TRANS Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 17. Nr. Januar 2010

Sektion 3.4. Literaturen der Migration: Konfrontation und Perturbation als kreativer Impuls
Sektionsleiterin | Section Chair:
Ursula Moser (Universität Innsbruck)

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La migration et la constitution du moi.
Pius Ngandu Nkashama et la découverte du moi

Arthur Ngoie Mukenge (Rhodes University Grahamstown, South Africa) [BIO]

Email: a.mukenge @ru.ac.za / arthurmkg@yahoo.fr

 

Liminaire

L’extraordinaire montée de la ‘diaspora littéraire’ demeure un des témoignages passionnés de la confrontation entre les dictatures postcoloniales et l’ardente soif de liberté de l’écrivain. Dans le cas de Pius Ngandu Nkashama, la confrontation avec l’inconnu dans le contexte d’un voyage migratoire a eu comme corollaire une production littéraire foisonnante. En dépit de la mise à distance avec sa société d’origine, il n’est pas demeuré en reste. L’auteur de La Malédiction continue à faire éclore son potentiel créateur autour du questionnement sur le devenir de ses frères en proie aux machines des régimes totalitaires. Aussi le contact avec un ‘autre nouveau monde’ a-t-il circonscrit la redéfinition de son moi caché, le déploiement de son talent et de sa créativité littéraire. Voilà le problème qui exige un examen approfondi.

Cette étude s’articule autour de la découverte du moi de l’écrivain congolais Pius Ngandu Nkashama dans la diaspora. D’entrée de jeu, il est important de souligner que l’exil, cet espace par excellence où l’on se définit par rapport à soi-même et par rapport aux autres, ménage à l’écrivain la possibilité d’une prise de parole plus libre face aux restrictions imposées par les régimes totalitaires. C’est autant dire que l’exil offre à l’écrivain tant soit peu un espace qui stimule l’imagination, à l’abri d’éventuelles intimidations et menaces émanant des pouvoirs, et exacerbe son désir de créativité. Il constitue non seulement une espèce de fuite, « une façon d’échapper aux cachots des services de la sécurité, aux geôles des dictatures sanguinaires, aux meurtres collectifs qui ont dévasté des régions entières » (Nkashama 1983, 53), mais aussi un ‘aiguillon’ qui contraint l’écrivain à pratiquer une écriture plus significative. L’expérience exilaire ‑ expression de Romuald Fonkua (1993, 43) ‑ épouse ici les contours d’un vieux mythe, celui de l’écriture qui n’apparaît qu’avec l’exclusion « hors du Jardin » et qui est due à la férocité des régimes que Tchikaya U Tamsi qualifie sans ambages de carnassiers (U’Tamsi 1957, 29). Grâce à cette mise à l’écart quasi inaugurale, qui se double parfois de sévices corporels, l’exilé semble devenir, en sa nouvelle condition, un martyr, une sorte de réchappé des ‘camps de la mort’, qui ne vit plus que de l’écriture, considérée finalement comme sa part la plus inaliénable. « L’écriture, » note Ngandu Nkashama (1987, 179), « m’apparut, entre mes doigts brisés et mal cicatrisés, comme une mystique qu’aucune force ne pourrait jamais m’arracher, qu’aucune puissance au monde ne saurait jamais m’interdire. Si j’avais à vaincre les hommes, je ne pourrais plus le faire que par l’écriture. »

 

Le concept du moi ou du tiers espace

Le concept du moi n’est pas à aligner dans le contexte définitionnel de Freud qui l’a abordé par exemple dans Le Moi et le Ça (1923). Dans ce texte le moi devient emblématique pour le narcissisme de la personne humaine. Cette instance psychique apparaît comme l'idéal du moi et constitue un modèle de référence que la personne espère égaler (cf. Lefranc 1996, 58). La manœuvre, ici, n’est donc pas celle de définir le moi dans le contexte freudien des phénomènes psychiques étant donné que la piste freudienne ne conduira à rien de précis dans ce contexte. Le moi est, pour Freud, un filtre moral. "C'est au moi qu'il faut attribuer le travail de la pensée à l'épreuve de la réalité, le délai entre le besoin et l'action, la représentation du temps, la synthèse des contenus, la rationalité" (Lefranc 1996, 58). Aucun recours ne sera fait non plus au concept du moi pris dans l’engrenage de l’« ego » de Max Stirner. En effet, Max Stirner définit le moi comme étant la satisfaction primitive d’être soi-même (Max Stirner 1995).

