Trans | Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften | 16. Nr. | März 2006 | |
11.1. Médias et médiations, processus et communautés |
Fabien Liénard (Maître de conférences à l'Université du Havre, France)
Parmi les trente et un millions d’internautes que comptait la France à la fin 2004, 78% déclaraient se connecter essentiellement à des fins de communication électronique. Cela représente près de vingt deux millions de scripteurs potentiels auxquels il faut ajouter les quarante quatre millions de français disposant d’un abonnement auprès d’un opérateur téléphonique à la fin de la même année. En effet, ces quarante quatre millions de téléphones mobiles ont permis d’envoyer plus de dix milliards(2) de SMS (Short Message Service), «petits» messages saisis et médiés à l’aide de la technologie téléphone. Et les observateurs ne relèvent pas d’essoufflement: au 31 mars 2005, environ quarante cinq millions de français disposaient d’un abonnement de téléphone mobile(3) et la moyenne de SMS (par mois et par abonné) au terme de ce premier trimestre était de 23,5 contre 20,5 en 2004 et 18 en 2003. Cela représente, toujours pour le premier trimestre 2005, plus de 3,16 milliards de SMS diffusés(4). Ces chiffres sont révélateurs de l’engouement des utilisateurs pour la communication électronique et, au-delà, pour la pratique scripturale. En même temps, ils donnent une dimension particulière à cette recherche en l’ancrant profondément dans la réalité sociale. En effet, dès lors qu’une très grande partie de la population est susceptible de communiquer à l’aide de ces outils, nous pouvons supposer que s’instaure progressivement un nouveau rapport à l’écrit. Jacques Anis (2000) précise: «Le fonctionnement et le statut de l’écrit sont modifiés en profondeur par la communication électronique; celle-ci introduit une nouvelle gestion de l’espace et du temps et développe la variation dans les systèmes et les usages graphiques; les relations entre l’oral et l’écrit en deviennent beaucoup plus complexes». Les scripteurs vont ainsi tendre vers ce qu’il convient de dénommer un écrit-parlé (ou un parlécrit) aux nombreuses spécificités. Celles-ci sont d’autant plus nombreuses que les pratiques communicationnelles se démultiplient elles aussi. Il convient de préciser qu’en plus de la communication médiée par ordinateur (désormais CMO) et de celle médiée par téléphone mobile (désormais CMT), le scripteur va pouvoir choisir entre l’instauration d’un dialogue synchrone ou asynchrone. Il va avoir le choix de la temporalité du dialogue et le tableau (1) résume ces potentialités offertes.
(1) |
Communication électronique |
Temporalité |
Pratique |
CMO |
Dialogue synchrone |
Tchat |
|
Dialogue asynchrone |
Courriel, blog, forum de discussion |
||
CMT |
Dialogue synchrone |
SMS |
|
Dialogue asynchrone |
Tchat par SMS |
Cette diversité est sans aucun doute l’un des moteurs du succès et du développement incroyable de ces nouveaux outils communicationnels. Chaque utilisateur, aujourd’hui, parait libre de communiquer comme il le désire. Il a toujours pu choisir entre l’oralité et la «scripturalité» mais la «scripturalité» en temps réel (synchrone) est, en soi, une révolution. Une révolution qui modifie en profondeur aussi les rapports sociaux et que les chercheurs en Sciences Humaines et Sociales a décidément quelques difficultés à suivre. La plupart des recherches sur ce thème traite de la CMO essentiellement. La CMT s’inscrit pourtant dans le même domaine: les moyens, les contraintes et les effets sur les pratiques scripturales sont «comparables» même si les contraintes techniques de l’objet médiateur (l’écran et le clavier) paraissent plus importantes, oppressantes pour les scripteurs. La présente démarche ambitionne d’analyser les principes de la communication électronique en général et de l’écriture électronique en particulier. Nous présentons donc une typologie des procédés scripturaux utilisés par ce genre communicationnel. Elle découle directement de nombreuses études menées tant en CMO qu’en CMT. Celle-ci permet de marquer la prégnance d’un processus cognitif de créativité (dénommé processus de spécialisation). Nous verrons que ce processus parait faciliter la construction identitaire virtuelle de chaque interlocuteur (désormais interscripteur) puisque, comme l’explique Gérald Gaglio (2004), les spécificités de «cette écriture [en font] un code, une manière de se réunir autour d’un langage commun.».
