Trans | Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften | 16. Nr. | Februar 2006 | |
6.1. Modalitäten von Kulturkontakt |
Mohammad Ziar (Université azad islamique de Téhéran)
[BIO]
L’Iran, connu autrefois sous le nom de la Perse, a, depuis la nuit de l’histoire, été au centre de l’intérêt pour les civilisations occidentales. Est-ce par hasard que la plus ancienne tragédie grecque qui nous soit parvenue dans son intégralité porte comme titre Les Perses ? Cette pièce d’Eschyle relate, en fait en 472 avant l’ère chrétienne, la défaite des Perses pendant la deuxième guerre médique qui dure de 480 à 479.
D’ailleurs, cet intérêt n’est pas uniquement d’ordre politique ou militaire: Au V e siècle av.J.-C. déjà, Hérodote, grand historien et voyageur grec, admirait chez les Perses leur caractère ésotérique, ce qui serait, croyons-nous, à la base de toute doctrine gnostique.
Voici les coutumes, écrit-il, qu’observent à ma connaissance les Perses: leur usage n’est pas d’élever aux dieux des statues, des temples, des autels; ils traitent au contraire d’insensés ceux qui le font: c’est à mon avis parce qu’ils ne croient pas, comme les Grecs, que les dieux aient une forme humaine.(1)
Avec la Renaissance, les relations entre l’empire perse et les grands royaumes d’Europe, dont la France, prennent un nouvel essor: autorisées par Abbas le Grand, les missions catholiques se multiplient, les voyageurs redécouvrent le pays, les négociants s’y rendent pour faire du commerce en gros et les humanistes s’y intéressent, désireux non seulement des idées et des sciences des Iraniens, mais aussi en quête des idées occidentales particulièrement grecques consignées dans les traductions arabes et persanes(2). Francis Richard, écrit à ce propos:
Dans le sillage de l’humanisme du XVI e siècle, la recherche des textes scientifiques, philosophiques ou historiques de l’Antiquité transmis aux musulmans, et l’intérêt croissant pour la philologie, amèneront plusieurs savants à s’intéresser à l’Iran.(3)
C’est grâce à ces gens-là, en effet, que de nouvelles perspectives littéraires s’ouvrent entre les deux pays. Pour mieux accomplir leur fonction, ces négociants, voyageurs et missionnaires trouvent, à leur tour fort opportun, d’apprendre la langue persane. Ils découvrent alors une très riche littérature qu’ils commencent, de leur mieux, à traduire dans les langues européennes et tout particulièrement la langue française.
Parlant de la littérature persane et des grands poètes persanophones, René Grousset de l’Académie française insiste bien sur leur caractère universel:
[Ils] ont atteint l’universel. Les sentiments qu’ils expriment émeuvent directement un Français comme un Indien, un Turc comme un Géorgien [...] Ils appartiennent à l’humanité tout entière.(4)
C’est d’abord les récits de voyages qui font connaître aux Français la littérature persane. Signalons qu’au XVII e siècle le public en France manifestait un grand intérêt pour lire les récits de voyages; Jean Chapelin (1595-1679) en a expressément parlé dans une lettre:
Nostre nation a changé de goust pour les lectures et au lieu des romans qui sont tombés avec la Calprenète, les voyageurs sont venus en crédit et tiennent le haut bout dans la cour et dans la ville(5).
Adam Oléarius, diplomate et voyageur allemand d’expression française, est, à notre connaissance, le premier auteur de relation de voyage à avoir parlé, d’une manière érudite, des chefs-d’œuvre de notre littérature.
