TRANS Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 17. Nr.
Juni 2008

Sektion 3.1.

Culture sans frontières / Kultur ohne Grenzen / Culture without Borders
Sektionsleiterin | Section Chair: Gertrude Durusoy (Izmir)

Dokumentation | Documentation | Documentation


Religion, guerre, politique: le travail de la Renaissance en Afrique *

André Yinda (EHESS/Afropolis, Paris)

Email: am2yinda@ehess.fr

 

A priori, la prégnante interaction entre la figure du prophète et celle du chef militaire peut être considérée comme est un des nombreux signes d’une installation du continent africain à la périphérie de la modernité politique. L’idée qu’elle constitue une preuve supplémentaire de son incapacité chronique à faire de la raison le moteur de son histoire du pouvoir fait effectivement sens. (1) On s’interroge alors, discrètement de préférence ou alors par pur esprit de provocation, sur ce statut « prépolitique » des expériences contemporaines du vivre-ensemble, sur l’opportunité de recoloniser pour remettre en place un ordre qui n’a cessé de se déliter depuis la fin de l’âge d’or en colonie. (2) On peut même aller  jusqu’à l’interpréter comme une conséquence de la « dépolitisation » des sociétés concernées. (3) Cette idée reçue fait débat depuis plus d’une quinzaine d’années avec un intérêt d’une portée  générale, les approches sociologique et anthropologique du religieux étant en pointe. L’hypothèse dominante consiste à orienter l’analyse du fonctionnement de ce phénomène à la fois comme révélateur et vecteur des transformations qui affectent globalement les sociétés d’Afrique subsaharienne. (4) La difficulté de ce modèle d’explication, pour intéressant qu’il puisse être, réside dans son extrême générosité conceptuelle, une manière de nommer une problématisation un peu « fourre-tout » du reste récurrente dans les « études africaines » en France. Une façon topique d’éprouver cette idée consiste à la rapporter rigoureusement à la critique du sens propre à la conduite de la guerre par les prophètes. A partir d’une intelligence machiavélienne bien connue de ce phénomène, il s’agit de le prendre pour ce qu’il est, à savoir une articulation politique structurante, autrement dit tout à fait raisonnée. Comment, de ce point de vue, donner du sens à une idée de la solidarité, du bien commun, conditionnée par le fait que sa réalisation procède de la division, du conflit, de la discorde ? De quelle manière établir le fait que ce qui est en jeu dans la problématique de le Renaissance en Afrique est moins de l’ordre du discours ou des projections que de l’analyse des faits, du sens de la relation entre les mots et les choses, relation inscrite dans l’histoire des idées politiques et résonnant, fortement, sur le cours global des affaires internationales contemporaines ? Témoigner de ce que gouverner veut dire à l’interface de ce double questionnement, tel est le but de cette brève réflexion.

En effet, par son histoire, son statut et ses fonctions, le prophète se définit comme celui qui exerce le ministère de la parole. Le prophète est donc un ministre. Sa principale attribution est pour ainsi dire de s’occuper de l’économie de la parole en public. Quand il va en guerre, au sens propre comme au figuré, ou quand il médiatise dans les mêmes termes sa conduite de la guerre par diverses alliances et combinaisons tactiques et manœuvrières, il agit en tant qu’entrepreneur politique. Ses victoires ou défaites semblent être étroitement liées à sa capacité à persévérer dans son être en tant que maître du pouvoir (verbal) ou à s’en éloigner, autrement dit sa résolution à ne dépendre que de soi ou d’autrui.  La pertinence d’une telle lecture s’organise autour d’une double interprétation : la première fait du verbe prophétique un instrument de la stratégie de contestation et si possible de conquête propre à la guerre pour le pouvoir, la seconde permet d’en articuler la radicalité en termes d’hétéronomie et surtout d’autonomie.