Le moi de l’écrivain s’autorise ici d’une double exclusion. Il coïncide donc avec l’apparition d’un ‘tiers espace‘ (Kayembe Kabemba 2005), un territoire de liberté créatrice qui renvoie dos-à-dos l’Afrique et l’Occident. Car, autant Nkashama « bénit » les dictatures africaines qui ont conduit nombre d’écrivains à l’exil, autant il refuse de se plier à une quelconque contrainte extérieure :

C’est pourquoi nous avons béni le courant surgi en France contre les « immigrés ». De l’extrême droite ou de quelque point qu’il vienne, il nous a montré du doigt le chemin qui mène sur nos propres clairières. Il nous a délivrés du sentiment artificiel de vouloir nous enraciner sur les plaines du Rhône ou sur les pentes abruptes des Vosges. La France ne sera jamais une patrie pour nous. Autant nous en constituer une que personne d’autre ne pourra venir nous disputer. Que nous défendrions jalousement au prix de notre chair, s’il faut. Pour laquelle nous nous sacrifierons au détriment d’autres terres qui nous ont été refusées. (Nkashama 1987 : 131)

Découvrir « ses propres clairières », se priver de tout désir d’enracinement « sur les plaines du Rhône ou sur les pentes abruptes des Vosges », se constituer une terre à soi, voilà les différentes expressions qui désignent la volonté de créer un ‘entre-deux’ où situer le projet créateur. Ici, l’écrivain cherche manifestement à déjouer le piège d’une classification qui le réduirait à n’être qu’un porte-parole de sa nation et/ou qu’un ‘immigré reçu’, et à indiquer ainsi une région neutre de redéfinition de son propre moi.

 

Profil de l’homme 

Pius Ngandu Nkashama est un des écrivains phares de la littérature africaine postcoloniale. Il est né en 1946 à Mbuji-Mayi dans le Kasaï-Oriental au Congo/Zaïre. Arrêté, malmené et torturé dans les caves des Services de Sécurité à Lubumbashi en 1977, il fut mis en relégation à Mbuji-Mayi, sa ville natale. Poussé à l’exil par l’escadron de la mort au service d’un régime militaire, il trouve refuge en France. Par la suite il prend le chemin de l’Algérie où il travaille comme professeur à l’Université d’Annaba, avant d’accepter un poste au Département de français de la Louisiana State University aux États-Unis.

L’exil de Nkashama ne ressemble en rien aux récits ‘coupés et collés’, c’est-à-dire tronqués, de certains exilés en quête d’un point d’appui, qui ont monté en épingle une biographie taillée sur mesure pour tromper les instances gérant les immigrés et qui ont fait de la souffrance des autres une monnaie d’échange pour s’établir sur la ‘nouvelle terre’. Aussi son exil géographique ne signifie-t-il nullement l’exil de la mémoire. Car Nkashama entretient une relation fluide avec sa patrie, malgré l’éloignement spatial. Voilà un refus de tracer des contours frontaliers tangibles entre lui et sa patrie. Il se donne à voir comme ‘le mémorialiste sublime’, le chroniqueur de la descente aux enfers du peuple congolais (zaïrois), descente due à l’une des dictatures les plus sanglantes que l’Afrique ait jamais connues. Mais, en même temps qu’il prend ses distances vis-à-vis de la terre française, pays traditionnel d’accueil des sans-voix, il met en lumière, par le biais d’un jeu intertextuel subtil, non seulement sa dette scolaire et littéraire à l’égard de la France, mais aussi ce qu’il doit à d’autres textes de la littérature mondiale. Aussi produit-il une œuvre hybride, par certains côtés, qui porte la marque d’un être façonné par d’incessants déplacements et qui pose un problème de réception et d’insertion dans l’espace français. C’est pour dire que les va-et-vient de sa vie ont laissé des empreintes littéraires indélébiles chez l’écrivain dont l’oeuvre littéraire dénombre plus de soixante ouvrages, parmi lesquels des dictionnaires, des romans, des manuels, des livres pour enfants, des pièces de théâtre, des essais, des recueils de poésie, etc.