Pour Oléarius en effet, les plus grands poètes des Persans sont: Sa’adi, Hafiz et Firdowsi. Homme de lettres par ailleurs et versé dans la littérature persane, grâce surtout à son assez long séjour en Iran (de 1633 à 1639) et traducteur en allemand du Jardin des roses de Sa’adi, les jugements de ce voyageur étaient pour les Européens du Grand siècle d’une importance réelle et d’une pertinence particulière. Wolfgang Goethe dans son West-Östlicher Diwan a bien reconnu ses dettes envers Oléarius:
De son voyage, souligne-t-il , Oléarius nous a fait des reportages fort instructifs et ravissants.(6)
L’autre grand voyageur de cette époque est l’Italien Pietro della Valle. Son voyage en Perse commence en 1614 et s’achève en 1626. Pendant ce long séjour della Valle a très bien appris le persan au point qu’il arrivait même à composer des poèmes à la persane. Il aimait à comparer la poésie persane avec la poésie italienne et les poètes persans avec ceux d’Italie. Ainsi, par exemple, Hafiz à ses yeux est-il le Pétrarque des Persanophones(7).
La traduction du récit de voyage de della Valle une fois publiée en France en 1661, les Français, surtout les poètes du XIX e siècle, n’auront de cesse d’y puiser de riches informations sur la Perse, ses mœurs, sa civilisation et sa littérature.
Annemarie Schimmel écrivain, critique et orientaliste du XX e siècle est d’avis que della Valle est le premier qui ait présenté Hafiz aux Européens:
C’est en 1650 écrit-elle, que l’Europe a, pour la première fois, entendu parler de Hafiz; c’était à partir du moment où Pietro della Valle a parlé de lui dans son récit de voyage(8).
Jean-Baptiste Tavernier se rendit en Perse en qualité de négociant, mais de retour à Paris, il rassembla ses notes prises pendant ses voyages et en collaboration avec Chappuzeau et La Chapelle-Bassé en fit un récit fort charmant qu’il publia à Paris en 1676 quelques années avant sa mort (survenue en 1689) sous le titre de Les six voyages de Jean-Baptiste Tavernier... qu’il a fait [sic] en Turquie, en Perse et aux Indes.
Outre ses activités commerciales, Tavernier s’intéressait aussi à la littérature. Ainsi donne-t-il à ses lecteurs des instructions fort utiles de la littérature persane.
Jean Chardin qui est, de nos jours, passé à juste titre pour le père fondateur de l’iranologie en Europe, parcourut la Perse à deux reprises, et cela non pas comme Tavernier par l’avidité de s’enrichir mais plutôt par la curiosité de s’acquérir des nouvelles connaissances(9). Les deux ouvrages monumentaux qu’il élabora à Ispahan capitale de La Perse sous les Séfévides sont en réalité une encyclopédie d’iranologie où sont tour à tour traités divers sujets: historiques, pédagogiques, culturels et surtout littéraires.
En ce qui concerne la poésie, Chardin y consacre tout un gros chapitre. Il trouve la poésie persane pleine de sagesse, de philosophie et d’harmonie; car "la poésie, dit-il, est le talent propre et particulier des persans et la partie de leur littérature où ils excellent.(10)"
Se posant la question qui porte sur le pourquoi de l’épanouissement de la poésie chez les Iraniens Chardin répond en vrai critique:
Leur génie, écrit-il, est gai et ouvert, leur imagination vive et féconde; leurs mœurs sont douces; leur tempérament est amoureux et leur langue a la douceur propre et requise pour les vers(11).
Il traduisit en outre un nombre considérable de poèmes appartenant aux plus grands poètes de la littérature persane dont Afez, Sahdy [sic], Firdowsi Molavi.
Au XVIII e siècle, le nombre de voyages faits en Perse se réduisit énormément à cause de l’insécurité qui régnait alors dans le pays suite à la chute de l’empire Séfévide, l’invasion et l’occupation afghanes(1722-1736), les guerres de libération, l’avènement sur le trône de Nadir Shah en 1736 et son assassinat en1747, la guerre civile, les guerres de succession etc.
Malgré tout cela, le goût pour la Perse persista chez les érudits, et les gens de lettres s’informeront désormais grâce à la réédition en chaîne des relations de voyages françaises ou la traduction de celles écrites et publiées au siècle précédent.
