Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 16. Nr. Juli 2006
 

5.1. Innovation and Reproduction in Literature. The Narrative
Herausgeber | Editor | Éditeur: Azat Yeghiazaryan (Armenian National Academy of Sciences, Yerewan)

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L’innovation de la tradition de la littérature fantastique à l’exemple des œuvres de Julio Cortázar

Alice Ter-Ghevondian (Erevan/Arménie)
[BIO]

 

Les spécialistes célèbres de la littérature fantastique (Roger Caillois, Tsvetan Todorov, Marcel Schneider et d’autres) ont donné de nombreuses définitions de ce genre. Julio Cortázar (1914-1984), écrivain argentin dont la majorité des œuvres sont attribuées au genre fantastique, a réussi à en créer une variété absolument particulière, à laquelle ne convient aucune des définitions traditionnelles.

Selon nous, la narration de Cortázar est non seulement différente des œuvres habituelles de ce genre, mais elle est une véritable innovation de l’œuvre littéraire en général.

L’héritage littéraire de Cortázar (12 recueils de récits, plusieurs romans, quelques dizaines d’essais et de critiques littéraires) a surmonté l’épreuve du temps et reste actuel pour le lecteur moderne vivant dans le rythme accéléré du XXIe siècle et habitué à recevoir rapidement l’information nécessaire ou celle qui l’intéresse par tous les moyens de communication possibles.

Décrivons brièvement le milieu qui a donné naissance au phénomène de Julio Cortázar.

Dans la littérature latino-américaine, le XXe siècle est marqué par l’apparition de toute une pléiade d’écrivains intéressants, devenus mondialement célèbres.

Par la suite, ce phénomène est nommé «boom latino-américain» et les critiques littéraires ont de la peine à donner la date exacte de son début, tout en considérant l’année 1940 comme cruciale, puisque la chute de la République espagnole contraint de nombreux intellectuels de ce pays à se réfugier au Mexique et en Argentine. La Deuxième Guerre mondiale coupe en quelque sorte les pays d’Amérique du Sud de l’Europe d’où l’on cesse de recevoir les livres, les journaux et les revues en espagnol, aussi bien qu’en d’autres langues, impatiemment attendus par l’élite intellectuelle de ces pays, éduquée principalement dans les traditions européennes. En même temps, les générations montantes, instruites en espagnol, sont plutôt attirées par la littérature en langue espagnole et surtout la littérature latino-américaine(1). Le besoin d’une «nourriture spirituelle» se fait sentir sur le continent, ce qui conduit les éditeurs latino-américains à assurer l’information culturelle en langue espagnole.

Le folklore africain, importé sur le continent à la suite de la conquête espagnole, mêlé aux légendes et aux mythes indiens locaux et joint aux tendances littéraires européennes du début du XXe siècle, surtout au surréalisme, donne naissance au phénomène du «réalisme magique» dont le plus brillant représentant a été et reste Gabriel García Marquez.

Les écrivains argentins apportent leur contribution propre et assez importante au «boom» tout en créant leur propre littérature, différente de celle des autres pays, la littérature fantastique. L’absence de racines pour la littérature magique (la population noire du pays est pratiquement décimée au début du XXe siècle et les tribus indiennes peu nombreuses sont chassées vers le nord du pays), la nostalgie de l’énorme quantité d’immigrants européens pour leurs pays natals et, par conséquent, l’influence de la littérature européenne et, plus particulièrement anglo-saxonne, en créent les fondements.

La littérature fantastique de l’Argentine (et de l’Uruguay) se subdivise à son tour en «philosophique» et «métaphysique». Le plus brillant représentant de la première est Jorge Luis Borges, de la seconde Julio Cortázar.

Paraphrasant l’idée de José Ortega y Gasset(2), l’on peut dire que «pour comprendre l’essence des œuvres de Cortázar, il faut en saisir le rythme intrinsèque», c’est-à-dire comprendre par quoi ce rythme est motivé.

