TRANS Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 17. Nr. Januar 2010

Sektion 3.4. Literaturen der Migration: Konfrontation und Perturbation als kreativer Impuls
Sektionsleiterin | Section Chair:
Ursula Moser (Universität Innsbruck)

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Migration africaine et modernité
dans les essais autobiographiques de Manthia Diawara

Susanne Gehrmann ( Humboldt Universität, Berlin) [BIO]

Email: susanne.gehrmann@rz.hu-berlin.de

 

L’histoire de la migration africaine vers l’Occident n’est pas uniquement un bilan de misères, de tragédies et de luttes pour la survie. Elle inclut également les histoires des intellectuels africains cosmopolites qui vivent entre les continents et les systèmes de pensée, qui participent à plusieurs cultures en même temps et qui utilisent leur expérience migratoire personnelle afin de réfléchir à la condition de l’Afrique et des Africains d’aujourd’hui. Si la « fuite des cerveaux »(1) paraît regrettable à beaucoup, il ne fait aucun doute que les intellectuels africains, écrivains, artistes, et universitaires enseignant en Amérique du Nord ou en Europe ont enrichi l’Occident par leur présence. Les sujets qu’ils abordent, dans les productions culturelles et en science, montrent souvent leur attachement au continent qu’ils n’ont pas quitté pour des raisons anodines. Dans ce bref essai, je vais m’intéresser au cas du professeur de littérature et cinéma comparés à la New York City University, Manthia Diawara, originaire du Mali, et plus précisément à deux textes qu’il a publiés en 1998 et 2003 et dans lesquels écriture érudite et narration autobiographique entrent en dialogue.

Dans mon titre j’utilise le terme générique « essai autobiographique » pour décrire des textes où la narration de soi, l’histoire de la vie de l’auteur – ou d’épisodes de sa vie ‑ se recoupe avec l’analyse socio-politique, philosophique, voire culturaliste de son époque. Quand on observe la scène littéraire africaine, tant francophone qu’anglophone de ces quinze dernières années, on peut constater que plusieurs auteurs importants ont écrit des ouvrages de ce type. Je pense notamment à V. Y. Mudimbe avec Les corps glorieux des mots et des êtres. Esquisse d’un jardin africain à la bénédictine (1994)(2), Nuruddin Farah avec Yesterday, Tomorrow. Voices of the Somali Diaspora (2000)(3) etWole Soyinka avec You Must Set Forth at Dawn. A Memoir (2006)(4). Ces auteurs font partie de la diaspora intellectuelle africaine et leurs expériences migratoires sont un fil conducteur pour ces textes que l’on pourrait sous-titrer « mémoires » (comme le fait Soyinka), « autobiographie » (collective dans le cas de Farah), mais également « essai », dans les trois cas.  L’exemple que j’aborderai ici ne concerne cependant pas un romancier célèbre qui se tourne à un certain moment vers l’écriture autobiographique-essayiste. Manthia Diawara n’a pas publié d’œuvres de fiction ; il est bien connu pour son travail académique concernant le cinéma et la littérature. Né au Mali , il compte parmi les intellectuels africains originaires de pays francophones qui ont fait une carrière académique aux États-Unis et qui ont adopté l’anglais comme langue de travail et d’écriture. Il a publié des livres sur le cinéma africain et afro-américain,(5) ainsi que de nombreux articles en littérature africaine, black studies et cultural studies. Il a également fondé la revue Black Renaissance/Renaissance Noire en 1996. En 1998 il publie In Search of Africa et en 2003 We won’t budge. An African Exile in the World. Dans ces textes, Diawara partage, avec Mudimbe, Farah et Soyinka, l’importance du sujet de la migration et de l’exil.