Nous identifions actuellement neuf procédés scripturaux caractéristiques de l’écriture électronique. Les quatre premiers s’inscrivent dans une logique de simplification de la langue utilisée. Les suivants semblent à la fois trahir la volonté des scripteurs de «jouer» avec elle (tout en posant un degré d’expertise) et permettre d’insuffler une dimension émotionnelle aux messages. Cela signifie que le processus d’encodage est trichotomique; il s’articule autour de processus de simplification, de spécialisation et d’expressivité. Cela complexifie en partie la tâche: chacun de ces paramètres se trouve au centre du processus cognitif engagé lors de la saisie d’un message synchrone ou, dans une moindre mesure, asynchrone (du moins, en CMO).
2.1. Simplifier la langue
Le premier procédé visant à simplifier la langue française réside dans le recours aux abréviations. Son principe est intimement lié aux notions de rapidité et d’exhaustivité. Voici quelques exemples de ces squelettes consonantiques: bjr pour bonjour, slt pour salut, pr pour pour ou encore bcp pour beaucoup. Cela nous mène à la description du second procédé: la troncation des mots. Elle se caractérise par la disparition de la partie antérieure ou postérieure du signe linguistique. Dans ces cas de troncations (ou d’abréviations syntagmatiques), le préfixe ou le suffixe selon les cas, assument la charge sémantique de l’unité entière. La grande différence d’avec le procédé décrit supra réside dans le fait que le signe linguistique (le mot) obtenu fonctionne comme archilexème(5) d’un groupe et non comme abréviation. Plus simplement, lorsqu’un graphème(6) initial (ou même une ou plusieurs syllabes initiales) disparaît, il faut évoquer un phénomène d’aphérèse(7). Par contre, lorsque le changement lettrique (ou phonétique) consiste en la chute d’un ou plusieurs graphèmes ou bien d’une ou plusieurs syllabes à la fin d’un signe linguistique, il s’agit d’une troncation par apocope. Les mots français métro, ciné ou bibli viennent en effet, par apocope, de métropolitain, cinéma et bibliothèque. Les cas d’aphérèses sont moins fréquents en langue française mais nous pouvons tout de même pointer les signes Internet qui devient Net ou encore autobus qui est devenu bus. Plus simplement même, il semble que l’élision de la lettre h en position antérieure des signes puisse être considérée comme un cas d’aphérèse. Nous pouvons proposer les exemples ate, oneur ou oribl. Ce dernier exemple comporte un dernier type de troncation. Elle concerne les signes linguistiques comportant un doublon ou des graphèmes muets. Le scripteur va donc saisir oribl plutôt que horrible mais aussi ariver pour arriver ou tème pour thème. Nous avons choisi de nommer ce procédé aphérèse interne. Le troisième procédé tendant vers le même objectif simplificateur est intitulé élisions d’éléments sémiologiques. Il va se traduire par l’omission d’un ensemble de signes coûteux du point de vue de la saisie (tant au niveau de la démarche cognitive que de sa saisie à l’aide du clavier du téléphone). Nous faisons allusion aux signes de ponctuations, aux signes diacritiques (les accents), aux formes «allographiques» (comme les majuscules), aux éléments sémiologiques (les guillemets, le point d’interrogation ou même le simple point) et à des signes au statut particulier (articles et conjonctions par exemple). Leur absence va avoir une incidence indéniable à la fois sur la structure des messages et, nécessairement, sur la manière dont ils vont être reçus. Le dernier procédé est finalement à la frontière des trois précédents puisqu’il s’agit du processus de siglaison. Il se caractérise par la seule conservation des graphèmes initiaux d’un ensemble de signes utilisés couramment. Cette fréquence d’utilisation est une condition sine qua non du procédé. Nous pouvons proposer en exemple le «presque» acronyme ASV pour Age Sexe Ville ou encore mdr pour mort de rire. Nous pouvons présenter quelques énoncés tirés de corpus à partir desquels cette description a pris forme. Ces énoncés reflètent parfaitement cette première étape du processus puisqu’ils s’inscrivent dans la seule perspective simplificatrice:
(A) Comen va tu tré umbl ami
(B) franchman i m Dsoi un max
(C) tu pren la ru a droit du ron poin c just en face dla biblioteq
(D) c pr moi
Une analyse fine de quelques énoncés (A et B par exemple) permet de cerner à la fois la démarche simplificatrice et l’économie réalisées par les scripteurs.