 

Une économie théologico-politique du verbe

L’histoire des prophètes d’Afrique centrale qui ont exercé une réelle influence à leur époque est riche mais assez méconnue pour deux principales raisons : leurs caractères local et éphémère. Pourtant il s’agit de personnalités mystiques et politiques dotées d’une extraordinaire capacité d’entraînement grâce à la seule magie du verbe qu’il serait intéressant d’explorer en profondeur dans les écritures politiques des pays concernés. Quelques figures retiennent immanquablement l’attention : la première est une victime de l’Inquisition en colonie d’après les archives missionnaires du Portugal. Au XVIIème siècle, le Royaume du Kongo, couvrant à l’Angola et les deux Congo actuels, est sous domination portugaise avec un roi indigène, Pedro IV, totalement sous contrôle. Son royaume était en déclin et ses sujets en plein désarroi. C’est alors que surgit une jeune fille de 20 ans, belle et fascinante répondant au nom de Kimpa Vita. Elle prétend avoir reçu le message de Saint Antoine la chargeant de libérer son peuple et son roi de l’emprise coloniale. Surnommée Dona Béatrice, elle connut un réel ascendant sur la population locale, inquiétant ainsi le roi et les missionnaires coloniaux. Elle fut alors accusée d’hérésie et brûlée vive sur un bûcher installé à la grand’ place de la capitale du Royaume. Son message est passé à la postérité grâce aux « Antonioniens », ses adeptes.(5) Il y eut par la suite, toujours au Congo, sous domination belge cette fois, une figure tout aussi charismatique en la personne de Simon Kimbangu. Celui qu’on appela « nguza », prophète au sens biblique, n’avait pas de projet politique affirmé mais exerça une immense influence auprès de ses compatriotes. Il prédit l’indépendance de son pays, fut dénoncé par les missionnaires coloniaux, emprisonné et mourut après une vingtaine d’années de détention. Une Eglise entièrement à sa dévotion est née et poursuit actuellement ses activités sous la dénomination, kilométrique, suivante : Eglise de Jésus Christ sur la Terre par son Envoyé Spécial Simon Kimbangu, en abrégé EJCSK. Très organisés et essaimant un peu  partout en Afrique centrale et au sein des diasporas congolaises en Europe, les « kimbanguistes » semblent avoir partie liée avec nombre d’affaires publiques et privées d’une certaine envergure. (6) De l’autre côté du Congo, s’imposa une autre figure prophétique, André Matsoua. Plus structuré sur le plan politique, il a été tour à tour militaire, syndicaliste, communiste, gaulliste et anti-colonialiste radical. Ses discours mirent en émoi tout Brazzaville et une partie importante de l’arrière-pays. L’adhésion massive des populations à son message de libération spirituelle comme moyen de lutte contre la tyrannie coloniale peut être considérée comme le motif de son arrestation par les autorités coloniales en 1929 à Brazzaville. Il fut déporté et mourut en prison au Tchad en 1942. Pour la postérité, il incarne lui aussi la figure du messie libérateur de l’oppression coloniale. Ses partisans, les « matsouanistes », furent écartés de la lutte pour le pouvoir au moment des indépendances. En revanche, de nombreux leaders politiques se réclamèrent de lui par la suite à l’instar du père Fulbert Youlou, d’Alphonse Massamba-Débat, de Sassou Nguesso et aujourd’hui de Bernard Kolélas. (7) Le fait que chacun de ces trois prophètes ait été neutralisé d’une manière aussi brutale et qu’impitoyable témoigne clairement de l’idée qu’il représentait, sans être armé, une menace directe pour toute la structure du pouvoir colonial.

L’époque contemporaine prolonge ce phénomène d’une manière protéiforme et  cristallise ses figurations les plus significatives. II n’est pas nécessaire de faire le portrait de tous ceux qui dirigent ces nouvelles Églises et sectes, riches et puissantes, qui prolifèrent ici ou là à l’image des Chérubins et Séraphins au Nigeria, l'Église du christianisme céleste, florissante en République centrafricaine, au Cameroun, au Nigeria voisin et ailleurs dans la sous-région. En revanche, dès lors qu’on pointe les trajectoires des individualités hors normes telles qu’Alice Lakwena ou Joseph Kony qui ont dirigé des rebellions armées contre l’Etat Ougandais ou encore le « Pasteur » Ntumi qui fait militairement face au régime de Brazzaville depuis de longues années, la question de la maîtrise des arts de la guerre par les prophètes déroule alors toute la difficulté du passage du verbe aux armes. Elle induit dans le même temps, ce qui fait tout son intérêt ici, une intelligence plastique de la relation messianisme/militarisme comme marqueur du jeu politique.