Pour reprendre les deux mots clés de la section «Les littératures ‘migrantes’ : confrontation et perturbation comme source de création »,(6) je dirai que si dans une situation postcoloniale la confrontation de plusieurs cultures est présente per se, on peut dire que l’expérience migratoire accélère et intensifie ce processus. Le sujet migrant, situé entre les espaces et les cultures, se retrouve soumis à une perturbation continuelle liée à des paradigmes de pensée concurrentiels, ainsi qu’aux conséquences sociales telles que le racisme et la marginalité dans les pays d’accueil. De surcroît, il est confronté au sentiment d’être devenu un « étranger chez soi » à l’occasion de ses retours au pays. Ce retour difficile au pays de l’enfance, la Guinée-Conakry dans ce cas, après 32 ans d’absence, se situe au cœur de la narration du premier livre de Manthia Diawara, In Search of Africa (1998).(7) A première vue, ce livre se présente comme un ouvrage érudit dans lequel le récit personnel est enchâssé en filigrane dans les chapitres analytiques concernant les cultures africaines et afro-américaines, allant de la Négritude au HipHop. Le deuxième ouvrage We won’t budge. An African Exile in the World (2003)(8) est d’avantage ciblé sur l’histoire de la migration de Diawara entre les trois continents Afrique – Europe – Amérique, mais il ne se limite pas au genre autobiographique dans le sens classique du terme, comme nous allons le voir. Le titre est un emprunt à la chanson populaire de Salf Kéita Nous pas bouger(9), chanson qui manifeste le droit des Africains ex-colonisés de s’installer en France. En se référant à Keita, Diawara souligne dès le début son parti pris politique:

We won’t budge is a literary tribute to a song, « Nous pas bouger, » by the Malian singer Salif Keita. He sang it in defense against the exclusion and the human rights violations of Africans in the global world. I intend my book to continue the dissemination of Salif Keita’s ideas and to contribute to making the lives of African immigrants better. It is a book about Africans in Europe and how their presence influences European politics. It is also a comparative story of two social systems : race relations in America and France ; identity politics and communitarianism on the one hand, and individualism and universal rights on the other.(10)

Curieusement, la maison d’édition Présence Africaine a préféré sortir la traduction sous un titre plus neutre : Bamako – Paris – New York (2007). Peut-être l’a-t-elle fait par discrétion, au moment où le débat politique autour de la migration africaine vers la France s’échauffait et que le slogan « nous ne bougeons pas d’ici » pouvait – une fois de plus – être perçu comme une provocation, ce qui serait d’ailleurs conforme à l’intention de Manthia Diawara. Les deux livres sont des plaidoyers fervents, d’une part, en faveur d’une modernisation de l’Afrique, et d’autre part, en faveur de la lutte contre le racisme dans le monde. Nous allons voir comment Diawara exploite et la narration autobiographique et l’essai théorique afin de construire une trame argumentative convaincante.

 

In Search of Africa – la quête de l’enfance perdue

L’ouvrage In Search of Africa se compose de quatre « situations » et de huit chapitres. Le concept de situation a été emprunté à Sartre (Situations I-X, 1947-1976 dont le dernier volume se consacre au sujet « Politique et autobiographie »). Considérée comme un fait incontournable, dans la philosophie existentialiste la situation désigne d’abord la somme des conditionnements de l’individu dans l’instant historique qu’il vit sans l’avoir choisi.(11) Toutefois, la pensée libre et l’action de l’homme offrent la possibilité de changer à long terme la situation qui ne doit donc pas être prétexte au fatalisme. Ce dernier point est décisif dans l’attitude de Diawara qui lutte notamment contre « l’afro-pessimisme », aussi bien des Occidentaux que des Africains, et contre le fatalisme religieux. Dans sa préface, l’auteur explique : « The Situations deal with blackness and modernity, and my own place and role in shaping them. The Situations are designed to provide distance for reflecting on the issues in Africa with which I am concerned.”(12) Dès le début s’affiche l’entrecroisement voulu du philosophique et de la théorie avec le personnel et l’auto-réflexion du narrateur autour de sa place et son rôle dans les affaires africaines qui le concernent.