 

Pertinence du moi

En remontant le cours des faits, la déclaration d’Aimé Césaire à une conférence d’écrivains et d’artistes dans les années 50 dans une ville européenne avait suffi pour donner un regain de forces aux nombreux intellectuels africains réunis pour cette circonstance. Ce fut un appel tonitruant, un véritable cahier de retour au pays natal, retour que chacun devait faire pour puiser de la matière à traiter dans les réalités quotidiennes. Selon Césaire lui-même, c’est une façon de souligner la nécessité de recourir à « la quotidienneté des souffrances » des populations comme source d’inspiration (Césaire 1954, 12). On dirait que l’appel n’est pas resté sans écho chez les uns, mais pour les autres ce ne fut qu’un rappel car ils évoluaient déjà dans la perspective césairienne. C’est le cas de Mongo Beti, Ousmane Sembène, Ferdinand Oyono, etc., qui faisaient leurs récurrences non seulement des souffrances, des injustices et des tortures infligées aux populations mais aussi des multiples déviations des colons. Dans leurs fictions romanesques ils s’employaient à décrire le malaise de leur peuple et même à poser des jalons pour des solutions à court ou à long terme. Toutefois, l’appel de pied de Césaire souligne la pertinence d’une littérature agissante ou de combat. S’adressant au peuple antillais, Senghor (cité par Césaire) disait un jour ceci : « En venant je me disais à moi-même et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en attitude stérile du spectateur car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleur n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse » (Césaire 1954, 45).

La littérature postcoloniale en Afrique ‑ que Chevrier qualifie de désenchantement en vue des déceptions qui ont marqué les lendemains des indépendances ‑ s’est affirmée plus à l’extérieur qu’à l’intérieur du continent africain (Chevrier 2002, 110). Les régimes dictatoriaux qui ont instauré un mécanisme de contrôle de la pensée, ont poussé les ‘têtes pensantes’ à l’exil pour se libérer de l’œil qui fait la ronde des vigiles des pouvoirs sanguinaires. C’est l’expatriation de nombreux écrivains noirs. Cependant, l’espace exilaire a été pour beaucoup d’entre eux un terrain de prédilection non seulement pour la redéfinition du moi mais aussi pour la créativité et la plaidoirie en faveur des victimes d’oppressions de toutes sortes.

Au fait, dans les méandres de l’errance, Nkashama a su abondamment et puissamment développer son écriture. Il suffit de lire par exemple, note Zezeze Kalonji, la fin de Mangroves en terre haute pour voir l’écrivain récapituler harmonieusement l’ensemble de son répertoire littéraire par cette phrase sentencieuse : « [I]l [parlant de son héros] avait atteint les rives enchantées : un pacte de sang sur des mangroves en terre haute, au milieu des étoiles écrasées, car c’était un jour de grand soleil. » (Kalonji 1992, 21) En sus, le répertoire littéraire de Nkashama est monté sur un arrière-fond de mélange culturel prisé d’objectivité, de liberté, de joie voire de violence – résultantes du phénomène exilaire. Dans Vie et mœurs d’un primitif en Essonne quatre-vingt-onze, il s’explique là-dessus de la manière suivante : « [J]e mis dans cette écriture toute la noirceur de la nuit profonde, toute la nuit de mes douleurs. De rédiger ces textes me donnait une sorte de joie secrète, un bonheur volé à l’association, au Département de l’Essonne, à la France tout entière, à l’occident, à l’univers dans sa totalité. » (Nkashama 1987, 179)

D’autre part, il est important de signaler qu’au tournant du millénaire, les auteurs restés dans des pays comme le Congo, ont connu des moments très difficiles alors que ceux qui se sont exilés, semblent ‘voler’ de succès en succès. Voilà ce qui conduit le critique Alphonse Mbuyamba Kankolongo (1993) à proposer la notion de littérature congolaise à deux vitesses , celle de la diaspora et celle des autres.

 

Espace exilaire, espace de liberté et de création

L’exil implique-t-il un départ dû à l’intervention d’une force quelconque ? L’espace exilaire est-il un espace de liberté créatrice ? A l’une et l’autre question, on répondrait par l’affirmative. Car l’écrivain, refusant de jouer le jeu du pouvoir et faisant face aux armes meurtrières des régimes militaires, est contraint à un départ « loin des terres natales, des odeurs agricoles, des senteurs des racines sauvages et de l’éther embaumé […] » (Kalonji 1992, 59).