Le caractère unique de cet auteur réside dans son approche du processus littéraire qui est en soi un jeu compliqué avec les lecteurs et les personnages, où les personnages mènent à leur tour leur propre jeu l’un avec l’autre. Mais le plus intéressant est qu’à la différence des discussions philosophiques trop intellectualisées, même parfois stylisées en jeu aux discussions philosophiques, de ses contemporains, tel Borges (avec, par exemple, les récits du recueil Fictions (Ficciones), devenu l’œuvre classique du genre) ou Hermann Hesse (Le jeu des perles de verre, Le loup des steppes), dans les œuvres de Cortázar le jeu acquiert une certaine autonomie, l’on peut dire même une certaine indépendance par rapport à son démiurge (ce qui est en fait le but de Cortázar)(3).

En fait, nombre de ses récits, qui captivent le lecteur par leur jeu complexe, sont comme une invitation à continuer ce jeu hors du texte de l’auteur. Notons que dans beaucoup de cas l’écrivain suggère au lecteur candide le dénouement possible ; en même temps, au moyen de nombreuses allusions dissimulées dans les couches plus profondes de son œuvre, il donne au lecteur plus expérimenté ou plus intéressé la possibilité de venir à bout du casse-tête proposé.

Cortázar recevait une quantité énorme d’analyses de ses œuvres qu’il lisait avec grand intérêt y trouvant des commentaires inattendus qui lui semblaient parfois assez exacts et quelquefois il découvrait avec plaisir des œuvres absolument indépendantes(4) induites par ses œuvres à lui.

Les rêves des personnages, influençant leur destinée future au point que leur vie passée commence à leur sembler un rêve et vice-versa, des palindromes inventés par plaisanterie qui s’incarnent en personnages et événements réels, des bruits qu’entendent les personnages sans leur trouver d’explications rationnelles, des photographies sur lesquelles les événements continuent à se développer, tout cela est présenté par l’auteur de telle manière que l’explication peut en être absolument ordinaire autant que fantastique.

Selon nous, une telle possibilité est motivée par la structure spatiale des œuvres de Cortázar où le mouvement du sujet se réalise sur la trajectoire d’anneau de Möbius; comme résultat, l’événement primaire change de place avec le dérivé (parfois, plusieurs fois). Par ailleurs, les événements en soi ne sont pas fantastiques, mais l’effet de la sensation de leur caractère fantastique est atteint par la «rotation forcée» des événements réels l’un par rapport à l’autre.

Si le personnage fait un rêve qui lui fait peur, en se réveillant il constate que le tournant de sa destinée, vu dans son sommeil, n’était qu’un rêve. Mais lorsque soudain, dans sa vie réelle, diurne, il trouve la confirmation de la «réalité» de son rêve, il commence à croire que l’événement effrayant a réellement eu lieu dans sa vie, et le fait qu’il soit incapable de s’expliquer quand et comment cela s’est passé l’épouvante encore plus (Le retour de la nuit).

L’on peut dire que dans ce cas, le personnage effectue une «volte» dans son propre rêve, qui est pour lui synonyme de vie «irréelle», et retourne à son point de départ, à savoir sa vie réelle, «diurne», mais en s’y retrouvant la tête en bas, puisque maintenant il sait une chose qui lui était inconnue auparavant et cette nouvelle information a une influence décisive sur sa vie.

Mais si le rêve et la réalité changent de place si souvent que le personnage perd les repères de la réalité et commence à douter de laquelle de ces «vies» est vraiment la réalité habituelle, son mouvement selon l’anneau de Möbius devient pratiquement éternel, jusqu’à ce qu’il arrête son choix sur l’une d’elles (La nuit face au ciel).