Les huit chapitres du livre racontent l’histoire du voyage de Manthia Diawara en Guinée, 32 ans après l’expulsion de sa famille d’origine malienne hors de ce pays. Le but officiel de ce voyage est la recherche de matériel pour le projet d’un film sur la vie de Sékou Touré. A cela s’ajoute un désir personnel : celui de revoir son ami d’enfance, Sidimé Laye, un garçon qu’il admirait, qui incarnait pour lui le meilleur de la jeune génération d’une Afrique indépendante et moderne dans les années 1960. La recherche de cet ami et les retrouvailles à Conakry, en 1996, donnent lieu à de multiples réflexions sur l’état actuel de la société guinéenne, et plus généralement ouest-africaine, ainsi qu’à des flash-backs narratifs dans l’enfance de Diawara. La distinction entre la « situation théorique » et les « chapitres narratifs » n’est pourtant pas nette : le récit autobiographique de voyage contient en effet de nombreux éléments issus d’un ouvrage érudit, et les « situations » présentées comme des chapitres de réflexion systématique sont délibérément affectées par les pensées personnelles qui se rattachent au parcours individuel de la vie de l’auteur.

Un exemple : la première « situation » est consacrée à Orphée Noir de Jean-Paul Sartre, la fameuse préface à L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, éditée par Léopold Senghor en 1948. Diawara soutient la vision universaliste que Sartre développe en partant de la Négritude comme étant un « racisme anti-raciste » dont le but serait à long terme de supprimer toutes les divisions humaines basées sur l’origine, l’ethnicité et les classes. Cette relecture de Sartre est due à une expérience personnelle en tant que professeur dans le système universitaire américain. Durant son cours « Introduction to Pan-Africanism », Diawara reçoit des réactions mitigées de la part de ses étudiants envers la Négritude jugée trop molle par les Afro-Américains et trop essentialiste pour les Blancs. À cette occasion, l’enseignant se rappelle que lui et sa génération de jeunes Africains dans les années 60-70 concevaient la Négritude comme une philosophie tournée vers une modernisation résolue des sociétés africaines :

My generation had been drawn to Negritude because it promised to make us equal to white people, to lift us above the tribe and the clan, and to provide us with our own nations. Many children of my generation, overlooked by the colonial system, had gone to school and learned to read and to write only because of Negritude and independence. It is in this sense that we say that Negritude invented us, taught us how to think in a particularly modern way, and put us inside history.(13)

Avec Sartre qui prône l’universalisme final de la Négritude, Manthia Diawara considère, lui aussi, le mouvement comme une étape historique nécessaire vers l’utopie d’une société sans racisme et classes sociales. En même temps, il met ses étudiants et ses lecteurs en garde contre un universalisme qui nie les particularismes afin de maintenir l’ordre des pouvoirs existants, c’est-à-dire la domination des cultures, sociétés et économies blanches/occidentales. Toutefois, il est clair que personnellement, Diawara a toujours revalorisé la Négritude qui fait partie de son bagage intellectuel depuis sa prime jeunesse : « It is easier to ask those who have known modernity without Negritude to forget about it than to demand those of us who owe our modernity to Negritude to abandon it for the universal.”(14)

En ce qui concerne le fil autobiographique du récit, les retrouvailles avec la Guinée des années 1990 et avec son ami Sidimé Laye s’avèrent être un choc pour l’auteur. Le pays est usé par de longues années de dictature, par la pauvreté et la stagnation intellectuelle, comme le lui confirment les écrivains Williams Sassine et Djibril Tamsir Niane, qu’il rencontre. Et contrairement à son imagination, ce n’est pas un brillant intellectuel, professeur, avocat ou médecin qu’il retrouve en la personne de Sidimé Laye, son ami d’enfance. À la grande surprise de Manthia, celui-ci est devenu sculpteur sur bois, perpétuant ainsi la tradition familiale. De plus, Laye fabrique des masques africains désacralisés pour le marché touristique et européen. Ce que Diawara perçoit d’abord comme étant un scandale – l’ami surdoué qui n’a pas développé ses capacités intellectuelles et qui est devenu un fabricant anonyme de masques à jeter sur le marché de l’exotisme – donne lieu ensuite à une réflexion sur l’art africain et sa réception en Occident dans le chapitre « Africa’s Art of Resistance » (7).