(A) |
Comen [aphérèse interne (-m) + apocope (-t)] | |||||
va [apocope (-s)] + [Elision d’éléments sémiologiques (-)] | ||||||
tu [-] | ||||||
tré [notation sémio-phonologique monosyllabique (-è) + apocope (-s)] | ||||||
umbl [aphérèse (h-) + apocope (-e)] | ||||||
ami [-] + [Elision d’éléments sémiologiques (-?)] | ||||||
(B) |
franchman [Elision (majuscule) + aphérèse interne (-e) + notation sémio-phonologique monosyllabique (-ent)] | |||||
i [apocope (-l)] | ||||||
m [apocope (-e)] | ||||||
Dsoi [notation sémio-phonologique bisyllabique (déç-) + apocope (-t)] | ||||||
un [-] | ||||||
max [apocope (-imum)] + [Elision d’éléments sémiologiques (-!)] |
Les procédés utilisés permettent donc au scripteur de tendre vers un objectif important: permettre une communication efficace grâce à l’utilisation du «mot juste et/ou le plus court» en éliminant les informations inutiles. Quelques justifications de l’objectif se trouvent à la fois dans le contexte situationnel de saisie qui influe souvent sur la pratique et dans les contraintes temporelle et spatiale lorsque le scripteur se trouve en situation de CMT. Les deux dernières contraintes évoquées permettent de pointer les difficultés posées par le clavier et l’écran du téléphone mobile. Le fait d’élider certains graphèmes permet une économie de pressions sur le clavier (et une réduction du temps consacré à leurs saisies) tout en s’assurant d’élaborer des messages ne dépassant pas les 160 caractères «fatidiques»(8). Le tableau (2) permet d’illustrer ces propos puisqu’il présente la transformation progressive de l’énoncé (D):
(2) |
Formes Nombre de pressions par signe et espace |
Economie |
Pressions |
Economie |
|
|
(D1) |
c’est pour moi 33241113231133 |
14 |
- |
31 |
- |
|
(D2) |
c pour moi 3113231133 |
10 |
4 |
21 |
10 |
|
(D) |
c pr moi 31131133 |
8 |
6 |
16 |
15 |
|
(D3) |
c pr moa 31131131 |
8 |
6 |
14 |
17 |
|
(D4) |
c 4me 31412 |
5 |
9 |
11 |
20 |
(D) occupe donc une position intermédiaire dans les potentialités de troncature. Les choix produits par le scripteur permettent d’économiser la saisie de six signes comparativement à la forme correcte (D1). Ils lui permettent aussi d’économiser quinze pressions sachant que la forme la plus aboutie (D4) permet de réduire le message de deux tiers (et d’autant le nombre de pressions sur le clavier). Mais pour atteindre (D4), le scripteur ne s’inscrit plus seulement dans une logique simplificatrice. La forme révèle (dans l’encodage) et nécessite (dans le décodage) une certaine expertise et ce, qu’elle apparaisse finalement en CMO ou en CMT. Le processus de spécialisation, que le procédé siglaison laissait entrevoir, prend alors toute sa dimension.
