Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften | 17. Nr. | März 2010 | |
Sektion 2.12. | Multilingualism, Language Contact and Socio-cultural Dynamics Sektionsleiter | Section Chair: George Echu (University of Yaounde I) |
Marie Désirée Sol (Université de Yaoundé I, Cameroun) [BIO]
Introduction
L’appropriation de la langue française est perceptible dans la production littéraire camerounaise, qui restitue à sa manière les réalités locales au moyen de cette langue, donnant lieu ainsi à la créativité, à l’innovation. Dans quelle mesure peut-on parler de ces faits d’appropriation comme signes de production identitaire ? Comment la langue française produit-elle une identité ? En d’autres termes, comment le romancier camerounais réussit-il à restituer son identité, l’être africain à travers la langue française?
Poser ainsi et ici le problème, c’est moins se préoccuper de description des énoncés lexicaux et des formes structurelles et morphosyntaxiques des productions littéraires des écrivains, comme cela a été fait jusqu’ici (Fame Ndongo, 1999 ; Biloa, 2003 ; Onguéné Essono, 2003), que de chercher à élucider l’aspect pragmatique de l’appropriation. Pour cela, nous nous appuierons sur Moi Taximan de Kuitche Fonkou. Il est question, pour cet auteur, de reproduire à travers la langue française, mais avec une sensibilité toute camerounaise, l’homme camerounais, en l’occurrence un chauffeur de taxi dans ses rapports, ses aspirations, ses déboires, ses joies au quotidien.
1. L’affirmation de la différence
Admettre que la langue est un moyen d’expression revient à dire qu’elle répond forcément aux besoins de ses locuteurs. Elle prend en charge les marques, les empreintes de l’espace dans lequel elle est utilisée. A cet effet, elle sort du rouleau compresseur de l’uniformisation pour devenir une langue plurielle au sein de laquelle se déploient non seulement la culture française, mais aussi la diversité des cultures des espaces francophones. L’appropriation du français implique une diversité culturelle. Celle-ci suppose la présence de plusieurs cultures. La diversité culturelle est évidemment associée à la diversité linguistique qu’elle englobe, car il n’y a pas de culture sans langue. Autrement dit, la langue française est, de plus en plus, adaptée aux besoins de ceux qui la parlent et l’écrivent et traduit leurs réalités locales qui sont distinctes de celles de la France. Ces éléments socioculturels influent sur l’utilisation de la langue qui se particularise et se distingue en quelque sorte du français de l’hexagone. En retour, cette distinction apparaît comme un facteur identitaire. Comme le signale Elisabeth Beautier (1995:204):
Les pratiques langagières des individus sont ancrées dans leur mode de socialisation familial, composé par les valeurs, attitudes, représentations et utilisations familières du langage dans leur double aspect cognitif et interactionnel, qui sont elles-mêmes liées à la trajectoire des individus et à leurs conditions de vie.
Le système de catégorisation(1) utilisé par les interlocuteurs engagés dans le processus d’interaction pour parler d’eux, pour se situer dans le monde, mais aussi pour parler du monde, est une source d’indices de leur position sociale et de leur appartenance à un groupe. Ce système reflète les normes, les croyances, les habitudes, bref l’identité du sujet. Dès lors, on peut parler la langue française et rester Camerounais.
C’est cette propension qui a cours dans la production littéraire camerounaise. La langue française est adaptée non seulement au contexte local, mais également à la manière dont on conçoit et représente ce contexte. Dans Moi Taximan, le lexique est révélateur de cette appropriation. On y trouve des néologies lexicales, des néologies sémantiques, des emprunts. Dans le cadre de ce travail, nous ne ferons pas un relevé exhaustif des exemples.
1.1-Les néologies et les emprunts
La néologie lexicale est le processus de création des mots nouveaux alors que la néologie sémantique quant à elle consiste à conférer des sens nouveaux aux mots ou expressions existant déjà dans une langue. Ces phénomènes langagiers mettent en exergue les pratiques socioculturelles et renvoient aux champs sémantiques de la corruption, de l’argent, de la police, des rapports filles/garçons. Ces thèmes recouvrent des domaines plus ou moins liés, traditionnellement, à la vie courante et connotent le milieu dans lequel évoluent au quotidien les personnages de l’œuvre. À n’en pas douter, la perception du monde influe sur la façon de parler, de communiquer, bref, sur l’organisation de l’expérience linguistique. Les exemples suivants illustrent cette créativité présente dans l’œuvre.
