Trans | Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften | 16. Nr. | August 2006 | |
11.1. Médias et médiations, processus et communautés |
Philippe Ricaud (maître de conférences à l'Université de Bourgogne, Dijon, France)
La prison intéresse l’historien, le sociologue, le psychologue, le criminologue, le législateur, le militant des droits de l’homme, et dans certains cas (trop peu nombreux) le citoyen lambda. Mais peut-elle intéresser le chercheur en communication? Comment aborder ce qui semble la négation de la communication, ou sa rareté? Quel statut communicationnel faut-il reconnaître à l’institution pénitentiaire? Telles sont les questions auxquelles nous voudrions apporter un début de réponse. Pour ce faire je prendrai appui sur la notion de médiation en m’attachant en particulier à l’incidence de la fonction (resocialiser) sur la forme.
Deux théoriciens de l’enfermement méritent attention: Foucault et Goffman; mais aucun n’offre un cadre propre à saisir la prison dans son essence communicationnelle. Du premier, on retient surtout le principe panoptique et la vision sociale qui s’y attache, avec l’idée de contrôle, de surveillance; thème fécond pour les SIC, mais qui laisse de côté bien des aspects communicationnels de la détention. C’est que le propos de Foucault est ailleurs: marqué par son engagement au sein des GIP (Groupes d’informations sur les prisons), il voit dans la prison une modélisation des relations de pouvoir au sein des sociétés démocratiques, en fait disciplinaires. Goffman est peut-être plus propice à nourrir notre problématique. Dans Asiles, il définit une catégorie d’institutions, appelées «totalitaires», dont il construit l’idéaltype; mais ses observations portent presque exclusivement sur les interactions entre le personnel et le reclus, sans accorder aux relations entre reclus l’attention qu’elles méritent. Or, une approche communicationnelle de la prison nécessite de prendre en considération tous les processus, toutes les interactions, toutes les missions du système carcéral.
Dans l’abondante littérature sur la prison, qu’il est impossible de consulter complètement, il fallait procéder à des choix. Pour mieux comprendre cette institution, j’ai porté mon attention sur ses sources. En effet, elle a d’abord été imaginée, rêvée par des esprits philanthropiques dont les recommandations alimentaient une critique du traitement inhumain des condamnés et une dénonciation du caractère barbare des sanctions de l’époque. C’est par conséquent une approche par les textes que j’ai suivie et ceci pour deux raisons. L’une, pratique: il est difficile de pénétrer dans le milieu carcéral; et l’autre, épistémologique: les textes rendent le projet pénitentiaire plus lisible que la réalité laquelle, soumise aux contingences de l’histoire et de la politique, accuse un écart considérable (comme on peut s’en douter) avec les intentions de départ. Ils servent d’ailleurs immuablement de repère aux politiques et aux réformes.
Les interactions entre détenus comptent parmi les aspects aujourd’hui les moins étudiés de la vie carcérale. Pourtant ce fut la grande controverse qui a opposé, tout au long au 19ème siècle, partisans et adversaires de l’isolement cellulaire, suscitant rapports, contre rapports et virulents débats à l’Assemblée nationale. On se demandait s’il fallait imposer un isolement rigoureux, ou s’il valait mieux opter pour un régime mixte de solitude la nuit et de travail en commun et en silence le jour. Aux Etats-Unis, chaque système avait sa prison modèle: celle de Philadelphie pour le premier, celle d’Auburn pour le second. Charles Lucas, alors inspecteur général des prisons, défendra âprement le régime mixte, contre Tocqueville, auteur (avec son ami Beaumont) du Système pénitentiaire aux Etats-Unis et son application en France (1833) et parlementaire favorable à l’isolement strict. Les adversaires de l’isolement total faisaient valoir que, partout où celui-ci était pratiqué, les détenus en venaient à perdre leur équilibre mental ou à se suicider. Assimilé à une forme de torture mentale, l’isolement allait contre l’objectif éducatif de l’institution pénitentiaire.