La présence de la Perse dans la littérature française ne se limitera plus désormais à quelques noms et personnages de tragédie comme Mithridate, Roxane, Rodogune, Suréna etc. Mais des auteurs tels Barthélemy d’Herbelot dans sa Bibliothèque orientale, Diderot dans la grande Encyclopédie et Montesquieu dans ses fameuses Lettres persanes feront une très large place à la Perse et aux Persans.
Le XIX e siècle en Iran commence avec des changements radicaux: en 1795 Agha Mohammad Khan, fondateur eunuque et dictateur sans merci mais courageux de la dynastie ghadjare fut assassiné; son neveu Fath-Ali lui succéda. Avec l’avènement du nouveau roi qui ne connaissait pas la politique mieux qu’un chef de tribu, l’empire perse perdit de plus en plus de sa grandeur et marcha progressivement vers le déclin. Ainsi aux campagnes victorieuses et aux conquêtes glorieuses du Napoléon de la Perse , Nadir shah succéda la perte de la Georgie en 1813 puis de l’Arménie en 1828.
Renonçant donc définitivement au rêve d’un grand empire, le jeune roi ne se contenta que d’éliminer l’insurrection et l’opposition formées à l’intérieur pour y rétablir à nouveau l’ordre et la sécurité.
Une fois l’ordre établi, les Européens motivés par divers intérêts (parmi eux il y avait des diplomates, des négociants, des militaires, des médecins, des savants, des techniciens voire même des poètes et des écrivains.) furent attirés ou invités en Perse.
Quelques-uns de ces voyageurs publièrent à leur retour en Europe leurs souvenirs, leurs impressions et le récit de ce qu’ils avaient vu et fait en Perse. C’est le cas de Gaspard Drouville, Pierre Amédée Jaubert, Adrien Dupré, Ange de Gardane, J.M. Tancoigne, Charles Bélanger, Rémy Aucher-Eloy , Pierre Loti et bien d’autres encore(12). Faute de place nous nous bornons ici à ne parler que de deux d’entre eux et de manière encore très succincte.
Gaspard Drouville parcourut la Perse sous Fath-Ali shah de 1812 à 1814. Sa relation de voyage parut à St-Pétersbourg et, en raison de son importance, les traductions allemande et anglaise en parurent presque en même temps que l’édition originale. Dans cet ouvrage l’auteur aborde divers sujets: depuis la langue des Persans jusqu’à leurs mœurs, leur musique, leur littérature, leur théâtre etc. Dans un passage il souligne de la façon suivante la connaissance des Européens de la littérature persane:
Les Persans sont très sententieux [sic] parce que leurs poètes ont fait une infinité de proverbes, qui sont en grande partie traduits dans toutes les langues de l’Europe(13).
Et ailleurs, en citant Sir William Jones, il invite implicitement les Européens à imiter les plus grands poètes persans surtout Hafiz, Sa’adi et Firdowsi et à créer des œuvres semblables aux leurs:
Sir William Jones, précise-t-il, l’auteur de la grammaire anglaise et persane à qui nous devons l’intéressante traduction de la vie de Nadir -Schah par Mirza Mahdi, paraît regretter que Voltaire n’eût pas connu la langue persane, pour nous présenter, dit-il en habit européen, les excellentes productions de ce pays, qui passeraient chez nous comme ailleurs, pour des chefs-d’œuvre inimitables: Messieurs Langlès, de Sacy et plusieurs auteurs orientalistes distingués se sont occupés avec beaucoup de succès à remplir cette tâche(14).
Amédée Jaubert, ancien élève de l’Ecole des Langues Orientales vivantes et en qualité de secrétaire-interprète du roi pour les langues orientales, connaissait à fond la langue et la littérature persanes. Il a même traduit et fait connaître aux Européens un grand nombre de textes choisis, glanés dans les jardins de roses de notre poésie.