En plus de ces néologies, il y a également les expressions qui ont pour origine les langues autochtones. Ce sont les expressions telles que:
D’une part, ces lexies pallient le problème de la carence lexicale. Elles servent à désigner des réalités que la langue française ignore. Le locuteur recourt à ces créations linguistiques pour nommer les réalités spécifiques à son espace géographique et socioculturel. C’est le cas de tous les emprunts. D’autre part, elles rendent l’expressivité recherchée par le locuteur. C’est le cas de « mange-mille » qui désigne les agents des forces de l’ordre ou de police, qui exigent mille francs pour couvrir des infractions. La langue française dans Moi Taximan, à l’instar des autres productions littéraires camerounaises, comme le souligne Onguéné Essono (2003:24):
Se pare désormais de tournures proprement camerounaises, signe d’une révolution linguistique – consciente ou non- des locuteurs locaux désireux de révéler et de traduire à leur manière leurs réalités au moyen des mots français ou à consonance françaises…
1.2- L’oralité
Il est question ici des proverbes, des chants, des contes… Ceux-ci marquent le passage de l’oralité à l’écriture et mettent en exergue la sagesse populaire véhiculée par la tradition orale (Mendo Ze, 1990: 138). Ces faits discursifs traduisent les us et coutumes, les traditions, le patrimoine culturel et la rhétorique du locuteur bamiléké ou camerounais tout simplement. En d’autres termes, il s’agit de « l’héritage négro-africain ».
Les proverbes et sentences
Ce sont des énoncés qui traduisent une vérité générale d’expérience ou une sagesse propre à un groupe social donné. Ces proverbes et dictons expriment un mode de pensée de la société traditionnelle bamiléké et traduisent l’organisation de cette société. En tant que formes brèves de la pensée, ils recueillent et formulent la sagesse du peuple, le bon sens populaire, les traditions des aïeux en si peu de mots. Exemples:
Les bénédictions
Ce sont des actes religieux au cours desquels on invoque la protection de Dieu et des ancêtres sur quelqu’un ou quelque chose. Dans l’extrait suivant, la famille réunie, implore la bienveillance de Dieu et des ancêtres sur le chauffeur de taxi.
Les chants
Les chants sont omniprésents dans toutes les cérémonies. Ainsi, il y a les chants de mariage, de baptême, des funérailles…
C’est une chanson exécutée à l’occasion du mariage du chauffeur de taxi.
Il s’agit d’une chanson exécutée à la naissance du fils du chauffeur de taxi.
Les contes
Le locuteur fait également référence aux contes.
Dans le corpus, la langue française porte les marques culturelles de ses usagers. Il existe un capital culturel inhérent à tout individu et qui ressurgit dans l’écriture. C’est ce que Jean-Claude Blachère (1993: 116) appelle « négrification », c’est-à-dire:
l’utilisation, dans le français littéraire, d’un ensemble de procédés stylistiques présentés comme spécifiquement négro-africains visant à conférer à l’œuvre un cachet d’authenticité, à traduire l’être-nègre et à contester l’hégémonie du français de France.
Le français dans Moi Taximan devient le témoin de la réalité culturelle vivante, telle qu’on peut l’observer: du vécu camerounais ou bien des choses africaines. Cette expressivité indique bien un processus, un phénomène qui s’élabore délibérément dans l’œuvre. C’est le point principal de fixation de l’identité socioculturelle. Le français est «une langue camerounaise à part entière. Il fait partie des acquis culturels du pays ; il se prête à l’expression d’une identité culturelle nationale authentique… » (Mendo Ze, op cit:17). La mention de la culture traditionnelle est une preuve de l’attachement à la culture, à ses origines. C’est aussi et surtout une ostentation (qui n’exclut pas la transmission) de sa propre culture, de son identité à l’ensemble de la communauté francophone. D’où la dimension pragmatique de l’écriture, qui devient véritablement un acte de langage. Ne dit-on pas qu’une tradition qui dépérit, c’est un peuple qui perd ses racines, qui rejette son identité, une civilisation qui s’évanouit, une communauté qui n’a plus de points de repères ?
La langue devient un espace habitable, où l’on tente d’imprimer ses marques et ses repères. Cette mise en exergue de la culture et des réalités les plus profondes de la société camerounaise conduit inévitablement à un enchâssement de codes relevant à la fois des langues autochtones et de la langue française.