Il reste que l’isolement suscitait un large consensus contre la promiscuité entre détenus, la question de savoir si cette disposition devait être tempérée étant seconde. Le premier argument en sa faveur est le souci de salubrité. Le grand philanthrope John Howard écrivait en 1777: «La séparation absolue est facteur d’hygiène et empêche que la petite vérole et la fièvre des prisons ne se propagent»(1). Il estimait que si le détenu bénéficiait d’un espace propre, il purgerait sa peine dans des conditions humainement acceptables, au contraire de ce qu’il avait observé dans les prisons d’Europe qu’il visita sa vie durant. Howard avait trop vu le spectacle affligeant de prisonniers entassés dans une même pièce sans aération, sans lumière, sans intimité, sans soin. Il réclamait cette mesure au nom du principe d’humanité que l’on doit même au pire délinquant, car un méchant homme est avant tout un homme. La seconde vertu de la séparation révèle l’héritage de la mystique chrétienne, en voyant la solitude comme un facteur essentiel de la conversion intérieure. Toute la tradition biblique évoque l’expérience du désert: pour prendre conscience de ses fautes et changer son coeur, le pécheur doit se retirer du monde. La prison est l’image moderne et laïque du désert parce qu’elle recrée les conditions favorables à l’amendement. Mais voici une troisième justification: empêcher que la prison ne devienne une école du crime, péril banalement évoqué au 18ème siècle et systématiquement repris jusqu’à nos jours. Dans la voie de la délinquance certains sont allés plus loin que d’autres. Regrouper les détenus sans tenir compte de la nature et de la gravité de leurs délits respectifs, les laisser se côtoyer, se parler, s’instruire, c’est courir le risque que les plus endurcis ne dépravent davantage les autres (en particulier les dettiers). L’imitation morale est entièrement assimilée à une contamination virale: on n’envisage que l’influence néfaste des grands délinquants sur leurs compagnons, et jamais l’inverse. La séparation est donc une mesure nécessaire et efficace pour enrayer ce processus délétère. Une quatrième raison concerne la sécurité du prisonnier: empêcher les vols et les agressions entre détenus. Pour finir, le dernier argument a trait à la sécurité: l’isolement rend difficile les connivences entre prisonniers et met un frein aux tentatives d’évasion ou d’émeute. Pour toutes ces raisons Howard, pourtant opposé à l’isolement total, était représentatif de l’esprit de l’époque lorsqu’il déclarait: «L’idéal serait qu’il y ait autant de cellules que de criminels.»(2).
Restait à imaginer un dispositif, à donner une forme sensible, qui rende possible les séparations. Le coup de génie vient d’un disciple de Howard, Bentham, en proposant sa prison panoptique. Il est convenu d’en souligner le principe de surveillance. Mais dans ce projet, le rôle dévolu à l’architecture va bien au-delà, comme l’annonce le Mémoire de Dumont: «Introduire une réforme complète dans les prisons, s’assurer de la bonne conduite actuelle et de l’amendement des prisonniers, fixer la santé, la propreté, l’ordre, l’industrie dans ces demeures jusqu’à présent infectées de corruption morale et physique, fortifier la sécurité publique en diminuant la dépense au lieu de l’augmenter, et tout cela par une simple idée d’architecture, tel est l’objet de [cet] ouvrage.»(3) En outre, le projet benthamien consiste en une pédagogie qui repose sur le principe de séparation et de répartition. Bentham, qui lui non plus n’était pas favorable à l’isolement permanent, préconisait de répartir les prisonniers en catégories homogènes. Avant cela, le détenu devait être mis à l’isolement. L’idée est la suivante: l’homme qui a mésusé de sa liberté d’action - le délinquant - et causé un désordre social sera dans un premier temps mis à l’isolement. Cette mesure est un traitement de choc pour qu’il médite sur ses fautes et s’engage dans la voie de l’amendement. Si cet état se prolongeait au-delà de quelques jours, il nuirait à l’équilibre mental du condamné et le remède deviendrait pire que le mal. Le détenu sera donc tiré de sa solitude et placé dans un groupe restreint composé de détenus présentant un degré de réforme comparable au sien. Les prisonniers sont trouvent donc répartis en catégories. En fonction de leurs progrès, ils seront par la suite intégrés dans d’autres groupes dont le niveau de réforme est supérieur et ainsi de suite jusqu’à ce que le détenu soit reconnu apte à la vie d’homme libre. Le processus de resocialisation équivaut à une remontée lente et progressive, sur la base d’une compartimentation rigoureuse des individus. C’est ainsi que la prison entend remplir sa mission éducative, qu’elle prépare au vivre ensemble, qu’elle se donne comme dispositif idéal de resocialisation.