2.2. Spécialiser les formes
Le premier procédé réside dans les notations sémio-phonologiques qui se traduisent par une écriture créative regroupant les contractions de mots, les néologismes et les écritures phonétiques. En d’autres termes, l’écriture des mots ne respecte plus l’écriture alphabétique qui met en correspondance les phonèmes (les sons) et les graphèmes (les lettres). De ce fait, les variations morphologiques de l’orthographe française sont estompées au profit d’un codage syllabique. Les lettres (parfois combinées à des formes «allographiques»), les syllabes et les chiffres remplacent les sons se rapprochant ainsi des idéogrammes. Nous pouvons proposer en exemple les formes résO (réseau), 2m1 (demain) ou encore jTM pour «dire» je t’aime. La pratique est toujours à rapprocher avec le principe de la prise de note(9) combinant signe sémiologique et dimension phonologique. Nous en distinguons trois types: les notations sémio-phonologiques monosyllabiques (résO, manG ou vil1), les notations sémio-phonologiques bisyllabiques (2manD , VriT ou 1tiM) et celles dénommées totales (6T, oT ou kytR). Cela signifie qu’un message constitué en partie ou essentiellement de notations sémio-phonologiques totales va poser problème dans ses phases cognitives d’encodage et de décodage. Si la dimension ludique est intimement liée à ce procédé, son recours trahit aussi des enjeux sociaux essentiels. En effet, en tronquant de la sorte, le scripteur désire signaler un degré d’expertise et «tester» en même temps celle de l’altérité réceptrice du message (l’interscripteur). La mise en mots d’une réponse à ce premier message va dépendre des compétences de l’interscripteur (de sa capacité à décoder). Il semble que ces étapes successives et simultanées vont finalement favoriser la construction identitaire des interscripteurs et permettre la formation de communautés linguistiques. Un second procédé «spécialisant» réside dans les cas d’écrasement de signes que nous relevons en nombre dans nos corpus les plus récents. Son principe consiste en la saisie, la réalisation d’une expression populaire ou, plus largement, d’un énoncé proposé en un seul et même signe linguistique. Nous rencontrons couramment les formes ouessqueté ou ouSkeT pour Où est-ce que tu es ? , le «mot» kestufé ou kestuF pour signifier Qu’est ce que tu fais ? ou même taKpaC pour T’as qu’à passer . Cela signifie qu’une seule et même unité phonique et sémiologique supporte l’ensemble de la charge sémantique (du sens) d’un énoncé. La question du sens est donc centrale dans l’écriture électronique. Le dernier procédé du processus réside dans les anglicismes. Même s’ils ne sont pas si nombreux que cela en langue française, certains sont susceptibles d’intéresser au plus haut point les utilisateurs. C’est le cas de l’adverbe now (maintenant) qui, en CMT, permet «d’économiser» près de sept graphèmes en comparaison avec sa forme française. Au-delà, le recours aux anglicismes constitue une légitimation dans l’usage de la technologie en CMO. D’autres exemples du procédé se trouvent dans les formes Ic pour I see (je vois), F2F pour face to face (face-à-face) ou encore 4 me (pourmoi), exemple présent dans l’énoncé (D4). Même si les effets recherchés (les effets perlocutoires visés et effectivement réalisés) sont multiples, toutes ces créations scripturales sont susceptibles de complexifier la perspective communicationnelle (d’autant qu’elles mobilisent souvent plusieurs procédés(10)). A l’inverse, les procédés permettant d’engager le processus d’expressivité paraissent aisément décodables.