En effet, les formes actuelles du statut de prophète à la fois combinent et se distinguent de l’idée que la Bible ou le Coran ont donnée de la fonction politique de la parole. Le messager de Dieu, jouait en général le rôle de médiateur de la volonté divine, de défenseur des faibles autrement dit le peuple contre ses ennemis, les puissants, les élites et les étrangers. Il était en même temps une sorte de directeur de conscience pour les politiques, autrement dit faisait office de conseiller spirituel et moral dans la direction des affaires publiques, militaires et internationales. Quelquefois, on a pu le retrouver dans le rôle, exceptionnel, d’électeur unique des rois comme ce fut le cas avec le prophète Samuel choisissant Saül et par la suite David pour  réaliser l’unité des tribus israélites dans l’ancien testament. Sans être central, le prophète semble ainsi avoir conservé un rôle clé dans la mise en scène du jeu politique. Aujourd’hui en Afrique centrale et au-delà, le prophétisme reste perçu à travers les prismes des modèles bibliques ou coraniques sans pour autant s’y épuiser. D’autres références mystiques arrivent également à prendre forme à travers le Vaudou, la Nature, le crâne d’un ancêtre, un rocher sacré, une sirène ou quelque autre symbole difficile à nommer avec le vocabulaire dont nous faisons usage ici mais que l’iconographie et la muséographie africaines représentent très explicitement. (8) On peut de ce point de vue introduire dans la catégorie de prophète un foisonnement d’éléments qui se relient entre eux sans être forcément articulés : le leadership dans les Confréries musulmanes ou dans les Eglises dites révélées ou nouvelles, le charisme personnel ainsi que la transcendance du groupe dont on est issu. Il s’agit d’un amalgame délibéré des fonctions sociales habituellement bien définies: prêtre, imam, gourou, chef d’une religion traditionnelle ou syncrétiste, sorcier, guérisseur, médium, marabout, etc. L’exceptionnelle maîtrise du verbe constitue le point de fixation de ces tous ces éléments d’identification du prophète.

Si la fonction première du prophète est pour ainsi dire d’exercer le ministère de la parole, celle-ci est également son arme principale. Car c’est elle qui rend possible la relation de pouvoir qui s’instaure avec ses adeptes ou sa milice. C’est avec la parole que le projet mystique, quelle que soit sa forme ou son contenu, prend corps et se développe sur le terrain politique. C’est la raison pour laquelle le prophète est nécessairement un habile rhéteur, un stratège du discours public, un artiste du verbe, un prestidigitateur du langage, des mots, des signes et des symboles. Privé de parole, il cesse d’être ce qu’il est pour devenir autre chose,  un dieu ou un démon, ou encore rien du tout, c’est-à-dire retrouve une existence anonyme ou disparaître. Ce n’est donc pas un hasard si l’embastillement et la mise à mort rythment régulièrement le terme des parcours prophético-politiques. Si sa parole n’a plus de résonance ou est privée de public, le prophète est pour ainsi dire réduit au silence. Le silence est au prophète ce que le néant est à l’être. Sa force, la condition de sa puissance, c’est sa relation avec le public, le peuple ou la multitude comme on veut.

Le ministère de la parole opère ainsi comme une arme absolue conduisant, une fois maîtrisée et bien distillée, à l’acquisition et au développement des autres armes et ressources. C’est précisément cet aspect de la question qui a retenu l’attention de Machiavel non pas en référence à un épisode particulier propre aux péripéties des troubles du Quattrocento à Florence mais davantage en tant que pièce constitutive d’une alternative politique à la déréliction ambiante, ayant en particulier une vocation mystique dès lors que les forces de la raison publique dominante se révèlent inopérantes. Le Secrétaire florentin prend en effet très au sérieux l’idée que l’émergence des prophètes procède d’une impasse de l’action politique conventionnelle, d’une absence de perspective discursive aussi bien dans l’enchaînement des réponses aux difficultés quotidiennes des citoyens que dans la projection d’un mieux vivre ensemble à venir. C’est d’une certaine manière autour de la défaite de la pensée politique établie et de l’incurie des arts de gouverner installés qu’il faudrait chercher une explication sur l’origine de l’érection des prophètes sur la scène publique, derrière précisément cette incapacité des gouvernants à monopoliser le génie de la parole publique. Le déplacement de l’autorité des maîtres vers celle des prêtres procède de cette insuffisance. 