L’architecture est le moyen privilégié dans la mise en œuvre du régime de séparation. Mais il en est d’autres. Ainsi le box dans lequel était enfermé le détenu pendant les conférences destinées à son éducation morale(4). Le détenu, dans l’impossibilité de voir ses compagnons, ne pouvait que suivre le discours de l’orateur: bel exemple de communication exclusivement verticale ! Ou encore la cagoule qui recouvrait la tête du détenu lors de ses déplacements à l’intérieur de l’établissement. Cet accessoire apparaît vers la fin du 19ème siècle. Il est destiné à empêcher les détenus de se voir. Il doit être baissé lorsque le détenu est susceptible de croiser d’autres détenus, aux heures de réception du travail, pendant les distributions, et à chaque déplacement. On s’est demandé si ce capuchon constituait une aggravation de la peine, une «cellule dans la cellule». On s’est finalement arrangé pour justifier cet accessoire et le qualifier de vêtement complètement essentiel au régime de séparation. D’une manière générale, le costume pénal contribuait à couper le détenu de sa vie précédant l’incarcération, et à lui signifier son appartenance à un univers clos, soumis à des règles spécifiques différentes de celles de la vie ordinaire. Parler de tenue réglementaire signifie plus que: costume prescrit par le règlement; cela peut aussi signifier: costume prescrivant le respect d’un règlement. En outre, il catégorise le détenu par la durée de la peine ou par certaines distinctions. Par exemple à Haguenau, dans les années vingt, les femmes condamnées à perpétuité portaient un fichu blanc, les autres un bleu. Architecture, tenue, accessoires montrent que le régime de séparation régit la vie du détenu à tous les niveaux et même qu’il est le principe cardinal du système pénitentiaire.
La première question qui se pose au chercheur est, par conséquent, la suivante: comment théoriser cette privation de communication, sachant qu’elle n’est pas assimilable à une censure. Non que la censure ne soit pas pratiquée dans les prisons, mais elle ne rend pas compte de la spécificité du système carcéral. La censure est une interdiction, par une autorité (politique, religieuse, intellectuelle), de la diffusion ou de la circulation d’un contenu subversif, hétérodoxe, dangereux pour elle ou la société. Or, le système carcéral dans son principe ne s’en prend pas qu’aux idées; il ne se demande pas seulement: quels propos ne doivent pas se répandre? Mais plutôt: quelle vie relationnelle convient provisoirement le mieux à tel ou tel en vue de sa resocialisation? C’est pourquoi il organise la mixité sociale, regroupant, déplaçant ou isolant les prisonniers. La censure suit une logique défensive et privative, la prison une logique éducative. Le système repose sur la conviction que le délinquant est victime de son milieu d’origine, de son histoire personnelle et que par osmose, par imprégnation, par habitude, il en est venu s’égarer sur le mauvais chemin. La prison se propose de tirer le délinquant hors de ce milieu pernicieux et de l’exposer à une influence positive dans les limites étroites de la détention. Il est question de reconditionner, rééduqué le délinquant. Mieux vaudrait parler de régulation que de censure, en désignant par là un processus plus subtil, plus sophistiqué que l’interdiction brutale d’un contenu.
La logique pénitentiaire se centre sur les idées de contamination, d’influence, de milieu, d’immersion. En fin de compte, la grande difficulté était de faire obstacle à la prolifération du mal sous toutes ses formes. Comme le dit Michelle Perrot: «L’essentiel, c’est d’éviter la contagion, c’est-à-dire non seulement la promiscuité des détenus [...] mais la communication sous toutes ses formes.»(5). C’est pourquoi cette logique ne prend sens que dans le cadre d’une théorie «épidémiologique» de la communication, attachée à étudier les phénomènes de prolifération (rumeurs, épidémies, mode, délinquance, etc.).
Qu’est-ce que la prison? Une sanction, un moyen de dissuasion, un miroir dans lequel la société n’ose pas trop se regarder, etc. Mais que pourrait répondre un chercheur en communication? Cette seconde question, celle du statut communicationnel de la prison, consiste à formuler par des concepts employés dans les sciences de l’information et de la communication, le statut de la prison. Les pages qui suivent proposent de considérer cette institution comme une médiation, mais d’un type particulier: une médiation idéale, catégorie que je cherche à définir à partir des cas de langues supposées parfaites dont les textes utopiques regorgent.