Justement, à la même époque qu’Oléarius rédigeait son récit de voyage, un homme de lettres, un politicien nommé André Duryer qui était alors consul de France en Egypte et qui avait appris le persan pour des raisons plutôt diplomatiques, travaillait d’arrache pied à la traduction du premier chef-d’œuvre littéraire persan à savoir Le Jardin des Roses de Sa’adi. Ainsi en 1634 les Francophones purent enfin lire le Gulistan ou l’Empire des Roses, composé par Sadi prince des poètes turcs et persans. Une dizaine d’années plus tard, vers 1644, prenant l’exemple sur Duryer, David Sahib d’Ispahan, de son vrai nom Gaulmin, donna une traduction d’Anvâr Soheili, œuvre de Mulla Hosseine Kaschéfi de Sabzévar, sous le titre de Le Livre des Lumières ou La Conduite des Rois; cette œuvre n’est, en vérité, que le résumé et le commentaire du fameux Kalileh et Demneh. La traduction d’Anvar Soheili aurait été effectuée à la suite d’une demande, car Kaschéfi est également l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages dont aucun, à notre connaissance, n’a depuis été traduit dans les langues européennes.
Jean de La Fontaine semble être inspiré de ces traductions particulièrement à partir de son second recueil de fables puisque quelques-unes de ses fables ne sont que des adaptations habiles des Hikâyat (les anecdotes) de Sa’adi et des Contes de Kalileh et Demneh. Dans la partie intitulée Avertissement de ce recueil, La Fontaine avoue ses dettes envers les sages et les poètes de l’Orient mais ne va pas jusqu’au bout et ne mentionne que le nom d’un auteur indien nommé Pilpay:
Seulement je dirai, par reconnaissance, que j'en dois la plus grande partie à Pilpay, sage Indien. Son livre a été traduit en toutes les langues [...] Quelques autres m'ont fourni des sujets assez heureux.
Qui sont en fait ces autres ? La Fontaine ne connaissait pas véritablement le plus grand poète moralise de tout l’Orient musulman; Sa’adi qui lui avait inspiré tant de sujets assez heureux ? Citons à titre d’exemple Le Songe d’un habitant du Mongol de La Fontaine qui a été presque calqué sur la hikayat très concise de Sa’adi intitulée L’homme dévot et le prince(15).
En 1795, les efforts de Louis Langlès qui, avant la Révolution, enseignait le persan à l’Ecole des jeunes de langues, ont enfin porté leurs fruits, car le gouvernement révolutionnaire avait heureusement ressenti la nécessité de fonder une école de langues. Ce fut en fait L’Ecole des langues orientales vivantes dont la direction fut confiée à Louis Langlès. Cette école était destinée à former des diplomates, des orientalistes et des traducteurs. La traduction des chefs-d’œuvre des littératures orientales constituait sans doute la tâche essentielle et majeure des professeurs et élèves; ainsi Silvestre de Sacy publia-t-il en 1811 la traduction du Pend-nameh ou Le Livre des conseils de Faridéddin Attar de Nishabur et vingt ans plus tard en 1831 celle des Nafahat el Ons ou Les haleines de la familiarité de Djami. Un autre ouvrage de Djami Leily va Madjnoun , c’est Antoine-Léonard de Chézy, élève de Sacy, qui le traduisit à l’instar de son maître sous le titre de Médjnoun et Leila.
Jules Mohl, iranologue allemand d’expression française(il avait quitté en 1822 Stuttgart sa ville d’origine pour aller à Paris apprendre le persan, mais il y resta jusqu’à la fin de ses jours) entreprit la traduction du Sahnâmeh ou Le Livre des Rois de Firdowsi mais il ne verra pas la publication du Sahnâmeh parce que la mort le surprendra en1876 et le septième c’est-à-dire le dernier volume de cette œuvre monumentale sera traduit et finalement publié par Barbier de Meynard, élève de Jules Mohl.