Les œuvres de Cortázar à bonds spatio-chronologiques sont une autre variante du mouvement d’après les principes d’anneau de Möbius. Ce genre de bonds s’observe tant entre les époques et les points géographiques (L’autre ciel) qu’entre les différentes époques (Axolotl, Une fleur jaune) et les différents points géographiques (La lointaine, Le fleuve, Continuité des parcs). Là, il faut noter que l’anneau semble limiter ces bonds ou passages qui suivent sa trajectoire et, comme résultat, deux différentes époques ou deux points géographiques éloignés sont en quelque sorte mis en relation au moyen de cet anneau et se retrouvent dans une même unité spatiale ou chronologique. Comme chaque être humain peut voyager dans son imagination dans le temps et l’espace, et que Cortázar réussit à se tenir en équilibre justement sur le fil ténu qui sépare le plan réel de la narration de l’ imaginaire ou des plans imaginaires, ce procédé aide à convaincre le lecteur que ces bonds sont parfaitement possibles.

Cortázar présente des gens tout à fait ordinaires dans des situations typiques de la vie, où le fantastique tient dans ce que l’un des personnages découvre soudain dans sa vie ou se trouve être le témoin de phénomènes qu’il est incapable de s’expliquer du point de vue de sa vie courante, mais dont il y trouve la confirmation. La vie du personnage change dans tous les cas, se soumettant à une règle déterminée : si ce changement n’entraîne pas un dénouement tragique, le proche entourage du personnage, remarquant des modifications dans la conduite d’un membre de leur famille, explique tout cela d’un point de vue absolument prosaïque, réel, autrement dit parfaitement possible. Aussitôt, le lecteur doit faire un choix : ou bien l’événement en question est le fruit de l’imagination du personnage, ou bien il doit reconnaître qu’il arrive dans la vie des choses qu’on ne peut expliquer rationnellement, ou encore le récit lu est perçu comme une chose vraiment fantastique, c’est-à-dire impossible dans l’espace euclidien.

Cet entrelacement habile des plans réel et «inattendu» de la narration, avec le choix, proposé par l’auteur, de l’explication possible et parfois même du dénouement du sujet, est bien le «jeu sérieux»(5) de Julio Cortázar qui est à la base de son approche créative.

Une composante importante de ce genre de jeu est que l’auteur réussit à créer le personnage d’un narrateur autonome qui, soit qu’il mène le récit à la première personne «intéressée» ou à la troisième personne «neutre», par volonté de l’auteur est aussi mal préparé aux divers tournants du sujet que le lecteur lui-même.

Les œuvres de Cortázar intéressent un vaste cercle de lecteurs, car elles sont à multiples plans et, selon le niveau intellectuel et l’expérience de la vie des lecteurs, elles peuvent attirer et les adolescents, et les jeunes, et les gens ayant des connaissances, et les intellectuels raffinés. Ce genre de secret de la création est examiné par Umberto Eco dans ses Commentaires du Nom de la Rose(6), mais ce célèbre médiéviste parle pour son œuvre de deux niveaux de lecteurs, alors que dans le cas de Cortázar, on peut parler de plusieurs niveaux.

On trouve chez Cortázar d’innombrables allusions aux œuvres littéraires et à leurs auteurs, de même qu’aux personnalités et aux événements concrets d’Argentine et d’Amérique du Sud, mais elles sont entrelacées avec tant d’art à l’essence de la narration qu’elles ne surchargent pas l’information reçue par le lecteur. Ceux qui sont captivés uniquement par le sujet peuvent, au pire des cas, ne pas remarquer l’humour raffiné de l’auteur, voilé derrière des phrases peu compréhensibles pour eux, ce qui explique peut-être l’opinion d’un nombre de lecteurs qui considèrent ses œuvres seulement comme sérieuses et tristes.

L’effet de la prose de Cortázar tient dans le fait qu’il décrit dans la majorité des cas des lieux géographiques réels et topographiquement précis, ce qui à généralement un effet très rassurant sur le lecteur, puisqu’il le garde dans le régime de la réalité.

Le thème du labyrinthe, si caractéristique de la prose de Cortázar, exprimée aussi à travers les galeries ramifiées typiquement parisiennes et le métro avec toutes les possibilités de combinaisons qu’il offre, est présenté comme une possibilité tout à fait réelle de rencontrer des inconnus ou l’impossibilité de rencontrer des gens déjà connus. Ce qui est fantastique dans le cas de ces rencontres ou, dans le deuxième cas, des non-rencontres, c’est le hasard porté à l’absolu par l’auteur.