Parler de médiation à propos de la prison peut s’entendre de plusieurs manières. Si on appelle médiation une forme sensible susceptible de favoriser le rapprochement entre individus ou entre groupes, la prison est une médiation entre la société et la population pénale. L’institution carcérale est le dernier lien qui rattache le condamné à la société. Dans l’état de solitude absolu, le détenu expérimente le degré maximal d’éloignement d’avec la société des hommes. Aussi cet état ne doit-il pas se prolonger au-delà du strict nécessaire: on l’a dit, loin du commerce avec son semblable l’individu est dans une condition misérable. Grâce à la pédagogie progressive de l’institution, le détenu opère un retour graduel à la vie normale. Les deux éléments entrant dans cette définition de la médiation se retrouvent: une matérialité (le dispositif carcéral, avec son architecture, son administration, son règlement, sa pédagogie, etc.) et une finalité (retrouver l’état de liberté qui permet la vie en société).
Il est aussi possible de prendre médiation au sens de «ce qui s’interpose». La prison est alors une médiation entre la victime et le coupable. La justice, contrairement à la vengeance (expression directe de la violence), est exercée par un tiers indépendant des deux parties. Les policiers arrêtent les braqueurs de n’importe quelle banque et pas seulement de la banque où ils ont déposé leurs économies. Ce faisant, ils s’interposent entre les délinquants et la société civile, assurant ainsi la paix et la sécurité des citoyens. L’institution pénitentiaire, parce qu’elle participe de l’institution judiciaire, s’interpose entre la victime et le coupable dans la mesure où elle est chargée de l’application de la peine au nom de la société tout entière.
On peut, enfin, construire la notion de médiation sur celle d’appartenance reconnue, légitimée, célébrée. Ce que Bernard Lamizet appelle «la dialectique du singulier et du collectif» se déploie selon deux étapes: le sujet s’étant reconnu comme sujet (et reconnaissant l’autre comme sujet) fait un pas de plus et reconnaît une même appartenance entre lui et tous les autres moi. On fera remarquer que la prison met en œuvre cette dialectique parce qu’elle entend concilier l’intérêt de la société: se protéger contre les individus dangereux, récupérer le potentiel utile que le délinquant gâche et qu’il pourrait mettre au service de la collectivité (on retrouve ici une attitude d’inspiration utilitariste, conforme à la maxime «le plus grand bonheur pour le plus grand nombre»); et l’intérêt du délinquant: l’amener à s’amender, puis à se réinsérer, et le traiter humainement pendant sa détention. En quoi la prison se distingue radicalement des autres formes punitives comme les supplices ou le bannissement, où seul l’intérêt de la société est visé. Elle se présente bien comme une mise en cohérence des deux dimensions: l’individuel et le collectif.
Une médiation, soit; mais idéale? A l’évidence, cela heurte le sens commun. La détention, dans sa réalité ordinaire, est si spontanément associée à une répression, à l’exclusion, à une souffrance morale, physique et symbolique, en un mot à une violence infligée et subie qu’il paraît incongru de la qualifier d’idéal. Essayons de montrer que ce jugement est néanmoins conforme aux intentions qui ont présidé à la naissance de l’institution pénitentiaire. L’enfermement comme peine marque la fin des supplices et la volonté d’une humanisation des sanctions. Si on reprend le constat que faisait naguère Elias, l’Occident est passé d’une «société de guerriers» à une «société de courtisans», où la violence n’est plus directe mais médiatisée par le pouvoir central. Cette violence médiatisée (et légitimisée) ne lâche plus la bride au déchaînement des sentiments violents, des passions, des cruautés que le vainqueur était en droit d’exercer sur le vaincu. Désormais, même les sanctions contre celui qui a enfreint la loi, et bien qu’il se soit mis dans son tort, devront être mesurées et rester humaines. Cet état d’esprit, mis en place au cours du 18ème siècle, a donné lieu au développement d’un courant philanthropique à l’égard des condamnés très préoccupé d’adoucir les modalités d’exécution (la guillotine plutôt que la hache; suppression des supplices) et d’humaniser les conditions de détention. D’autre part, l’enfermement est la peine applicable à n’importe quel délinquant, sans distinction de condition sociale, d’âge, de sexe, de fortune. Sous l’Ancien Régime, l’aristocrate n’était pas puni comme le roturier, ni le riche comme le pauvre. La prison, fille de la Révolution française, instaure dans ses murs cette égalité parfaite entre les citoyens qu’elle a tant de difficulté à promouvoir dans le reste de la société. Cette égalité de peine est néanmoins merveilleusement conforme à la raison et à la justice en ce qu’elle est quantifiable, dosable précisément selon la nature et la gravité de l’infraction. Un dernier avantage de la prison confirme ce caractère idéal: la détention mise sur la réforme possible du condamné. Elle est soutenue par une anthropologie qui ne désespère pas de l’homme, contrairement à des criminologies postérieures comme celles issues de la phrénologie ou de l’Uomo delinquente. Peine humanisée, identique pour chacun, rationnelle, optimiste envers la nature humaine: voilà bien des motifs qui expliquent que ce que nous jugeons inhumain et dégradant, les philanthropes des Lumières y voyaient plus qu’un progrès: un idéal.
