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Anil Bhatti (New Delhi) |
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Dans un monde polyphone et polycentrique, il convient de réfléchir sur des formes coopératives plus à même de prendre en compte l'internationalisation de la recherche dans les sciences humaines et la culture que par le passé. La résolution démocratique d'une situation de monologue accaparé par un seul centre de pouvoir se trouve habituellement dans le dialogue.
D'un point de vue étymologique, il n'est pas nécessaire qu'un dialogue s'instaure seulement entre deux parties, bien que l'usage le veuille ainsi, comme en témoigne, par exemple, la philosophie dialogique de Buber. Le concept de polylogue, usité de plus en plus, dénote une situation polycentrique permettant de créer des conditions de communication polyphonique qui tout au moins et en principe présuppose
1° une mise en question de la centralisation décisionnelle et du pouvoir (sous forme de défense d'intérêts, de priorités, d'argumentaires) et
2° une potentialité suffisante pour assurer une généralisation consensuelle des acquis du débat.
Pour les débats, je voudrais d'entrée proposer trois réflexions, qui me paraissent de nature à prédisposer la structuration des formes de communications. (1)
Primo: Nous partons d'une situation qui venait de découvrir le tiers-monde ; puis on a découvert l'étranger; et maintenant on découvre que nous possédons tous de la culture. Est-ce là une réponse au problème du réductionnisme et par ricochet à la complexité praticologique, ou bien est-ce plutôt le contraire?
Lorsque je me mets à construire des cultures et à expliquer une pratique ou un rapport de forces ou un texte dans une perspective culturelle, fais-je vraiment plus que d'exposer des pléonasmes ? Est-ce que l'explication culturelle n'est pas la plus simple du fait qu'elle nous dispense de poser d'autres questions ? Ou bien, l'explication culturelle permet-elle une réponse là où les sciences sont restées muettes jusqu'à présent?
La sensibilisation aux arguments culturels est-elle conservatrice? On aborde par là le problème du respect pour les autres cultures, lequel réduit la critique "des Lumières" au silence et renforce les prétentions légitimistes.
La culture, la théorie de la culture,
les études culturelles, le culturalisme : l'utilisation
inflationniste du mot "culture" est notable, tout comme
le malaise à faire de la culture ou à utiliser l'argument
culturel. On nous apprend aussi que l'énervement à
ce propos se répand de plus en plus.(2)
Avons nous affaire à une nouvelle forme
de réductionnisme, à l'instar de ce qui se passe
avec l'économisme, le biologisme, l'essentialisme, comme
Eagleton le soupçonne ? Il y a environ 25 ans de cela,
nous disions que tout s'expliquait sociologiquement, comme
quoi la chose était entendue. Schnädelbach se souvient
"de l'effet heuristique qu'avait pour nous, de l'Ecole
de Francfort des années 50, l'évidence selon laquelle
tout s'expliquait par la société"(3) Schnädelbach
pense que le décentrement du concept de société
est lié au vide laissé par la débandade de
la théorie marxiste. On pourrait aujourd'hui à nouveau
utiliser le mot "culture", sans pour autant être
suspecté de conservatisme ou tout simplement d'idéologie;
le mot désormais scientifiquement purifié pouvait
s'utiliser à nouveau dans notre discours. Pour notre propos,
les raisons en sont indifférentes (anthropologie , structuralisme
etc.); qu'il suffise de constater que, manifestement, aujourd'hui,
tout s'explique par la culture et c'est une chose entendue.
Apparently Eagleton expressed his scepticism at an international conference on 'Cultural Studies: China and the West', at the Dalian University of Foreign Languages, Dalian, China. The occasion seems relevant to me. For in the international discussion today we are also concerned with, among other things, the role, application and the usefulness of European culture theories (not culture!) from the enlightenment to the present times and their aporia.
