 132

(26) Broch, Hermann. - La Mort de Virgile; trad. A.Kohn. Paris: Gallimard, 1980 (L’Imaginaire) p.201

(27) Hofmannsthal, Hugo von. - Le Livre des amis, p. 15

(28) Musil, Robert. - L'Homme sans qualités; trad. par Ph. Jaccottet. - Seuil, 1982. - 2 vol. (Points. Romans; 60-61), t.I, p. 14

(29) Hofmannsthal, Hugo von. - Gesammelte Werke.; hrsg. H. Steiner. Frankfurt: Fischer, 1958. Dramen, IV (Der Turm), p. 13

(30) Bauman, Zygmunt. - Op. cit. p.56

(31) Husserl, Edmund. - Idées directrices pour une phénoménologie; trad. Paul Ricoeur. Paris: Gallimard, 2001 (Tel; 94), p.474

(32) Husserl, E. - Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Trad. Henri Dussort; préf. Gérard Granel. Paris: P.U.F., 1964 (Epiméthée; essais philosophiques), p.99, cité par J. Derrida in: La Voix et le phénomène. Op. cit. p.94, note 1

(33) Mauthner, Fritz. - Op. cit. tome I, p. 108

(34) Husserl, Edmund. - Idées directrices pour une phénoménologie, p.378/379

(35) «Geschichtsphilosophie als Wertmechanik innerhalb des historischen Geschehens» Cf. Broch, H. - Autobiographie als Arbeitsprogramm, in: Psychische Selbstbiographie; hrsg. von Paul Michaël Lützeler. Frankfurt-am-M.: Suhrkamp Vlg., 1999. p.94

(36) «erzieherische Wirkung ethischer Dichtung» Cf. Broch, H. - Autobiographie als Arbeitsprogramm. Op. cit. p.97

(37) Broch, H. - «Des unités syntaxiques et cognitives» in: Logique d’un monde en ruines: six essais philosophiques; trad. Christian Bouchindhomme & Pierre Rusch. Paris; Tel-Aviv: l’Eclat, 2005, p.165


5.4. OPEN AND CLOSED SYSTEMS: The Improbable Way towards an Equilibrium

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For quotation purposes:
Manuel Durand-Barthez (Toulouse): Phénoménologie et valeurs: un essai d’analyse à partir des «Somnambules» (Die Schlafwandler) de Hermann Broch. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 16/2005. WWW: http://www.inst.at/trans/16Nr/05_4/durand-barthez_bericht16.htm

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