Le chercheur en communication ne saurait évidemment se contenter de cette justification. Il doit s’appuyer, pour discerner dans la prison une forme d’idéalité, sur une argumentation différente, que nous allons esquisser maintenant. Elle repose sur le postulat que la communication est caractérisable comme activité tridimensionnelle (au moins):
- par sa dimension instrumentale, elle est au service d’un agir, elle est un outil pour la décision et l’action;
- sa dimension symbolique en fait une activité codifiée, parfois ritualisée, soumise au formatage des cultures particulières;
- sa dimension sociale tient, d’une part, au processus intersubjectif qu’elle instaure et à son pouvoir cohésif d’autre part: elle permet de faire corps, elle autorise un vivre-ensemble.
Or, la prison répond point par point à ce schéma. Tout d’abord, son efficacité est avérée comme sanction et comme mode de protection des citoyens. Mais les textes fondateurs lui attribuent une efficacité qui excède la normale. Ainsi l’architecture panoptique est supposée n’avoir que des avantages et agir sur tous les plans: amélioration de la condition du détenu (hygiène, aération, intimité); sécurité et surveillance; amendement par l’isolement; lutte contre l’arbitraire des gardiens; séparation entre catégories de détenus; sanction par privation de la liberté, etc. On notera, au passage, qu’un seul aspect est omis: l’esthétique. En dehors de cela, l’architecture est présentée comme un moyen sans faille. L’isolement est lui aussi paré de toutes les vertus: éviter la promiscuité, enrayer les épidémies, empêcher les connivences, favoriser l’amendement, etc. Ou encore, le costume pénal, qui freine les évasions, stigmatise le détenu, identifie la condamnation, gomme les origines et les disparités entre détenus, etc. Second point: la prison s’incarne dans une forme qui comprend architecture, discipline, hiérarchie, codes (formels et informels), habitudes, langage spécifique, etc. sans quoi la prison n’aurait pas d’existence réelle. Or, cette forme est hautement symbolique car toute infraction étant ramenée à un mésusage de la liberté individuelle, le délinquant se voit privé de liberté. Cette correspondance universelle et totale entre la faute et la sanction rappelle l’effrayant supplice imaginé par Kafka dans La colonie pénitentiaire. Enfin, sa mission de réinsertion, la prison était célébrée pour son infaillibilité, pour son pouvoir de remodeler l’homme qui avait failli et d’en faire un élément positif de la société. Au total, le système pénitentiaire est régulièrement célébré par ses concepteurs comme une forme parfaite et jamais il ne leur vient à l’esprit que ce système puisse ne fonctionner correctement que sur le papier. La prison vérifie, par conséquent, les exigences qui pèsent sur les langages imaginés par les utopistes. Est parfaite, en effet, la langue qui, dotée d’une efficacité absolue (comme la parole divine dans la Genèse), établit une correspondance totale (transparente) entre chose et signe, et rassemble l’humanité en une seule nation (comme le langage prébabélien).