D’autres traducteurs comme Garcin de Tassy, Charles Schefer, Charles Defémery, Clément Huard, Edmond Fugnan, Henri Ferté etc. traduisirent respectivement le Mantiéqoteir ou Le Langage des oiseaux d’Attar, le Safar Nameh ou Le Récit de voyage de Nassir Khosrow, une nouvelle traduction du Jardin des Roses et la première traduction du Bustan de Sa’adi, les Quatrains de Baba Tahir Uryan, le Livre de la félicité de Nassir Khosrow, les Ghazals ou Odes d’Anvari... Les traductions sont très nombreuses et nous ne pouvons pas, ici, même en donner une liste exhaustive.
Ainsi, une fois ces oeuvres traduites, leur influence se fit de plus en plus sentir à travers l’œuvre des auteurs comme Jean de La Fontaine, Le Sage, Voltaire, Montesquieu Diderot, Hugo, les Parnassiens, Gide et bien d’autres encore.
De Goethe à nos parnassiens, écrit Grousset, leur influence est également sensible sur tout ce qui en Occident goûte le pur lyrisme dans la perfection accomplie de forme.(16)
Hugo, surtout dans La Légende des siècles et Les Orientales fait preuve d’une connaissance profonde de la littérature persane. Outre les vers persans cités en exergue dans cette dernière œuvre, Hugo présente à la fin du livre une étude critique assez intéressante portant sur la poésie en Orient et il y fait une large place à la poésie persane. Ce qui est étonnant dans cette étude c’est que l’auteur, à côté des plus grands poètes tels que Djlal Eddin Roumi, Ferideddin Attar, Ferdousi, Sa’adi et Hafiz, a cité et apprécié la poésie de quelques poètes médiocres comme Rafi-Eddin et Chahpour Abhari qui ne sont même pas connus de l’élite iranienne de nos jours.
Armand Renaud poète parnassien du XIX e siècle et l’auteur de Les Nuits persanes appréciait les Iraniens en poésie et reconnaissait en eux ses maîtres incontestés. Dans la préface de son recueil de poèmes; il écrit par exemple:
De toutes [les littératures orientales], c’est la forme persane qui en poésie surtout est la plus originale et la plus complète [...] En Perse la poésie s’épanouit avec la civilisation et pendant plusieurs siècles de grands poètes font étinceler le beau, en lui taillant chacun une facette nouvelle(17)...
Les Français qui se rendaient en Perse parlaient également aux Iraniens de la littérature occidentale en général et de leur propre littérature en particulier. Mais, au début, les Iraniens appréciaient peu les littératures européennes et il y avait même une certaine opposition estimant la littérature persane bien supérieure à celle des Européens. Seuls les philosophes de l’Occident attiraient alors leur admiration. L’accueil fait à la littérature française était donc fort timide; mais au fur et à mesure, l’influence française prend plus d’ampleur, de sorte qu’à partir du XX e siècle l’ordre s’est visiblement renversé: le théâtre iranien s’inspirant de Racine, de Labiche et surtout de Molière, subit des changements essentiels.
La poésie moderne proposée par Nima Youchidj, lecteur fervent des poètes français, mit sérieusement en question l’autorité de la versification traditionnelle.
De nouvelles formes romanesques telles que le roman en prose (la littérature persane était déjà riche en romans en vers), la nouvelle etc. vinrent transformer radicalement la littérature persane contemporaine.
Ce changement de goût à la fois progressif et profond chez les Iraniens est, croyons-nous, dû à plusieurs facteurs. Ce fut tout d’abord l’attribution des bourses d’études aux jeunes étudiants iraniens sur l’initiative d’Abbas Mirza, prince héritier de Fath Ali Shah, au début du XIX e siècle, leur permettant de faire leurs études en Europe surtout en France ou Faranguestan (le pays des Francs.)
De retour en Iran , ces anciens élèves aidèrent à la fondation de la première école à l’européenne, Darolfonous ou l’Ecole polytechnique de Téhéran, fondée en 1851.
Ce fut en effet Amir Kébir l’incomparable chancelier de Nasser-Eddin Shah qui mit en place ce grand projet qui est aujourd’hui unanimement considéré comme la pierre angulaire de l’éducation nationale moderne en Iran.