2.3. Exprimer graphiquement des émotions
Le premier procédé réside dans les émoticons (ou binette, frimousse) dont l’existence remonte au début du langage des réseaux, de l’écriture électronique. A l’époque, une phrase mal comprise pouvait provoquer des «flame wars»: la colère de l’altérité. Pour éviter ces désagréments, les scripteurs ajoutaient systématiquement des commentaires du genre (rire) ou (smile). Rapidement, les parenthèses ont «muté» pour faire place aux smileys, aux émoticons dont les plus connus sont:-) et:-( pour signifier la joie ou le mécontentement. Notons que ces signes iconiques sont maintenant esthétisés et le scripteur peut choisir d’ajouter à son message une multitude de binettes (même si en CMT, la démarche nécessite une contribution financière supplémentaire). Plus de cinq cent émoticons sont recensés aujourd’hui. Le second procédé scriptural consiste en la répétition de graphèmes ou de signes (généralement de ponctuation) lors de la saisie du message. Le taux de répétition est censé refléter le degré d’implication et d’émotion du scripteur à son message. Ainsi, nous remarquons des formes comme C la finnnnnnnnn ou Tadi koi ????????????????? ou encore @++++++ et:-)))))))))). Ces formes sont surreprésentées en CMO notamment parce que la contrainte technique clavier est bien moins pesante. Ce procédé est en partie conçu pour qu’aucune transposition orale ne soit envisageable même si, au-delà, l’ensemble de la typologie résonne comme une manifestation forte de l’oralité au point que Jacques Anis considère l’écriture électronique comme un parlécrit. Un «nouveau langage» qui est censé favoriser l’émergence de communauté linguistique basée sur des identités virtuelles graphiques particulières.
Ce subtil mélange d’oralité et de scripturalité permet d’obtenir, non pas un nouveau langage, mais une variété de français écrit fortement dépendant de la technologie médiatrice. Ainsi, comme toute langue, cette variété est en soi une «simple» évolution du français contemporain. Et même si nous pouvons considérer que les opportunités créatives sont nombreuses, celle-ci va progressivement se stabiliser par la multiplication des utilisations. Sa stabilisation ne veut pas pour autant dire qu’une norme va se dégager. Elle est aujourd’hui un usage mais, encore une fois, un usage scriptural dépendant directement des particularités des objets médiateurs et des situations communicationnelles(11). Il serait toutefois réducteur de ne percevoir dans la pratique en question que des effets pragmatiques et rationnels. Gérard Gaglio (2004) exprime lui-même cette idée: «Un plaisir existe à la réception [du message], un «suspens», un «mystère» sont générés. Les échanges se polarisent donc autour de la convivialité dans une acception générique. Ils se nourrissent aussi d’échanges ludiques divers, du comblement d’un moment d’ennui, de ragots et de retour sur un événement marquant.». Ainsi, si la forme est souvent aboutie, les thèmes relèvent le plus souvent de la banalité et de la quotidienneté. La communication électronique est rarement le lieu des grands discours et c’est ce qui, finalement, en fait un outil puissant de la construction identitaire, du rapport à soi d’abord et à l’autre ensuite. Nous voulons dire que si le souci pragmatique et rationnel justifie en partie la pratique (à travers le processus de simplification), la dimension ludique explique son succès et peut être un vecteur de sa pérennisation (via les processus de spécialisation et d’expressivité que nous aurions sans doute pu dénommer aussi processus ludique et expressif). En effet, les formes créatives que les scripteurs élaborent et proposent sont essentielles aux messages. Elles provoquent, motivent et stimulent les destinataires qui, s’ils veulent maintenir la conversation, doivent «jouer le jeu». Or, «Jouer suppose qu’on connaisse les règles et le moyen de les tourner en exploitant l’ambiguïté qui caractérise les langues naturelles, ainsi que la créativité qu’elles autorisent.» précise Marina Yaguello (1981)(12). Des informateurs reconnaissent volontiers lors d’entretiens «aller voir dans un dictionnaire ce qu’il est possible de faire avec un mot» (Victoria, 15 ans – Pierre 13 ans – Elodie, 13 ans...). L’écriture électronique s’inscrit donc aussi dans une logique transgressive. Cette