On comprend qu’à ses débuts, le projet carcéral ait flirté avec l’utopisme. Il en présentait toutes les caractéristiques: monde fermé, replié sur lui-même, école de sociabilité, discipline pour tous, hygiène et souci du bien-être de l’individu, décisions prises à la place de l’individu (qui n’étant plus soumis à son libre arbitre, ne doit plus penser par lui-même), peur obsessionnelle des contagions... Soit la description: «Tous portent le même habit et mangent le même pain. Tous travaillent: il n’existe à cet égard d’autre distinction que celle qui résulte de l’aptitude naturelle à telle profession plutôt qu’à une autre.» Elle n’est pas extraite de l’Utopie de More, même si elle s’y insérerait parfaitement. De qui est-elle donc? De Tocqueville. Tocqueville rapportant la vie quotidienne dans les pénitenciers américains(6).On pourrait multiplier les citations qui montreraient l’étonnante ressemblance entre le projet carcéral et l’utopie. Ce détour par les textes inspirateurs de l’institution pénitentiaire, on le voit, permettent de jeter un pont entre la prison et la communication.
Pourtant, si nous revenons sur le terrain des politiques carcérales: l’utopie benthamienne n’a jamais été pleinement réalisée. Rares sont les établissements à avoir suivi l’architecture cellulaire, trop coûteuse. L’Etat lutte contre la surpopulation (dans certains établissements, le taux d’occupation est de 110%) et la promiscuité. La possibilité de réformer le délinquant est sérieusement mise en doute. La valeur punitive et sécuritaire et la sanction ont toujours prévalu sur la réinsertion. Malgré cela, un des paradoxes de l’institution pénitentiaire est qu’elle n’a jamais vraiment rompu avec les objectifs utopiques de ses origines. La récurrence des discours est tout à fait frappante alors que la prison d’aujourd’hui ressemble peu à celle du 19ème siècle. Ecoutons Howard à propos des défaillances du système de son époque:
- sur la condition pénale: «Je revendique pour les prisonniers un traitement humain, j’exige qu’ils soient bien nourris, bien logés, etc.»
- sur la mission de l’institution pénitentiaire: «Amender les prisonniers, les rendre meilleurs au point de vue moral, tel doit être le principe directeur qui doit être appliqué en priorité dans une maison de correction»; «L’objectif [est] de corriger les prisonniers de leurs fautes et de les rendre utiles à la société»; «Prendre soin des prisonniers, afin de les garder en bonne santé et de préserver leur force de travail, est une mesure d’utilité publique, en Angleterre comme ailleurs»
- sur le respect du détenu et de ses droits: «Chaque prison devrait disposer d’une balance et de poids, afin que les prisonniers puissent vérifier qu’ils n’ont pas été lésés»
- sur la responsabilité de l’institution pénitentiaire: «Les prisonniers sont des êtres rationnels et des créatures de Dieu, vouloir les amender est un dû, la gravité de leur faute ne constitue pas une excuse à notre éventuelle négligence en ce domaine»; «La négligence coupable est impardonnable, quand elle nuit à une œuvre qui repose sur les principes d’équité, d’humanité et d’utilité»
- sur la surpopulation carcérale: «L’idéal serait qu’il y ait autant de cellules que de criminels»
- sur la réinsertion sociale: «Quand un prisonnier est gracié, ou plus simplement acquitté à la barre, sa délivrance n’est qu’illusoire: personne ne voudra donner un emploi à un pauvre hère aussi chétif et aussi pouilleux, alors que je suis persuadé que certains emplois pourraient convenir à ces infortunés.»
- sur la récidive: «N’est-il pas affligeant que des hommes, abandonnés de tous, soient entraînés, par une nécessité quasi irrésistible malgré leur volonté de tenir ferme, à commettre des actes qui les ramèneront à la case prison, abrégeant ou, au mieux, brisant une vie qui aurait pu être fructueuse et utile.»(7)
Derrière le style désuet, les thèmes et les idées demeurent d’une surprenante actualité. Ouvrons un livre récent sur les prisons, nous avons de fortes chances d’y trouver le même plaidoyer. Pourtant la prison a profondément évolué; les conditions de détention se sont adoucies; des droits ont été reconnus au détenu; l’isolement n’est plus le maître mot: les détenus ont obtenu la jouissance de la télévision, de la radio, des journaux. Les peines alternatives à l’incarcération montrent que les autorités ne nourrissent pas envers l’enfermement la même foi.