 

Hétéronomie et incertitudes

Dès lors que les prophètes sont pris pour des acteurs politiques à part entière, il convient de les analyser comme tels, en sachant que dans l’esprit de l’auteur du Prince, la politique est davantage une affaire de compétition, une impitoyable concurrence induisant un affrontement résolu des savoir–faire, bref une confrontation directe des arts de gouverner. La tension née de ces batailles pour le pouvoir constitue une modalité d’expression complète de la guerre, celle que tente d’apprivoiser sans cesse le moule des institutions.(9)

Dans cette guerre, Machiavel considère une première catégorie de prophètes : ceux qui accèdent au pouvoir grâce au verbe. Ils bâtissent le royaume divin sur terre à partir des ruines et des lambeaux du pouvoir en place perçu comme déliquescent. Ils disposent des moyens d’accéder aux armes pour se maintenir mais refusent d’en faire usage. Le cas de Jérôme Savonarole est très intéressant à cet égard parce qu’il est le plus emblématique de cette classe de prophètes qui considèrent que la stratégie militaire est inutile dans la conquête et surtout pour le maintien au pouvoir. Ce moine dominicain est le « prophète politique » par excellence.(10) A partir d’une critique féroce de la corruption et du délabrement moral des autorités au pouvoir à Florence, à travers des écrits accablants, des sermons virulents et de vives imprécations sur les places publiques, il arrive à soulever les florentins contre leurs dirigeants et à renverser l’ordre établi au profit d’une nouvelle promesse, celle de restaurer le royaume de Dieu à Florence. Son but est d’éradiquer la corruption et rétablir la rectitude morale dans la conduite des affaires publiques et dans les moeurs. Comme un seul homme, le peuple florentin s’est mis debout, a suivi ce prédicateur charismatique dans son combat mystico-politique.  Pour celui que le Roi de France, Charles VIII, en campagne en Italie salue comme le « grand ministre de la justice », Florence est aux yeux de Savonarole la nouvelle Jérusalem, la cité choisie entre toutes pour accomplir le royaume divin sur terre. Les mots pour le dire sont sans nuance : « Florence étant au milieu de l’Italie, comme le cœur au milieu du corps, [Dieu] a daigné élire cette cité afin que ces choses y soient annoncées et que, grâce à elle, elles se répandent dans les autres lieux, comme nous le voyons présentement par expérience ».(11)

Si la figure de Dona Béatrice frappe par son analogie avec celle de Savonarole, peut-on considérer que certains chefs d’Eglises évangéliques ou revivalistes à Kinshasa ou à Douala incarnent, même sous une forme inaccomplie, ce modèle savonarolien ? Pour y répondre, il suffit d’observer au moins trois séries de faits. Il y a d’abord leurs façons de faire : prêcher, haranguer, séduire, mobiliser autour de leur sermons avec un succès populaire avéré. Il y a ensuite  l’orientation de leurs discours : la critique systématique des dérives de la société et la stigmatisation de l’immoralité publique. Il y a en particulier leur obsession pour l’idée que la domination du pouvoir spirituel  sur le pouvoir temporel est la condition même du salut de la communauté. Il faudrait enfin considérer la dissémination de leurs interventions en chaire, dans les médias, au sein des associations, ONG, écoles, commerces et entreprises qu’ils contrôlent sur place et à l’étranger comme une articulation accélérée, subreptice et décisive du passage de leur influence de la sphère privée à la sphère publique. D’ailleurs, cette mutation silencieuse ne semble pas avoir échappé aux professionnels de la politique, si l’on en juge par l’assiduité de leur fréquentation des figures messianiques en vue dans leurs localités respectives.    

Si tous ces éléments comportent un certain intérêt pour la description, il convient de souligner que l’analyse machiavélienne leur témoigne une attention certaine. L’examen  de l’entreprise politique de Savonarole en est l’occasion. Quelle en est la principale caractéristique ? Sa brièveté. Après seulement quatre années de pouvoir, le prédicateur florentin est renversé, arrêté, livré à la vindicte populaire et brûlé vif sur la place publique, sous les applaudissements du même peuple qui l’avait acclamé plus tôt. Comment expliquer ce retournement hâtif du peuple florentin ? Comment surtout mettre en sens l’échec du projet politique de Savonarole avec ceux de Dona Béatrice, Kimbangu et Matsoua ? En quels termes envisager de ce point de vue l’impasse des entreprises politiques réelles ou virtuelles des prophètes désarmés d’Afrique centrale ?  