transgression de la norme prescrite devient ainsi rapidement une proposition formulée à l’autre qui, en validant (par la réponse et/ou l’emprunt de la forme scripturale transgressée), marque son désir d’appartenir à la communauté linguistique émergente ou existante. Ce besoin d’appartenance est couplé au besoin de reconnaissance (par le scripteur originel) d’une compétence ou d’un état. Ils vont lui permettre de rejoindre «le sommet de la pyramide» via la réalisation de soi dans la situation de communication. Les entretiens menés tout au long de nos recherches tendent à montrer que cette étape ultime est effective lorsque le scripteur se trouve en mesure de proposer, à son tour (de parole), une troncature «aboutie»: une forme créative. Tout ce cheminement confirme donc que l’usage débute le plus souvent «suite à un processus d’influence interpersonnel. L’intervention d’un ami proche, du mari ou petit ami va véritablement donner lieu à la première utilisation.» (Gérald Gaglio). Ce n’est qu’ensuite que la phase d’appropriation, indispensable à la construction identitaire, s’engage. Celle-ci prend deux formes en plus de celle que nous venons de présenter à savoir la réutilisation de procédés scripturaux caractéristiques(13). Ces deux formes sont, d’une part laconvivialité et l’affect, et d’autre part l’utilitaire et le pratique. Laconvivialité et l’affect est une forme d’appropriation qui se manifeste par des «marques d’attention» au sens large pendant que l’utilitaire et le pratique trahit ce besoin de concision et de précision («sans fioritures et sans astreinte à une conversation téléphonique» précise Gérald Gaglio). Ces trois formes d’appropriation nous intéressent fortement parce qu’elles «valident» (ou sont validées par) la typologie présentée supra. Le tableau (3) fait ainsi apparaître de troublantes correspondances.
(3) |
Typologie des formes scripturales |
Appropriation de la pratique scripturale |
Processus de simplification |
L’utilitaire et le pratique |
|
Processus de spécialisation |
Le réinvestissement du mode écrit |
|
Processus d’expressivité |
La convivialité et l’affect |
Nous constatons ainsi qu’à chacun des processus identifiés parait correspondre une forme d’appropriation donnée. Cela signifie donc que nous pourrons désormais déterminer le degré d’appropriation de la pratique par un informateur en procédant à l’analyse qualitative (le type de procédé) et quantitative (le nombre de procédés) de ses messages électroniques. Lorsque ces derniers seront composés par au moins un procédé de chaque processus, nous pourrons considérer que son émetteur s’est complètement approprié l’outil et la pratique scripturale. En voici un exemple évocateur: «koman texpliK ske jre100 pr toa ????;-)». Ce que nous identifions dans nos précédentes recherches (2004, 2005) comme de simples manifestations du degré d’expertise d’un scripteur apparaissent ainsi bien plus signifiantes. Ces marques multiples de la pratique qui jalonnent les messages des utilisateurs semblent participer pleinement au processus d’appropriation, certes, mais aussi à ce qu’il convient de dénommer la construction identitaire virtuelle. Nous voulons dire que les scripteurs, sous couvert d’un pseudonyme ou d’un numéro de téléphone (en CMO et/ou en CMT), vont progressivement se construire une identité sur les réseaux qui va se traduire seulement par des formes (et des formules) linguistiques typiques. Ces identités plus ou moins «secrètes», mystérieuses (paramètre renforcé par l’absence physique des interscripteurs) vont être réservées aux situations de communication électronique parce que seules ces dernières peuvent garantir cet anonymat relatif. Une preuve de cela réside dans le fait qu’aucune transposition manuscrite fidèle de l’écriture électronique n’existe. Certes, quelques procédés interviennent lorsque les contraintes spatiale (post-it ou «petit billet») et/ou temporelle (prise de notes) surgissent mais ces pratiques s’organisent toutes autour d’une simplification de la langue. Comment expliquer cela ? L’écriture manuscrite en est sans doute une cause car, à l’image de la voix, chacun «dispose» de sa propre écriture qui, en elle, trahit des émotions notamment. Cela signifie que la construction identitaire n’est plus dépendante seulement des formes linguistiques proposées...