Nkashama, que l’on voulait réduire non seulement à l’impuissance mais aussi à la nudité, s’en va … ou est poussé à l’exil. Dans une série de métaphores, il exprime la panique de l’homme en général et de l’écrivain en particulier dans un régime totalitaire : l’un et l’autre sont considérés comme des « parias » sur leur propre terre (Nkashama 1981, 53). D’autre part, l’originalité diasporique de Nkashama réside dans la liberté créatrice de peindre sans gêne l’archétype du pouvoir postcolonial. Au plus fort des férocités, Nkashama a librement qualifié ce pouvoir de « fou » et ses détenteurs « de tortionnaires » pour des raisons que couve cet extrait : « Aurai-je le courage de témoigner pour ces milliers de vies qu’on sacrifie chaque jour ? L’homme est sévèrement châtié, par des ignobles bourreaux qui eux-mêmes, ont tramé son destin, et guidé ses mains. C’est ici que l’enfer acquiert son sens plein. Parlez le fou ! Vos proverbes, vos lois sont obscurs » (Nkashama 1983, 61). Selon Antoine Tshitungu Nkongolo (1994, 38), Nkashama est donc « cet immense écrivain au verbe frondeur qui pourrait résumer, à lui tout seul, les affres d’une vie d’écrivain dans le Zaïre de Mobutu où l’idéologie plombée du parti–Etat ne pouvait tolérer de discours échappant aux normes codifiées par le bureau politique du Parti ». En dernier lieu, l’œuvre romanesque de Pius Ngandu Nkashama peut se donner à lire comme une écriture migrante dans la mesure où elle « remet en question l’unicité des référents culturels et identitaires » (Berrouët-Oriol 1987, 22), où elle se refuse d’être un véritable et strict « cahier de retour au pays natal » et se présente comme un espace hybride, nourri d’apports issus de cultures diverses et d’éléments de nature autobiographique. La plupart de ses ouvrages sont des fables de la désillusion écrites dans la diaspora.

Nkashama a fait de son espace diasporique un lieu par excellence de création littéraire, un lieu d’un réel repositionnement littéraire. Aussi peut-on dire que les œuvres de Nkashama sont le dépositaire des souffrances d’un peuple victime des pouvoirs phallocrates et pervers, son écriture est le symbole de la résistance, de la rage de proclamer la vérité face aux faiseurs des lois, le symbole d’un cri qui se fait l’écho des plaintes des victimes des pouvoirs totalitaires. Le choix des mots et le mélange de formes romancées et poétiques, tout cela n’est pas fioriture gratuite ; par contre, cela constitue la rengaine d’un exil terrestre pour illuminer toute une génération déboussolée et sacrifiée. L’élan verbal, la liberté de pensée et le renoncement donnent à Nkashama « un rôle surdimensionné : celui qui porte la voix, celui qui montre la voie et celui qui est prêt au sacrifice » (Kalonji 1992, 59). L’exil ou l’entre-deux se présente donc comme un endroit stratégique pour écrire librement. C’est un terrain pour faire éclore le talent littéraire avec des ouvrages comme Pacte de Sang, vies et mœurs et d’autres. Ainsi Nkashama devient-il un héros africain parti en voyage d’aventure vers des terres inconnues.

 

Conclusion

L’entre-deux est un espace de libre expression. Les fresques romanesques de Nkashama ne sont donc pas des récits tirés d’une imagination en délire mais peuvent être vues comme de véritables épopées d’exil, des chefs-d’œuvre alimentant une littérature migrante. A travers ses nombreuses fictions romanesques de la diaspora, il voudrait faire savoir à son peuple que sa condamnation n’est pas une fatalité en soi ; il y a lieu de s’en sortir. Aussi faudrait-il garder une conscience claire, une lucidité de pensée, un courage de parole et une volonté d’action. Nkashama lance des cris pathétiques contre les dictatures féroces, inhumaines, celles qui ont créé « des déchirures physiques et morales » (Adiaffi 1995, 40). Enfin, pour lui, les dictatures n’ont pas seulement engendré la douleur mais ont également occasionné la fuite des cerveaux, et il exprime son inquiétude dans l’extrait suivant qui a l’allure d’un proverbe : après l’indépendance, « le ciel ne s’habille de bleu que pour le troquer contre le blanc de deuil. Le goût sucré de la banane laisse dans la bouche des traces d’aigreur et d’amertume » (Nkashama 1983, 54).

BIBLIOGRAPHIE


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For quotation purposes:
Arthur Ngoie Mukenge: La migration et la constitution du moi. Pius Ngandu Nkashama et la découverte du moi -. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 17/2008. WWW: http://www.inst.at/trans/17Nr/3-4/3-4_mukenge.htm

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