C’est dans Le prince, au chapitre VI précisément, qu’il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une réponse à cette interrogation. L’auteur y fixe sa critique du prophétisme désarmé : il est utile, affirme-t-il, de savoir si les prophètes« existent par eux-mêmes ou s’ils dépendent d’autrui ; autrement dit si, pour mener à bien leur œuvre, il leur faut prier, ou s’ils peuvent forcer les choses. Dans le premier cas, ils finissent toujours mal et ne mènent rien à terme ; mais quand ils dépendent d’eux-mêmes et peuvent forcer les choses, alors il est rare qu’ils périssent : de là naît que tous les prophètes armés vainquirent et que les désarmés allèrent  à leur ruine.[..] ; comme de notre temps il advint à frère Jérôme Savonarole qui alla à sa ruine avec ses nouveaux ordres, lorsque la multitude commença à ne plus le croire ; et lui n’avait pas trouvé la façon de faire rester fermes ceux qui avaient cru ni de faire croire les incrédules ».(12)

Si les prophètes dont la survie politique dépend des armes étrangères n’ont d’autre alternative à la ruine que la soumission, la prison ou la mort, faut-il pour autant considérer cette perspective comme étant sans issue ? N’y a-t-il pas de place pour une médiation plus intelligente qui puisse se substituer à la force des armes ? Quid de la ruse ? L’on pourrait effectivement prendre au sérieux le statut de « faiseurs de roi » qui a été affecté à certains prophètes désarmés. A défaut d’être capable de prendre le pouvoir, a fortiori de s’y maintenir, ces derniers ont su appuyer l’élection ou soutenir quelques importants dirigeants de la sous-région. Quelques exemples en rendent clairement compte. C’est le cas avec l’ancien Président béninois Mathieu Kérékou qui troqua la baguette de Maréchal et les dogmes marxistes contre la Bible et la compagnie des pasteurs de l’Eglise dite du Christianisme céleste pour revenir au pouvoir à Cotonou en 1996. Il y a également le soutien notoire des pasteurs évangéliques au pouvoir de François Bozizé à Bangui et de Joseph Kabila à Kinshasa. Faut-il pousser l’interprétation jusqu’à considérer que la démarche de deux importants ministres camerounais, réputés ambitieux, qui ont entrepris des études pastorales dans une faculté de théologie de Yaoundé immédiatement après leur éviction du Gouvernement participe d’une intelligence du même ordre ? Quoi qu’il en soit, la logique de tous ces exemples comporte une bonne part d’indétermination si l’on fait abstraction des ressources prétoriennes dont les uns et les autres disposent en plus. La ruse des pasteurs ou futurs pasteurs demeure malgré tout de l’ordre de l’hétéronomie, autrement dit constitue une arme d’appoint et non une arme en soi. Comment dès lors justifier, chez Machiavel, la préférence de celle-ci à celle-là ?

 

Constructions de l’autonomie

En effet, si l’inclination de Machiavel va vers la seconde catégorie de prophètes, celle qui croit aux armes, c’est précisément parce qu’elle témoigne d’une féconde compréhension des rapports entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel et surtout du bon usage du premier pour accéder au second. La capacité à investir celui-ci et à mobiliser ce qui lui est propre est la condition de son maintien et de sa projection en tant que force armée. La faute politique de Savonarole, tout autant que celle de ceux qui ont tenté ou continuent de faire comme lui, est d’avoir cru pouvoir accéder au gouvernement et s’y maintenir par la seule transcendance du verbe mystique. Cet oubli du face-à-face permanent avec de nombreux et puissants concurrents recourrant quant à eux, comme toujours, aux armes conventionnelles pour se faire une place ou toute la place est fatal. L’usage de la parole, limité à la seule prédication, peut être déterminant pour acquérir le pouvoir mais vain pour le garder. Il est en effet bien nécessaire d’étendre cet usage de la parole à la mobilisation des combattants, dans la harangue des troupes au combat et dans la pédagogie d’après-guerre. C’est la raison pour laquelle Machiavel oppose à l’échec de Savonarole le succès d’une figure biblique éclatante, Moïse, à côté d’autres modèles issus de l’antiquité gréco-romaine. Cette autre incarnation du bon prophète politique a effectivement réussi à réaliser sa mission divine, ou prétendue telle, en faisant recours aux armes. Sans cet appui d’une organisation militaire puissante et stricte, l’Exode des Israélites de l’Egypte à Canaan, aurait sans doute été une entreprise politique défaillante. C’est la maîtrise de l’art de la guerre qui a permis à Moïse de sortir de l’esclavage en Egypte, d’échapper à la poursuite des troupes pharaoniques, de vaincre tous les ennemis rencontrés sur le chemin vers la Terre promise. L’auteur justifie sans ambiguïté cette nécessité du recours aux armes pour réussir dans la conduite de toute entreprise politique qui ne s’applique pas qu’aux prophètes : « la nature des peuples varie et il est facile de les persuader d’une chose mais il est difficile de rendre ferme cette persuasion : et c’est pourquoi il convient d’être ordonné de façon à ce que, quand ils ne croient plus, on puisse les faire croire par la force. Moïse, Cyrus, Thésée et Romulus n’auraient jamais pu leur faire observer longtemps leurs constitutions s’ils avaient été désarmés ».(13) 