Les événements se déroulent dans les intervalles de temps qui semblent être calculés au chronomètre. Le temps que le lecteur met à lire le texte n’est pas très différent de l’intervalle de temps décrit dans l’œuvre (et parfois, il coïncide pratiquement avec celui-ci); la spatialité de la structure conduit à son tour à la synchronisation des événements primaire et dérivé, les superposant par moments. Ce genre d’effet crée chez le lecteur une sensation d’émission en direct, c’est-à-dire qu’il le rend témoin oculaire des événements.

L’on sait que l’information facilement visualisée est plus accessible à la masse hétérogène des lecteurs, d’autant plus qu’elle donne le droit d’une première impression erronée, équivalente au doute, ce dont devait tenir compte Cortázar, peut-être au niveau intuitif.

Les œuvres de Cortázar imposent une nouvelle manière de perception de la narration littéraire, à savoir que le texte de l’auteur donne la possibilité, avec sa présentation visuelle, de l’«essai» du sujet par le lecteur sur sa propre vie, où le caractère connaissable de la situation n’a pas le dernier rôle. Tout cela entraîne le lecteur dans l’espace du texte, mettant toujours le personnage au même niveau que le lecteur. Ainsi, il est informé autant que le personnage, ce qui explique l’effet, identique pour tous les deux, de l’improviste absolu des événements survenant dans le sujet. Cela pousse, en premier lieu, le lecteur à réfléchir, détruit ses notions habituelles sur les rapports de la causalité et l’incite à regarder hors de l’espace euclidien et à l’intérieur de lui-même, faisant plus confiance à son intuition qu’à sa raison. L’interprétation du texte de l’auteur dépend du côté où penchera la balance. Pour un auteur comme Cortázar, il n’existe pas de conclusion correcte ou incorrecte à laquelle aboutirait le lecteur, car pour lui le lecteur a toujours raison.

Les œuvres de Cortázar peuvent être nommées interactives, car l’écrivain a su établir un contact direct avec les destinataires de ses textes, grâce au fait que chacun d’entre eux peut découvrir dans ses récits un jeu à son niveau. Le riche choix des interprétations, c’est-à-dire le caractère ouvert de ces jeux , leur indépendance de tout laps de temps indiquant une époque concrète et leur manque absolu d’utopie les rend actuels pour le lecteur moderne aussi.

En résumé, on peut dire que l’aspect innovateur du fantastique de Cortázar est la destruction des stéréotypes dans la mentalité des lecteurs au moyen de la modification de leur optique sur le monde tellement familier.

© Alice Ter-Ghevondian (Erevan/Arménie)


CITES

(1) Voir Donald L. Shaw, Nueva narrativa hispanoamericana. Madrid, Cátedra, 1999, pp. 11-20.

(2) Voir José Ortega y Gasset, "Pour comprendre un phénomène, il faut en saisir le rythme intrinsèque", dans : L’Espagne invertébrée. Moscou, ed. ACT, 2003, p. 30.

(3) Voir J. Cortázar, Quelques aspects du conte. Dans : Je joue sérieusement. Moscou, Projet académique, 2002, p. 96.

(4) Evelin Picon Garfield, Cortázar por Cortázar (entrevista). México, Universidad Veracruzana, Cuadernos de Texto Crítico, 1978, sur le site: http://juliocortazar.com.ar

(5) Mario Vargas Llosa , Prólogo en Julio Cortázar. Cuentos completos. Buenos Aires, Alfaguara, 1997, p. 16.

(6) Voir Umberto Eco. Remarques sur les pages du Nom de la Rose. En russe Saint-Pétersbourg, Symposium 2003, pp. 41-43.


5.1. Innovation and Reproduction in Literature. The Narrative

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For quotation purposes:
Alice Ter-Ghevondian (Erevan/Arménie): L’innovation de la tradition de la littérature fantastique à l’exemple des œuvres de Julio Cortázar. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 16/2005. WWW: http://www.inst.at/trans/16Nr/05_1/ter-ghevondian16.htm

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