2. La parole bilingue et le plurilinguisme
Il ne fait l’ombre d’aucun doute que les écrivains camerounais se trouvent confrontés à un épineux problème. Celui de traduire ou de rendre en langue française toute la réalité locale. Ceci est d’autant plus important qu’il existerait un éloignement entre le capital linguistique français, surtout le lexique et les réalités socioculturelles africaines. Ne l’oublions pas, la société camerounaise a ses réalités qui ne sont pas forcément les mêmes que celles de l’Occident.
Toutefois, le français est le code utilisé pour exprimer la culture africaine. De cette rencontre entre deux civilisations, deux cultures, deux visions du monde, l’africaine et l’européenne, résulte une parole bilingue.
Pour résoudre cet épineux problème, les écrivains camerounais, à l’instar de Kuitche Fonkou, rejettent la pratique unilingue du texte et du discours littéraire pour une pratique bilingue. Il ne s’agit pas simplement de superposer ou de juxtaposer langues autochtones et langue française dans un même discours, mais bien de relever l’existence d’une compétence plurielle, complexe, voire composite et hétérogène par le biais de locuteurs participant eux-mêmes de plusieurs langues et plusieurs cultures. Moi Taximan est donc une véritable somme ethnographique camerounaise. On y observe un recours à des formes d’alternance codique, de « parler bilingue », en passant d’une langue à une autre dans une même séquence d’échange. L’auteur essaie de créer un espace de parole authentique, sans trahir ni l’ego camerounais, ni la vision du monde, ni le code linguistique utilisé qui est la langue française. Récit de la vie d’un jeune conducteur de taxi, cette oeuvre constitue le prototype même de la pratique du plurilinguisme textuel. Celui-ci peut s’observer par le métissage ou le mixage de codes repérable par les marques transcodiques. Pour Marinette Matthey et Jean François de Pietro (1997: 151), le terme de marque transcodique est un « hypéronyme permettant de désigner tous les observables manifestant la présence de deux ou plusieurs langues dans le répertoire des interlocuteurs ». Ces observables peuvent être, au niveau strictement lexical, des emprunts, des alternances codiques, des calques. Les marques transcodiques relevées dans notre corpus permettent de distinguer l’usage du yemba, du pidgin-english, du camfranglais et du français.
2.1-L’alternance yemba-français
L’auteur, pour des besoins d’authenticité, essaie de ne pas laisser tomber sa langue maternelle, le yemba, qu’il maîtrise bien, et l’insuffle toujours dans la langue d’emprunt, le français. Le yemba est une langue de l’Ouest Cameroun. On retrouve ce bilinguisme dans les séquences où le locuteur met en exergue son état d’âme, son émoi. À titre d’exemple, on a « Wo »: interjection de la langue yemba qui exprime une indignation. Cette expression est utilisée dans les lamentations, les pleurs, les plaintes et les deuils. Dans l’extrait qui suit le propriétaire de taxi pleure parce que sa voiture a été endommagée.
Le yemba est également utilisé dans les contes, les chants et la nomination des êtres ou des objets comme le montrent ces exemples:
Ces alternances sont effectuées lorsque l’auteur fait référence aux valeurs culturelles de l’Ouest du Cameroun. Elles reflètent donc son identité culturelle et permettent d’identifier avec certitude ses origines.
2.2. L’alternance langues composites-français
Les langues composites émergent de la dynamique socio-langagière des locuteurs en contexte de plurilinguisme. Elles sont le résultat de la cohabitation des langues autochtones et des langues officielles. Dans le corpus, nous avons le pidgin-english et le camfranglais.
L’alternance pidgin-english-français
Le pidgin-english est considéré comme un décalque altéré de la langue anglaise (Fosso, 1999: 178). C’est donc le produit d’une appropriation particulière de l’anglais en contexte camerounais. Cette langue, sans avoir de ressemblances systématiques avec les langues camerounaises, sert de langue de communication à plusieurs Camerounais qui ne maîtrisent pas les langues officielles. Mais, de plus en plus, on se rend compte que cette langue est aussi utilisée par des locuteurs ayant une bonne compétence en français et en anglais. Dans l’exemple suivant, on assiste à une conversation entre le chauffeur de taxi et son client Alhadji qui ne sait probablement pas parler le français.