On l’aura compris, s’ils veulent mener leur entreprise à terme, les prophètes se doivent de se comporter comme tous les gouvernants avisés. Le recours aux instruments traditionnels de la contrainte, de la défense et de l’attaque s’impose prosaïquement dès lors que la sauvegarde de la cohésion est en jeu. Au risque de sa propre vie, Machiavel tenait en son temps aussi bien Moïse que Savonarole moins pour des prophètes que pour de véritables hommes de pouvoir, avisé pour le premier et imprudent pour le second. Le traitement que Spinoza réservera à Moïse sera exactement du même ordre.(14) Pourquoi en irait-il autrement aujourd’hui en Afrique centrale ?  

Il est vrai que les figures prophétiques identifiées en Afrique centrale, sans être de parfaites incarnations du prototype mosaïque, semblent avoir emprunté des démarches, techniques et tactiques qui mènent vers un accomplissement semblable ou, dans le moindre des cas, témoignent d’une pénétration de cette logique. L’une des plus grandes révélations, de ce point de vue, correspond à la démarche d’Alice Auma, alias Lakwéna c’est-à-dire « La messagère » en langue acholie, une ethnie importante du Nord de l’Ouganda dont était originaire Milton Oboté ainsi que le Conseil des officiers qui l’a évincé avant d’être eux-mêmes renversés par Yoweri Museveni. En 1986, cristallisant la rancœur des siens contre ce dernier, elle rassembla et prit la tête d’une rébellion d’environ 7000 soldats symboliquement baptisée « Forces Mobiles du Saint Esprit ». Pendant une année entière, cette rébellion harcela l’armée nationale ougandaise alignant une série de succès grâce à ce que Lakwéna appelait les « tactiques du Saint Esprit ». Malgré les règles de vie spartiates, les promesses d’invulnérabilité aux balles et toute la dévotion à sa personne, les soldats du Saint Esprit furent finalement mis en déroute. « La messagère » s’exila au Kenya où elle décéda en janvier 2007 dans un banal camp de réfugiés.(15)

A la suite de cette dernière, son autoproclamé « cousin », Joseph Kony, prit tout de suite le relais et suivit quasiment la même trajectoire. Il bâtit son armée sur les ruines de celle de Lakwéna et l’appela, après plusieurs essais de dénomination mystique infructueux, « l’Armée de résistance du Seigneur », plus connue par son abréviation anglaise LRA. Il faut noter que cette recherche méticuleuse de la bonne dénomination, pour Kony comme pour Lakwéna, témoigne d’une fine connaissance des outils de la guerre psychologique. Le nom de baptême d’une organisation belligérante est, pour ces prophètes comme pour tout chef de guerre avisé, le premier instrument de la guerre.(16) Après avoir échoué dans son projet de prise du pouvoir, la LRA dut se rabattre dans le pillage et les exactions de tous ordres au Nord du Pays. La Secrétaire d’Etat américaine, Madeleine Albright, de passage dans la région en 1997, en a gardé un souvenir triste qu’elle relate dans ses mémoires. Selon elle, cette armée « attaquait les villages ougandais, enlevant les garçons pour les enrôler de force et les filles pour en faire leurs concubines. C’est ainsi que les habitants du district sont devenus les colons d’une « frontière » encore sauvage, veillant sur leurs champs et leurs troupeaux pendant le jour et se repliant dans un fort, un hôpital en l’espèce, à la tombée de la nuit. »(17) Certes, il ne faut pas perdre de vue que le point de vue de la diplomate américaine était en faveur du régime de Museveni. En effet, le régime islamique radical du Soudan voisin, dans le collimateur de l’administration Clinton, soutenait cette rébellion dans le but d’affaiblir l’Ouganda, précisément parce que Museveni était considéré comme le principal soutien des rebelles du Sud du Soudan. Quoi qu’il en soit, les méthodes criminelles cohabitaient au sein de la LRA avec les références mystiques, notamment cette analogie inattendue à Moïse quant au propos de son objectif d’après les termes de Mme Albright: « renverser le gouvernement pour mettre en place son propre régime fondé sur les Dix commandements ».(18) En 2006, à la différence de Lakwéna, Kony négocia habilement son amnistie et de substantielles compensations à la faveur du processus de réconciliation nationale engagée par Museveni. 