Dans cette école, à côté des professeurs français, un groupe d’Iraniens francophones comme Mirza Réza, Mirza Ali Hamadani, Khalil Khan Saghafi, Mohammad Hassa Khan, Mirza Ali Akbar Khan... enseignaient certaines matières. Ainsi ces professeurs, outre leurs activités scolaires, menaient-ils une carrière de traducteurs et d’interprètes.
Quant au deuxième facteur,ilest certes dû aux travaux des traducteurs iraniens. La première œuvre considérable qui fut traduite du français en persan date de1882; c’était en fait le chef-d’œuvre de René Descartes à savoir Le Discours de la méthode fait par un juif iranien nommé Mulla Lalehzâr. La qualité de cette traduction compte en effet beaucoup moins que son mérite d’avoir enfin initié les Iraniens à la lecture de la traduction des textes étrangers.
Le premier texte dramatique traduit en persan fut Le Misanthrope de Molière par Mirza Habib Isfahani. Ce traducteur de talent signa aussi la traduction de L’histoire de Gil Blas de Santiliane, œuvre de Lesage.
Mohammad Tahir Mirza, petit-fils d’Abbas Mirza, fut un des meilleurs et peut-être le plus actif des traducteurs de cette époque. Il traduisit la plupart des ouvrages d’Alexandre Dumas Père comme Le Comte de Monte Cristo, Les trois Mousquetaires, Le Siècle de Louis XIV etc.
Etémâd al Saltaneh, ministre des publications sous Nasser Eddin Shah et auteur de L’histoire de France en persan, traduisit quelques œuvres du français dont Le Médecin malgré lui de Molière. Le chef-d’œuvre de Fénelon à savoir Les Aventures de Télémaque fut traduit par Mirza Abdol Hossein Khan.
Ces tentatives aboutiront quelques années plus tard à ce l’on appellera le mouvement de traduction, mouvement durant lequel la plupart des œuvres valables ont été traduites par les écrivains-traducteurs iraniens.
Le troisième facteurce fut la fondation des établissements scolaires francophones à Téhéran et en Province comme l’école Saint-Louis de Téhéran et les écoles Saint-Vincent de Paul à Tabriz, Salmas, Urmiyeh et Ispahan. A la suite de tels évènements culturels, le lecteur iranien prit peu à peu goût à la littérature étrangère et revendiqua une poésie, un théâtre, une critique, un art romanesque et, en un mot, une littérature moderne à l’européenne.
C’est ainsi qu’au seuil du XX e siècle, les Iraniens commencèrent une nouvelle ère au sens plein du terme: sur le plan politique le despotisme des rois avait cédé sa place à la Constitution.
La volonté d’évoluer succéda à l’attitude rétrograde et la persistance inutile dans les gloires du passé et la littérature en tant qu’un miroir que l’on promène le long d’un chemin refléta et résuma toutes ces nouveautés.
Ainsi le théâtre moderne à côté du théâtre traditionnel trouva une place d’honneur; des auteurs de pièces de théâtre comme Mirza Fath Ali Akhondzadeh, Mirza Agha de Tabriz, Moayédolmolk et beaucoup d’autres firent leur entrée dans ce domaine et s’y exercèrent.
Grâce au poète Nima Youchidj (de Youch), disciple des poètes novateurs - Arthur Rimbaud notamment- on jeta enfin un nouveau regard sur la poésie, bien que Mawlavi(18) longtemps avant eût suggéré ces innovations.