L’alternance camfranglais-français
Les sociolinguistes s’accordent sur le fait que le camfranglais est issu du mélange des langues camerounaises, du français, de l’anglais, du pidgin-english, et de l’argot des métropoles camerounaises. Contrairement au pidgin-english, c’est la syntaxe de la langue française qui est utilisée ici.
Il apparaît également des emprunts aux langues nationales camerounaises:
Les marques transcodiques font place à un « patchwork linguistique », résultat du polyhybridisme linguistique camerounais. Moi Taximan rend bien compte de cette diversité linguistique mise ensemble dans un même discours et qui donne finalement une langue hybride repérée sous le thème de « discours métissé ». À cet effet, l’utilisation des marques transcodiques dans le discours français apparaît comme une véritable stratégie identitaire. La langue est l’une des caractéristiques fondamentales qui entrent dans la construction et la définition de l’identité des locuteurs.
3- Une volonté de partager avec l’autre
La langue française ne supprime pas les différences, elle les montre, les réactualise. La gestion de ces différences et des identités est en quelque sorte l’enjeu de l’appropriation. Celle-ci oblige constamment à gérer les dimensions contradictoires: identité et communication, modernité et tradition, identité linguistique et pluralisme. En somme, de quelque côté que l’on se trouve la question qui surgit est celle de l’autre. Comment faire partager à l’autre si différent ce qu’on est et ce qu’on a ? Le souci de la prise en charge des réalités de la culture et des langues camerounaises par une langue étrangère au départ pose donc le problème de la communication.
Communiquer suppose avoir les mêmes valeurs avec l’autre. On partage avec ceux qui ont la même valeur avec soi même s’ils sont différents. Dans Moi Taximan, il y a effectivement cette prise de conscience. L’auteur procède à une traduction des éléments typiquement camerounais. On y voit un recours au métalangage. Il explique sans cesse, ouvre des guillemets, des parenthèses, crée des notes de bas de page. Les exemples qui suivent illustrent ce phénomène:
Ces définitions et explications apparaissent tout au long de l’œuvre au point où on s’interroge finalement sur la portée de cette vigilance métalinguistique.
Comme on le voit, l’attention est portée sur la réception du message. L’auteur réhabilite une problématique de communication respectueuse de l’altérité, donc des récepteurs. Il ne suffit pas seulement d’utiliser les mots, les images, il faut s’assurer que l’extrême diversité des récepteurs francophones comprend. L’auteur d’une façon ou d’une autre est soucieux de la compréhension ou de la transmission du contenu dans la mesure où il ne s’adresse pas seulement au lecteur camerounais, mais aux Francophones en général.
Au-delà de la recherche de cette intercompréhension on peut également voir une volonté permanente de montrer, de faire accepter ses valeurs à l’autre et de les légitimer. Cette coloration locale est donc délibérée, car l’auteur pouvait transformer son message en français standard tout simplement et éviter des expressions typiquement identitaires. Sans doute, ceci porterait-il atteinte à « l’expression authentique » constitutive de la littérature. Mais surtout, il n’y aurait pas eu cet apport, cette différence qui forme la diversité. Ceci pose en filigrane la vaste problématique de la légitimation de certains usages dans l’espace francophone. Comme on a coutume de dire, la langue française n’est pas la propriété de la France ni des Français, mais elle est la propriété de l’humanité ou du moins de l’ensemble de la communauté Francophone.
Conclusion
La langue française dans le roman camerounais porte, à n’en pas douter, les marques de la culture et des langues du Cameroun. Dans cette mesure, elle apparaît comme le lieu par excellence de manifestation de l’identité collective et individuelle. Dès lors, elle ne s’oppose plus à l’identité africaine. Elle participe, au contraire, à l’expression de cette identité. Cette restitution et cette (re)présentation de l’être africain en général et de l’être camerounais en particulier résulte d’une instrumentalisation poussée de la langue, qui, elle-même, n’est pas étrangère à des facteurs sociaux et culturels.
Références bibliographiques:
Anmerkungen:
1-Expression qui désigne la manière dont un locuteur exprime son expérience du monde par le biais du lexique qu’il utilise (Elisabeth Beautier, op cit. p. 210).2.12. Multilingualism, Language Contact and Socio-cultural Dynamics
Sektionsgruppen | Section Groups| Groupes de sections
Inhalt | Table of Contents | Contenu 17 Nr. |
Webmeister: Gerald Mach last change: 2010-03-12