La figure de Kony présente une certaine similitude avec l’homme qui inquiète en ce moment le pouvoir à Brazzaville, Frédéric Bitsamou connu sous le pseudonyme du Pasteur N’tumi. Cet individu charismatique règne dans la région du Pool au Sud Est du Congo d’où il dirige une véritable armée de jeunes soldats, appelés « ninjas » et des centaines de familles entières, tous convaincus que leur leader est une incarnation messianique. Cet homme fut guérisseur, exorciste et soignait les malades mentaux qui écumaient les rues de Brazzaville avant de se muer soudainement en « libérateur ». En rébellion depuis 1997, il compte à son actif  non seulement de nombreuses exactions régulièrement décriées par Human Rights Watch mais également  quelques actions de bienfaisance qui accroissent sa popularité, notamment la construction des écoles et des dispensaires. Habile et structuré, il alterne menaces et négociations avec le Gouvernement et la communauté internationale. Il a été nommé en mai dernier à une fonction taillée à la mesure, extravagante, de l’idée qu’il se fait de son statut public : « délégué général chargé de la promotion des valeurs de paix et de la réparation des séquelles de la guerre » avec rang de Ministre. Cette nomination est assortie d’une contrainte vitale pour sa survie politique : démobiliser ses troupes en vue de leur intégration au sein de l’armée nationale. Depuis lors, diverses tergiversations, y compris au sein du pouvoir congolais, ralentissent le processus de réconciliation nationale imposée et financée par la Banque mondiale et l’Union Européenne.

L’on pourrait penser que la diversité de ces quelques catégories d’exemples et surtout la manière dont chaque prophète tente de se frayer un chemin politique ou de combiner avec l’une ou l’autre instance du pouvoir du niveau local à l’échelle internationale participent d’un processus de routinisation du messianisme armé conforme à la logique du modèle machiavélien. De ce point de vue, il  n’est ni utile ni pertinent de s’en alarmer comme le feraient quelques idéalistes. Il convient, au contraire, de l’intégrer comme une composante de la structuration du jeu politique dans la sous-région au même titre que ce fut par exemple le cas avec l’irruption de la société civile dans les arcannes du pouvoir à la fin des années 80. Le problème n’est donc pas dans la nature de la composante en soi mais davantage dans les usages qu’on en fait. On a pu voir que là où les forces vives de la société civile ont été mal utilisées ou muselées, la crise s’est installée et les Etats ont soit explosé, soit implosé sous nos yeux. Il est logique de penser qu’il en sera de même avec le prophétisme politique.

De manière générale, il faut simplement espérer qu’à travers cette irruption continue des figures prophétiques s’ouvre la voie vers un réenchantement politique. Le projet démocratique, en crise depuis de longues années dans la sous-région, pourra ainsi être repris en main, galvanisé, sublimé par une individualité charismatique capable de sauvegarder l’essentiel : le privilège du verbe comme moteur des confrontations autour du vivre ensemble. Le prophétisme armé ou désarmé, par sa constance, par la dissémination  actuelle de ses foyers de diffusion et zones d’influence, témoigne en dernier ressort d’une intéressante articulation du politique dans la sous-région qu’il était effectivement fécond d’interpréter moins comme une contestation de la modernité que comme l’occasion de pointer une étonnante capacité à mettre la communauté en mouvement.


