L’Idée «Méditerranée»
est problématique. Elle l’est même triplement. La
nature de sa problématicité procède elle-même
de ce qu’on peut appeller une symbolique trinitaire
et selon laquelle mediteraneïté s’est invariablement
conjuguée avec un triptyque: trois religions, trois communautés,
trois aliments-fetiches (le blé, l’olivier, la vigne….)
et trois malentendus. Des malentendus qui expriment
aussi bien ses confluences, ses invraisemblances, ses résurgences
et ses urgences.
Le premier malentendu: de la religiosité
Trois communautés, comme chacun sait,
se partagent les rives de la Med depuis la nuit des temps. Des communautés
qui ont réussi à survivre aux vicissitudes des ingérences
et aux porosités des interférences. Dans cet univers divisé
en une spatio-temporalité compartimentée, chacune des
communautés a construit son propre imaginaire culturel d’abord,
au sens anthropologique du terme, religieux ensuite mais qui ont fini
l’un l’autre par transmuter en imaginaire tiraillé
par le politique ou parfois les uns et les autres se sustentent mutuellement
en fonction des périodes, ou s’entrechoquent selon les
conjonctures, les intérêts et les enjeux.
Mais à l’évidence, le religieux
conserve en permanence sa dimension d’immanence. L’univers
du religieux est connu pour être le lieu, où tous les laissés
pour compte de la terre peuvent s’abriter psychologiquement, créer
ou imaginer une texture et une contexture de la société
humaine qui conforte leur conception.
Mais il demeure également le lieu d’énonciation
de contre-symbolique voire d’antisymbolique. Les meilleures illustrations
de cette contre-symbolicité demeurent indubitablement les notions
d’intégrisme ou de fondamentalisme qu’on
colle immanquablement au religieux. Des notions à sémantique
variable mais à charge négative qui demeurent intimement
liées au religieux tout en le niant.
Le premier grand malentendu des trois religions
de la Mediterranée est que chacune, nous semble-t-il, a sa propre
vision de l’ordre et du chaos et parfois ce qui est considéré
comme ordre par l’une est perçue comme chaos par l’autre.
Le deuxième malentendu: de l’ethnicité
En dépit de ces dissensions multiformes
certains traits durables attestent de la permanence de la convergence
de ces civilisations. La facilité des échanges a favorisé
un métissage fécond qui a su conjuguer complexité
et diversité. Cette multiplicité qui a parfois engendré
une convivialité culturelle est toujours visible après
des siècles: On peut citer l’exemple de La Sicile des trois
religions qui a vu l’expulsion des Juifs, et des Arabes après
l’arrivée des Normands mais qui conserve les traces de
l’héritage judéo-musulman puisque on peut toujours
rencontrer les trois alphabets différents; latin, hebreu, et
arabe. C’est aussi le cas de l’Andalousie qui a dominé
l’histoire culturelle méditerranéenne durant trois
siècles. L’Europe est redevable à jamais aux traductions
et aux réflexions des penseurs d’EL Andalous. Sans AVERROES
et MAÏMONIDE Aristote n’aurait jamais produit l’impact
qu’il produit encore sur l’Epistémè occidentale.
On sait pourtant comment les communautés arabes et juives ont
été traitées, plus tard, dans l’Espagne catholique
pour des raisons fondamentalement ethniques.
Troisième malentendu: de la culturalité
Tout cet héritage culturel qui s’est
souvent nourri du religieux commun est battu en brèche de différentes
manières et sous plusieurs formes. Des siècles plus tard,
la reconfiguration actuelle de l’Europe ( Rive Nord de la Mediterranée)
qui regarde plus vers l’Est que vers son flanc Sud est porteuse
d’inquiétude et d’interrogations. La Mare Nostrum
qui constituait le LIEN culturel des peuples se décline en cloisonnements
voire en brisures. Les brisures économiques,démographiques,
culturelles et autres approfondissent et nourrissent les divorces.
Dans ces conditions, si la MED est une mosaïque
de toutes les couleurs selon le mot de Fernand Braudel, elle est
aussi une mosaïque de toutes les douleurs. «Elle concentre
en elle de façon virulente l’affrontement de tout ce qui
s’oppose dans la planète/ Occident et Orient, Nord et Sud,
Islam et christianisme, laïcité et religion, fondamentalisme
et modernisme, richesse et pauvreté.» comme le souligne
avec émoi Edgar Morin. Ces fêlures qui sont l’expression
actualisée d’un legs civilisationnel fortement embrouillé
prennent dans la planète à l’heure de la globalisation
des caractères éminemment culturels ou se mêlent
allégrement matérialité et immatérialité,
repli et identité.
Mais au-delà des bornages multiples qui
existent entre les deux rives la plus importante est d’ordre mental.
Elle procèdent d’une vision d’éloignement
voire d’exclusion qui confine l’autre rive dans
une altérité conçue comme incompatible
avec la culture européenne. Ce qui amène à reposer
l’inévitable question de l’Identité de
l’Europe.
En revanche concevoir un univers méditerranéen
dans sa culturalité plurielle et partagée, revient à
reconsidérer sérieusement la configuration actuelle des
relations culturelles euromediterranéennes.
En paraphrasant Braudel j’avais dit plus
haut que la Med était également une mosaïque
de toutes les douleurs et c’est peut être pour cela
que nous continuons, malgré tout à éprouver le
bonheur enthousiaste d’être méditerranéens
des deux cotés de ses rives
Et c’est certainement pour cela que nous
pouvons élargir à toute la Mediterranée ce que
Jacques Berque disait de ses andalousies toujours recommencées.
Ces andalousies et cette Méditerranée «dont
nous portons en nous à la fois les décombres amoncelées
et l’inlassable espérance».