Eagleton a fait part de son scepticisme à ce propos dans le cadre de la conférence internationale "études culturelles : la Chine et l'Occident", Dalian Univeristy of Foreign Languages, Dalian, Chine. L'occasion est toujours d'actualité, car aujourd'hui encore, on ne cesse de parler partout entre autres choses de l'importance, de l'usage et de l'utilité de la théorie culturelle européenne (et non de la culture!) de l'époque des Lumières jusqu'à nos jours et de ses apories. Comme d'autres critiques du culturalisme, Eagleton souligne que la culture au sens large a fait partie intégrante des mouvements sociaux et politiques modernes en Europe. Dans tous les domaines où la langue, les valeurs, les usages, les styles de vie, les identités, les allégeances jouent un rôle, la culture faisait partie intégrante du nationalisme révolutionnaire, de la politique de libération sexuelle, des luttes ethniques des dernières décennies. Cela veut dire que la culture n'est plus une alternative à la prose politicienne ou à son abolition au sens d'un humanisme libéral. La tradition de cet humanisme, comme Eagleton le souligne, ne doit pas être sous-estimé, car de vénérables projets utopiques en sont nés, tout comme des envols désespérément idéalistes. Mais la vision humaniste libérale ne peut plus être maintenue quand la culture ne fait plus partie de la solution mais constitue une partie du problème. Quand elle devient partie de "présupposés politiques plutôt que d'un langage plus profond, universel et perdurable par lequel les querelles éphémères s'apaisent." (4)
La pensée postmoderne ne s'accommode pas bien de l'idée d'une culture de réconciliation désintéressée. Au lieu de cela, on célèbre la différence culturelle. Mais cette différence est célébrée dans le contexte d'une homogénéisation capitaliste du monde. Le postmodernisme y contribue en exportant une philosophie de la différence entre autres sous forme d'un mode d'intégration culturelle à l'occidentale.
Pour Eagleton, cela fait partie d'un programme de modernisation du Tiers-monde, qui pourtant se passe sous le couvert hégémonique du postmodernisme européen. Dans cette situation, la culture sert de mystification.
Pour Lepenies, il s'agit aussi d'un programme de modernisation.(5) L'Occident se trouve dans une situation nouvelle, telle qu'il ne peut plus définir, ni contrôler ce programme. Or le succès des Etats capitalistes de l'Est asiatique a changé la donne. La théorie se fait arbitraire. Le confucianisme, qui naguère était considéré comme un obstacle à la modernisation est maintenant perçu comme le pendant de l'éthique protestante. En même temps, la modernisation est perçue comme un syndrome de surface. Lepenies souligne l'impudence de certaines réactions occidentales à l'occasion du tremblement de terre de Kobe. Une catastrophe nationale conduirait à la perte de l'image de soi et à la stagnation économique
L'Occident développe une sorte de surcompensation culturelle face à ces pays asiatiques qui se modernisent sans pour autant devenir occidentaux. Mais la rhétorique de la reconnaissance se calque sur la rhétorique plus ancienne de l'exclusion. L'étranger le restera toujours.
Au fond, il s'agit d'une pluralisation de cultures. Tous les scénarios de conflits culturels (clash of civilizations) se nourrissent de l'idéologie de la singularité. On attribue aux civilisations et aux religions extra-européennes une singularité compacte. Elles restent ainsi étrangères et ne sont pas capables de prendre le train de la modernité. Cela vaut particulièrement pour l'Islam. Il faut sortir de ce schéma, mais la résistance est très forte. Les tentatives d'expliquer l'islam par l'histoire et d'y voir une pluralité se heurte à une forte résistance à l'Ouest.
La recherche sur l'islam en Occident prend l'allure d'une philologie de textes. Et c'est justement parce que la modernité occidentale préconise le pluralisme que le refus de la pluralité chez d'autres cultures devient suspect.
Secundo: Il convient de retenir
l'idée-clef selon laquelle toute culture se conjugue au
pluriel et change en permanence. Les concepts de pluralité
s'opposent au monadisme et à l'essentialisme culturels,
en acceptant des histoires partagées et en relativisant
la notion d'espace vital.(6)
Cela veut dire, pour parler avec Eric Wolf que les études culturelles devraient prendre plus au sérieux l'hétérogénéité et les contradictions des systèmes culturels, ajustant par-là les conditions de la communication, permettant peut-être une politique plus significative et une construction culturelle mieux orientée.(7) Dans les études sur l'ethnicité, nous pouvons saluer les changements de perspective qui placent les cultures en des systèmes intra- et interconnectés. Cela veut dire que les cultures ne sont pas quelque chose de figé, mais qu'elles doivent être considérées comme problématiques, évolutives. L'identité culturelle est devenu une arme politique pour certains. La science de la culture devra en prendre de la graine.