La littérature romanesque, de son côté, s’éloigna de la forme purement poétique. De grands romanciers qui s’étaient presque tous formés à l’école de leurs grands maîtres de la littérature française, firent leur apparition. Et Mohammad-Ali Djmalzadeh, lecteur, traducteur et disciple d’Anatole France écrivit le premier roman persan moderne Yeki boud, yeki naboud (Il était une fois) et ouvrit ainsi le chemin pour l’avènement d’un vrai génie, Sadegh Hedayat qui est, à juste titre, un des plus grands romanciers de la littérature mondiale. Hedayate écrivait en français(19) et en persan. Il fut vite accueilli et salué par les surréalistes. Son chef-d’œuvre la Chouette aveugle fut immédiatement apprécié et traduit dans beaucoup de langues(20). Il ne serait peut-être pas abusif de citer ici ce que José Corti a dit de Hedayat et de son œuvre dans ses Souvenirs désordonnés:
C’est un livre d’une atmosphère lourde, oppressante, dans lequel le maléfice d’un rêve s’insinue dans la réalité, l’enveloppe, se noue à elle - et l’écrase. Ce n’est pas un cauchemar que narre un conteur habile, mais une obsession que celui-ci fait partager et à laquelle je ne sais pas quel lecteur ait jamais pu échapper. On peut imaginer qu’un auteur écrive un ouvrage fantastique parce qu’il a voulu tâter du genre et qu’étant heureux conteur il produise une belle œuvre. Ce ne sera jamais l’équivalent de la Chouette.
Espérons enfin que le XXI e présentera, comme autrefois, des écrivains, des poètes, des dramaturges dignes de la littérature mondiale, des génies aujourd’hui en herbe et en gerbe, mais occultés et éclipsés par le succès gigantesque de la littérature occidentale, littérature qui, à ses débuts du moins, doit beaucoup à nos grands hommes.
© Mohammad Ziar (Université azad islamique de Téhéran)
NOTES
(1) Hérodote, in Voyageurs anciens et modernes, Collection dirigée par E. Charton, Bureaux du Magasin Pittoresque, Paris, 1863, p.98
(2) Rappelons qu’un grand nombre d’ouvrages de langue arabe de la période post-islamique est l’œuvre des Iraniens qui écrivaient en persan et en arabe. C’est par exemple le cas d’Avicenne, de Mohammad Razi, de Farabi etc.
(3) Francis Richard, Aux origines de la connaissance de la langue persane en France, in revue Luqmân, 3 e année, N 1, 1986-87, p. 24
(4) R. Grousset,L’Âme de l’Iran et l’humanisme (Préface), Albin Michel, Paris, 1951, p. 11
(5) Les lettres de Chapelin Tome II Paris 1883 p. 340
(6) Note de Goethe citée par l’éditeur allemand de Moskowitsche und Persische Reise d’Oléarius.
(7) C’est justement ce que fera au XIX e siècle Hugo dans ses Orientales.
(8) -A. Schimmel, Hafiz and his critics, in Studies in Islam 1979, p.12
(9) Les termes en italique sont empruntés à Chardin.
(10) Cité par Jeanne Chaybany, in Les voyages en Perse, Ministère de l’Information d’Iran Téhéran 1971, p. 82
(11) ibid., p.82
(12) David Vinson dans son livre intitulé Les Arméniens dans les récits des voyageurs français du XIX e siècle pp. 27-63, a bien donné la liste exhaustive des noms de ces voyageurs.
(13) G. Drouville, Voyage en Perse en 1812, St-Pétersbourg, 1819, Tome second, p.45
(14) ibid. p.44
(15) Cf., Javad Hadidi, Iran dar adabiyyaté faranseh (L’Iran dans la littérature française), Machhad, Presse universitaire, 1969, pp.55-65
(16) R.. Grousset, op.cit. , p. 9
(17) Armand Renaud, cité par Djavad Hadidi, in Luqmân, VIII: 2 printemps- été 1992
(18) Djalaléddin Mohammad Mawlavi Roumi né en 1207 à Balkh , ville située actuellement en Afganistan et mort en 1273 à Konya en Turquie. Roumi est l’un des plus grands poètes mystiques de la littérature persane.
(19) Il est l’auteur d’un article : La Magie en Perse, publié en juillet 1926 dans la revue parisienne Le Voile d’Isis et deux nouvelles : Sampingué et Lunatique publiées dans La Revue de Téhéran en 1945.
(20) Traduit en français par Roger Lescot en 1953.
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