Notes:

1 Lire Wauthier, Claude, Sectes et prophètes d’Afrique noire, Paris, Seuil, 2007. 2 Cf. Bernard Lugan, Afrique : De la colonisation philanthropique à la recolonisation humanitaire, Paris, Christian de Bartillat, 1995 et Afrique, bilan de la décolonisation, Paris, Perrin, 2005.
3 L’idée est avancée, de manière nuancée et dépourvue de fatalisme, par une anthropologue allemande qui a étudié le phénomène en Ouganda pendant une dizaine d’années, cf. Behrend, Heike, La Guerre des esprits en Ouganda 1985-1996. Le Mouvement du Saint-Esprit d’Alice Lakwena, L’Harmattan, Paris, 1997.
4 Cf. le colloque « Saisir les articulations contemporaines du religieux et du politique en Afrique: objets d’étude, outils méthodologiques et cadres d’analyse », Centre d’Etudes d’Afrique Noire – Science Po. Bordeaux, 15-16.11.2007 ainsi que le séminaire de Mayrargue, C. & Otayek, R. : « Religion, société et politique en Afrique »,  Université de Paris 1, 2007/2008. De façon générale, lire Dozon, Jean-Pierre, La cause des  prophètes : politique et religion en Afrique contemporaine, Paris, Le Seuil, 1995 ; Bayart, Jean-François (dir.), Religion et modernité politiqueen Afrique noire : Dieu pour tous et chacun pour soi, Paris, Karthala, 1993.
5 Cf. Kaké, Ibrahima Baba, Dona Béatrice, la Jeanne d’Arc congolaise, Paris, Ed. ABC/NEA, 1976 et Balandier, Georges, La vie quotidienne au royaume de Kongo du XVIe au XVIIIe siècle – Hachette, 1965/1992.
6 Cf. Asch, Susan, L'église du prophète Kimbangu. De ses origines à son rôle actuel au Zaïre (1921-1981), Karthala, Paris, 1983 ; Mokoko-Gampiot, Aurélien, Kimbanguisme et identité, Paris, L’Harmattan, 2004 ; voir aussi sur Internet : kimbanguisme.net; kimbanguisme-ejcsk.orgejcsk-france.com.
7 Cf. Kouvouama, Abel, « Mythe du salut et temporalité en Afrique centrale : le Matsouanisme à Brazzaville, entre modernisation et démocratisation », thèse d’Etat, dirigée par Laburthe-Tolra, 2 t., Université de Paris V.  Lire une note du même auteur : « André Grenard Matsoua, l'autre Simon Kimbangu », http://www.nekongo.net/matswa1.html
8 Cf. Chesi, Gert, Vaudou, force secrète de l’Afrique, Paris, Arthaud, 1980 ; Jean-Godefroy Bidima, « Sites, transits et enjeux de la Nature en Afrique: une interrogation philosophique » in Bauer U, Egbert H, Jäger F., (éds.), Interkulturelle Beziehungen und Kulturwandel in Africa, Peter Lang, Frankfurt/M, 2001. De manière générale, voir Geoffroy-Schneiter, Bérénice, Arts Premiers, Paris, Éditions Assouline, 1999 et Hackett, Rosalind I.J., Art and Religion in Africa, Londres-New York, Cassell, 1998.
9 Cf. Mansfield, Harvey Claflin, Le prince apprivoisé, Paris, Fayard, 1994. 
10 Gaille-Nikodimov, Marie, Machiavel, Paris, Tallandier, 2005, p. 67. Lire aussi, Savonarole, Sermons, écrits politiques et pièces du procès, Paris, Le Seuil, 1993 et  Fournel, J.-L. et Zancarini, J.-C., La politique de l’expérience – Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin, Turin, Edizioni dell’Orso, 2002.
11 Savonarole, Précis de révélations (1495), Rome, Ed. A. Crucitti, 1974, p. 8.
12 Machiavel, De principatibus. Le prince, Paris, PUF, 2000, p. 75-77.
13 Idem.
14 Cf. Spinoza, Le traité théologico-politique, Paris, Garnier Flammarion, 1997.
15 Cf. Behrend, idem.
16 Se référer à cet égard à l’implication personnelle du chef politique dans l’appellation des forces militaires comme dans le cas de l’Allemagne hitlérienne, cf. Philippe Masson, Hitler, chef de guerre, Paris, Perrin, 2005.
17 Albright, Madeleine, Madame la Secrétaire d’Etat… Mémoires, Paris, Albin Michel, 2003, p. 548.
18 Idem.  

* Une première version de cette réflexion est parue dans la revue Enjeux, publication de la FPAE, N° 33, Janvier-Mars 2008. C’est avec l’aimable accord de Kalliopi Ango Ela qu’il parait sous cette forme.


3.1. Culture sans frontières / Kultur ohne Grenzen / Culture without Borders

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INST

For quotation purposes:
André
Yinda: Religion, guerre, politique: le travail de la Renaissance en Afrique In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 17/2008. WWW: http://www.inst.at/trans/17Nr/3-1/3-1_yinda.htm

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