Quant au problème constructif de cultures : là encore, il faut donner la place à la critique du monadisme dans le débat culturel. Le débat scientifique sur l'orientalisme s'alignera sur la critique de la dichotomisation, des partis-pris (du type "moi et l'autre") d'entifications (essentialisations) de cultures. Dans les débats sur le colonialisme, on soulignera les histoires partagées (l'Inde et l'Europe sont devenues ce qu'elles sont de par leurs contacts et échanges et non grâce à une dynamique propre à leurs cultures).
L'enchevêtrement des situations périphériques et centrales doit être pris en compte et le principe de la "causalité interne" (Tenbruck) réfuté. (8) La vision de cultures monadiques ne doit pas être acceptée comme moyen ergonomique, mais doit être dénoncée comme un effet de dichotomisation. Le caractère changeant des cultures fait comprendre la normalité des rapports multiculturels et des contextes plurilingues. La thèse nationaliste en matière linguistique développée par Herder s'expliquera par l'histoire et sera interprétée selon sa spécificité. L'identité culturelle ne se concevra que si elle est construite dans la pluralité et la complexité. Même son poids stratégique deviendra plus évident. Peut-on généraliser ? Est-ce une tendance largement répandue ? Si oui, peut-on alors dichotomiser et parler d'ethnocentrisme suscité d'ailleurs (Mishima) autrement que comme stratégie socio-politique cherchant une justification par l'histoire ?
La question d'évaluation de cette stratégie serait ici sûrement importante et les problèmes de pouvoir et de conscience définitoires joueraient vraisemblablement un rôle. Le changement de langue, l'hybridation et les migrations sont les signes des changements postcoloniaux. On peut observer la naissance de sociétés multiculturelles même là où le monolinguisme et une monoculture sont dominants (l'Allemagne par exemple) et où il s'agit de rassembler les expériences idoïnes, qui vont souligner la facette socio-politique de la question. Quelle implication méthodique cela va-t-il avoir ? Pourra-t-on toujours maintenir la primauté de l'herméneutique explicative ? S'agit-il de comprendre l'autre et sa culture ? Ou bien plutôt de s'entendre ? L'idée de tolérance s'insinue. La littérature voire, de plus en plus, la critique littéraire et la philologie en parlent. C'est pourquoi l'on accorde une plus grande importance au comparatisme, à la traductologie (traduction représentative, traduction culturelle), à l'intertextualité, à l'intermédialité et au débat renouvelé sur la mimesis sociale en tant que catégorie esthétique. D'où le renoncement au discours sur l'authenticité.
Tertio: Un dernier point : le plurilinguisme
en Inde, qui fonctionne parfaitement, est difficile à définir.
Le modèle behavioriste de "changement de code"
ne convient pas du tout. Il s'agit plutôt d'une habitude
linguistique, par laquelle une compétence plurilingue crée
un niveau de référence métalinguistique permettant
ou torpillant une communication suffisante. Cela résulte
de l'histoire indienne et de ses échanges avec l'Europe.
En Europe, le seul modèle historique comparable fut celui
des Habsbourg, qui a été éclipsé par
le modèle romantique herderien de l'unité de la
langue, du peuple et de la nation.
Comment se présentera une Europe plurilingue ? Est-ce que la future Europe sera uniquement une sorte de Suisse expansée sans plurilinguisme pratiqué ? Aurons-nous même dans la future Europe affaire à une collection de monades linguistiques entretenant concurremment des rapports avec le reste du monde en privilégiant la négociation bilatérale ?
Il convient à ce propos de se souvenir d'une certaine vision de Umberto Eco. L'Europe, qui était un agglomérat de blocs linguistiques, est confrontée au problème selon lequel les différentes langues européennes peuvent être considérées comme étant la résultante de liens ethniques et de traditions sédimentaires diachroniques. Cela vaut également pour d'autres régions du monde avec la différence que le plurilinguisme pour ainsi dire "naturel", comme il existe en Inde, a été éclipsé en Europe suite à la formation des nations. Eco écrit :
"Au terme de sa longue quête, la culture européenne se voit contrainte de trouver d'urgence une langue de communication permettant de colmater les fissures linguistiques et ce, aujourd'hui plus qu'hier. Et pourtant l'Europe ne pourra s'empêcher de tirer le bilan de sa propre vocation historique de continent ayant produit diverses langues qui expriment chacune, même la plus reculée, l'esprit d'une communauté ethnique et qui restent porteuses d'un héritage millénaire."