La caractérisation linguistique de l’écriture électronique est satisfaisante et homogène. Elle permet de décrire les stratégies scripturales développées par les utilisateurs en situation de communication interpersonnelle électronique. La démarche parait d’autant plus intéressante que les catégories de procédés peuvent aider à déterminer l’état de l’appropriation de la pratique par un scripteur. Au-delà, les conclusions paraissent bien plus ouvertes. En effet, si nous considérons que le processus de spécialisation (la phase créative) favorise la construction identitaire, celle-ci semble se réaliser inégalement selon les outils médiateurs. Une communauté linguistique ne se «forme» pas sur le même modèle selon que les interscripteurs communiquent grâce à l’ordinateur ou grâce au téléphone mobile. Nous pouvons même considérer que les utilisateurs de SMS «préappartiennent» à la même communauté: «Le SMS permet certes de resserrer des liens, de les approfondir, d’y ajouter un caractère fonctionnel mais il s’inscrit dans des relations déjà constituées et aux formes vécues comme non éphémères (le couple, l’amitié): on ne l’utilise pas avec des personnes étrangères.» (Gérald Gaglio). Ainsi, nous pouvons avancer qu’en CMT, il s’agira plus d’un affinement identitaire que d’une véritable construction. L’inverse semble prévaloir en CMO (synchrone) dans le sens où le scripteur s’étant approprié la pratique proposera à une multitude d’interscripteurs la validation d’un message et, sous-jacent, la construction d’une communauté linguistique particulière.
© Fabien Liénard (Maître de conférences à l'Université du Havre, France)
CITES
(1) Fabien Liénard – Maître de conférence (IUT Le Havre - CDHET / Université de Rouen - Laboratoire CNRS Dyalang FRE2787).
(2) Source : ART – A titre comparatif, « seulement » 1,5 milliards de SMS avaient été envoyés en 2000.
(3) Cela représente presque 75% de la population française, bébés et centenaires inclus.
(4) Ce qui laisse présager d’un résultat prévisionnel 2005 de l’ordre de 12,5 milliards de SMS.
(5) L’archilexème représente la neutralisation d’une opposition de traits sémantiques c'est-à-dire qu’il représente l’ensemble des sèmes communs aux diverses unités d’une même série lexicale. Siège par exemple est l’archilexème de l’ensemble pouf, tabouret et chaise pour autant qu’il neutralise l’opposition multilatérale existant entre ces termes et qu’il représente l’ensemble des traits communs à tous ces signes.
(6) Un graphème est une unité minimale entrant dans la composition d’un système d’écriture. C’est une lettre dans l’écriture alphabétique.
(7) Aphérèse s’origine dans le mot grec aphairesis qui signifie enlèvement...
(8) Car au-delà de 160 caractères, il faut saisir (et payer) un second SMS.
(9) D’où la dénomination notation.
(10) A l’image du cas 4 me de nouveau qui réuni notation sémio-phonologique totale et anglicisme.
(11) Nous considérons que les procédés identifiés ne déborderont que rarement et isolément du cadre de la communication électronique. Ils ne mettent pas en danger la langue française !
(12) Cela renforce d’ailleurs un peu plus l’idée selon laquelle l’écriture électronique ne constitue pas une menace pour la langue française.
(13) Gérald Gaglio préfère évoquer un « réinvestissement du mode écrit » parce qu’il y fait intervenir la redécouverte de l’impact de l’écrit en comparaison avec l’oral.
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