L’une d’elles, le placement sous surveillance électronique (PSE), est une forme non architecturale destinée à faciliter la réinsertion sociale. Le PSE permet l’assignation dans un lieu déterminé d’un rayon de 45 mètres environ, grâce à un système composé d’un émetteur-bracelet (porté à la cheville ou au poignet), d’un récepteur installé sur le lieu d’assignation et d’un centre de surveillance situé dans les locaux de l’administration pénitentiaire. Le placé bénéfice ainsi d’un régime mixte, alternant liberté et confinement selon un horaire fixé par le juge d’application des peines, en concertation avec l’intéressé. Il peut exercer une profession et vivre avec sa famille, tout en restant astreint à résidence durant certaines heures. Cette mesure, réservée aux détenus ayant moins d’un an de peine à purger, était destinée à désengorger les prisons et de grands espoirs avaient été placés en elle. Aux Etats-Unis, où elle est couramment utilisée, elle donne de bons résultats: peu d’évasions et une chance de réinsertion accrue puisque le placement est une situation intermédiaire entre l’incarcération stricte et la vie normale. Le développement du PSE, en France, est cependant paradoxal: les derniers textes (loi Perben 2, parue au Journal Officiel du 11 mars 2004) visent à étendre les cas d’application du PSE et cependant, cette mesure ne semble pas décoller (1 détenu sur 60 en moyenne) alors qu’elle existe depuis 2000. On constate une fois encore le décalage qui sépare l’idée de la pratique et ce constat pourrait sans doute s’étendre aux politiques de réinsertion qui se sont succédées au cours des deux derniers siècles. Elles illustrent éloquemment le syndrome d’utopie définit par Watzlawick et résumé dans la formule: «faire toujours plus de la même chose»(8). On croit rompre avec un système, tourner une page; en réalité, le système se reconfigure sans véritablement réviser ses assises. Le PSE est motivé par la même volonté de réinsérer et obéit (mais de manière moins évidente) au principe de séparation. Si l’enfermement cellulaire a été un échec, cela annonce-t-il que le PSE le sera aussi?
Pour conclure, l’utopisme se caractérise par la recherche obstinée de la forme parfaite pour réaliser un vivre ensemble véritablement harmonieux. Il est donc un terrain de choix pour étudier la forme des médiations parfaites. D’où ma conviction que le projet carcéral ne reçoit pas toutes les attentions qu’il mériterait. C’est pourtant lui qui recèle des clés pour comprendre la réalité carcérale. C’est là qu’une approche communicationnelle a des chances d’aboutir. Là qu’on bâtira un modèle capable de relier de médiations aussi différentes que les médias, Internet, etc. Autrement dit, le meilleur moyen, à mon sens, de construire la prison comme objet communicationnel n’est pas de partir de la réalité, mais de se centrer sur l’utopie carcérale.
© Philippe Ricaud (maître de conférences à l'Université de Bourgogne, Dijon, France)
NOTES
(1) Howard (John), L’état des prisons, des hôpitaux et des maisons de force en Europe au XVIII ème siècle, Ed. de l’Atelier, 1994, p. 95.
(2) Ibid., p. 93.
(3) Dumont (Etienne), Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et nommément des maisons de force (1791), publié dans Bentham (Jeremy), Panoptique, Mille et une nuits, 2002, notes et postface de Christian Laval. Ce texte, rédigé par un ami de Bentham, est une version synthétique du Panopticon. Il fut adressé au député Garran de Coulon qui s’en fit l’écho auprès de l’Assemblée nationale. L’intérêt de ce texte est que c’est lui et non le Panopticon, quasiment inconnu du public français, qui orienta les députés révolutionnaires dans la création d’une institution pénitentiaire.
(4) On en trouvera une reproduction dans Foucault (Michel), Surveiller et punir, Naissance de la prison, Gallimard, 1975, document 28. A la prison Saint-paul (Lyon), les gradins de la chapelle en étaient pourvus.
(5) Perrot (Michelle), Introduction à: Tocqueville (Alexis de), Œuvres complètes, tome IV, Ecrits sur le système pénitentiaire en France et à l’étranger, Gallimard, 1984, p. 12-13.
(6) Tocqueville, op. cit., p. 183.
(7) Howard, op. cit., passim.
(8) Watzlawick (Paul), John Weakland (John), Richard Fisch (Richard), Changements, Paradoxes et psychothérapie, Seuil, Points Essais, 1975 (voir le chapitre 5 précisément intitulé «Le syndrome d’Utopie», p. 66-81).
11.1. Médias et médiations, processus et communautés
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