Pour Eco, il s'agit d'abord d'une langue de communication, qu'elle soit artificielle ou naturelle, et pourquoi pas d'une des langues naturelles européennes. L'Inde n'a pas de langue passe-partout de son cru, mais elle a une langue étrangère acclimatée depuis le temps, laquelle de par son acclimatation, jouit des mêmes droits que les autres langues indiennes. Comme tous les droits, celui-ci subit les mêmes usures sociologiques. Il y a 50 ans de cela, les phrases de Umberto Eco auraient pourtant pu être écrites en Inde. Peut-on alors se représenter une Europe future plurilingue et multiculturelle à l'instar de l'Inde plurilingue et multiculturelle ?
En fait, les situations sont comparables au moins d'un point de vue structurel, car le problème articulatoire est la gestion démocratique de la diversité.
Dans les propos de Umberto Eco, il s'agit de
"la possibilité de la coexistence sur un continent par vocation plurilingue. Le problème de la culture européenne future ne réside certainement pas dans l'avènement d'un plurilinguisme total, mais dans la formation d'une communauté d'hommes capables de saisir le génie, l'esprit et l'atmosphère d'une autre langue. Une Europe de polyglottes n'est pas une Europe d'hommes qui maîtriseraient parfaitement beaucoup de langues, mais, dans le meilleur des cas, une Europe d'hommes qui peuvent se comprendre, où chacun parle sa propre langue et comprend celle de l'autre, sans pour autant la parler couramment, une Europe où chacun, s'il saisit la langue de l'autre, même avec peine, en saisit au moins l'esprit, l'univers culturel que tout un chacun exprime lorsqu'il parle la langue de ses ancêtres et de sa tradition." (9)
Dans la mesure où une telle vision recueille tous les suffrages, sa réalisation dans la communication entre les chercheurs dépendra de leur volonté de renoncer à leur penchant naturel de se mettre en avant dans un dialogue rhétorique au profit d'une forme de communication polycentrique dans laquelle il ne s'agit pas d'avoir raison à sa façon, mais de mesurer la distance qui le sépare encore du potentiel du multiple qu'il a en lui. Le polylogue contribuerait ainsi à une stratégie de la recherche vouée à "la culture de la paix", non comme simple affirmation, mais comme une approche critique.
Notes
1 | Cf.: Franz Wimmer, Polylog der Traditionen im philosophischen Denken. In: Ethik und Politik aus interkultureller Sicht, hrsg.v. R.A. Mall und N. Schneider, Studien zur interkulturellen Philosophie Bd.5 (1996), S. 39-54. Und zuletzt: Michael Lackner. Michael Werner, , Der Cultural Turn in den Humanwisenschaften, Bad Homburg, 1998 (Ms) |
2 | Richard Faber, Rettende Kultur- und Religionskritik? In: Weimarer Beiträge 43 (1997) 2, pp. 209-222 |
3 | Herbert Schnädelbach, Plädoyer für eine kritische Kulturphilosophie. In: Kulturphilosophie, hrsg.v. Ralf Konersmann, Leipzig 1996 (Reclam), pp. 307-326; here p.308 |
4 | Terry Eagleton, The Contradictions of Postmodernism. In: New Literary History; Cultural Studies, China and the West. Vol 28 (Winter 1997), No 1. pp. 3-6 |
5 | Wolf Lepenies, Has the Europeanisation of the World Ended? In:Development and Coperation. No 5,1997 (Sept/Oct), pp. 9-12 |
6 | Cf.: Anil Bhatti, Grenzziehungen: Postkolonial. In TRANS 0 Nr.. http://www.inst.at/trans/0Nr/bhatti.htm. A shorter version has been published in: Kulturelle Grenzziehungen im Spiegel der Literaturen: Nationalismus, Regionalismus, Fundamentalismus, hrsg.v. Horst Turk, Brigitte Schultze und Roberto Simanowski, Göttingen, 1999, pp339-356 |
7 | Eric Wolf, Perilious Ideas. Race, Culture, People. In: Current Anthropology Vol. 35, No.1, Feb 1994. pp. 1-12 |
8 | Friedrich H. Tenbruck, Was war der Kulturvergleich, ehe es den Kulturvergleich gab? In: Zwischen den Kulturen? Die Sozialwissenschaften vor dem Problem des Kulturvergleichs, hrsg.v. Joachim Matthes, Göttingen, 1992 (Verlag Otto Schwartz & Co.), pp. 13-36. Here: p. 13 |
9 | Umberto Eco, Die Suche nach der vollkommenen Sprache, München, 1995 (Italian orig. 1993). pp.349ff. |
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