Diawara apprend par la suite que le régime dictatorial de Sekou Touré avait coupé court aux études de Sidimé en raison de la non-conformité de sa famille avec la « révolution guinéenne ». Sidimé Laye s’avère être de plus en plus un miroir inversé pour Manthia Diawara qui comprend que sa vie à lui aurait pu aussi se dérouler de façon similaire s’il n’avait pas migré vers le Mali d’abord, puis vers la France et les Etats-Unis ensuite. Diawara arrive aussi à comprendre l’art de son ami comme une forme de résistance contre l’Islam et larévolution marxiste imposée par l’État guinéen. Aussi bien la religion que le régime socialiste avaient interdit les rites liés aux masques ancestraux.

By insisting on carving masks for the market, Sidimé Laye […] used the market to say no to the evolution. In a way, the surrender of the masks’ dramatic appearance to the market system, which turn them into objects for sale, is not so much a sign of the mortification of the masks’ spirit as it is an illustration of Sékou Touré’s failure to absorb them into the Guinean revolution, to transform their role in the nation-building effort.(15)

La dynamique propre du marché africain est également le sujet du chapitre « The Shape of the Future » dans lequel Diawara fait une analyse clairvoyante de la perte du capital symbolique et économique des pays africains à l’ère de la mondialisation dans les années 1990. La survie des gens n’est possible que grâce à des forces extraordinaires qui font fonctionner les marchés africains et l’économie informelle malgré tout.

 

We won’t budge. An African Exile in the World la mémoire des continents

Dans La Quête d’Afrique, l’histoire de Sidimé Laye montre quel tournant la vie de Diawara aurait pu prendre s’il n’avait pas quitté la Guinée. Le texte Nous pas bouger s’inspire, lui, du sort d’autres personnes avec lesquelles Diawara s’identifie. Il s’agit d’abord d’Amadou Diallo, le jeune guinéen immigré aux États-Unis qui, en 1999, fut tué arbitrairement d’une quarantaine de balles par la police new-yorkaise. « Amadou Diallo’s story left a sour taste in my mouth. Just as my success story in America could have been his, the tragedy that had befallen him could be mine, as a black man in America – albeit an African.”(16) La mort absurde d’Amadou Diallo, symbole du racisme anti-noir aux Etats-Unis, déclenche en Manthia Diawara le besoin d’écrire l’histoire de sa migration et d’analyser en même temps les mécanismes du racisme et ceux de l’exclusion des Africains dans le monde aux 20ième et 21ième siècles. Le deuil et la rage sont les émotions fortes qui dominent ce texte dès le début, de sorte qu’il se lit comme un appel d’urgence à l’humanité : « I am sadder than I have ever been before because the more say the world is globalized, the more they marginalize Africans and endanger our lives. »(17) L’élément autobiographique est beaucoup plus présent et cohérent que dans In Search of Africa, mais en même temps il s’agit en quelque sorte d’une autobiographie collective – comme l’indique d’ailleurs le « Nous » du titre – qui concerne tous les migrants africains et une analyse de leur situation socio-politique dans le monde.

Le récit retrace l’année sabbatique que le professeur Diawara passe à Paris. Il s’agit – après la Guinée dans In Search of Africa – d’un autre retour vers des lieux de son passé. Après six mois de séjour à Paris, Diawara se rend à Bamako où il se sent douloureusement à l’écart des siens : tout comme il est devenu un étranger pour sa famille, la vie malienne avec sa religiosité et ses hiérarchies lui paraît étrange, et même intolérable. En rentrant de Bamako, Diawara souffre d’un accès de malaria et, selon le récit, c’est dans la condition d’un fiévreux hallucinant qu’il rassemble les souvenirs qui constitueront par la suite le texte de We won’t budge. La métaphore de la fièvre que j’interprète comme un élément fictif nécessaire à la construction du texte, et non pas comme un élément référentiel, exprime l’état d’urgence des problèmes traités affectant le personnage-narrateur Diawara. Cette perturbation explique aussi le choix d’un récit non linéaire et uniforme dans le style qui saute d’un fil à l’autre, de la mémoire non chronologique au discours scientifique et politique et aux séquences rêvées qui sont également enchâssées dans le texte. Symboliquement, la maladie s’empare de Diawara au début de son récit pour le quitter à la fin. L’écriture s’avère être un processus thérapeutique qui permet au sujet migrant de faire le bilan de sa vie, de méditer sur la condition de ses confrères partout dans le monde, de partager « the burden of memory ».(18) L’image de la maladie se révèle donc être une stratégie littéraire, contredite par le niveau d’auto-réflexivité d’une haute conscience et d’une lucidité du texte dont Diawara exprime ailleurs l’hybridité:

By making the past speak to the presenting this manner and using literary techniques to write the history of African immigrants, I hope to go beyond anthropology and sociology, while continuing the discussion with these academic disciplines. I call my approach reverse anthropology, or neo-anthropology, or simply cultural studies. That is, I study African immigrants in Europe and America by using, whenever appropriate, the tools of anthropology, sociology, literature, memoirs, the epistolary form, and travel narratives.(19)

Les douze chapitres du livre ne sont pas organisés de façon chronologique, mais associative. Le texte commence avec le séjour à Bamako où Manthia Diawara se sent, dans la tradition d’un Samba Diallo(20), déchiré entre les cultures : « Exile has made me a different man indeed. […] I have become inadequate, a bastard of Africa and America, one who has been lost to modernity. ».(21) Dans un night-club de Bamako, il rencontre Johnny, un ami qui, comme lui, avait immigré aux États-Unis dans les années 70, mais avait été renvoyé au Mali dans la honte suite à son arrestation lors d’une razzia organisée contre le travail illégal. Johnny est devenu un détraqué mental qui erre dans la nuit bamakoise ; il apparaît à Manthia comme un spectre du passé.

De retour à Paris, Diawara se remémore tous les incidents racistes qu’il a observés et dont il a souffert depuis son arrivée pour l’année sabbatique : contrôles arbitraires par la police, humiliations dans les aéroports et les bureaux administratifs, discours des politiciens et presse populaire de plus en plus anti-immigrants, anti-noirs. Arrivé à Paris avec un projet de recherche sur le rôle du Rassemblement Démocratique Africain lors des indépendances, c’est la colère de voir la France abandonner de plus en plus ses principes d’égalité, de fraternité et de liberté qui le fait changer d’avis : il décide alors d’écrire un livre sur les immigrants africains en France. Le lecteur ne doute pas de voir ce livre – qui s’est tourné de plus en plus vers l’autobiographique dans le processus d’écriture – sous les yeux.

Lors de l’accès de malaria, le souvenir de Johnny revient de manière hallucinante. À leurs débuts difficiles aux Etats-Unis en tant qu’étudiants, ils travaillaient ensemble dans le même restaurant, tous deux sans permis de travail. Ce n’est que par hasard que Johnny se fait attraper par la police et qu’il sera rapatrié, tandis que Manthia échappe de justesse à ce sort. Tout comme Sidimé Laye dans la Quête d’Afrique, Johnny s’avère être un miroir inversé de l’auteur, l’autre face de la médaille, l’autre manière possible dont sa vie aurait pu se passer : il aurait pu avoir le sort d’un migrant raté qui fait la honte de sa famille et de son pays, une honte qui rend fou. Manthia se sent en particulier coupable envers Johnny parce que c’étaient ses propres lettres présentant les États-Unis comme le pays des chances réelles pour les noirs immigrés – contrairement à la France – qui avaient incité son ami à venir.

Dans les chapitres suivants, des lettres sont enchâssées dans le récit comme un moyen de rendre la mémoire plus authentique. Elles constituaient, au moment de leur rédaction,  une première étape d’écriture thérapeutique et un exercice pour les aspirations d’écrivain-chercheur que Diawara deviendra plus tard. Durant les années difficiles de migrant à Paris comme à Washington D.C., le jeune malien écrit de nombreuses lettres à ses amis et à sa famille en Afrique, un moyen non seulement pour maintenir les liens, mais pour consciemment gérer sa propre situation.

During those years in America, I maintained my relationship with home and my friends through my letter writing. It was also the one activity, besides reading, that enabled me to conquer the loneliness of exile. Writing also gave me a sense of power over our existence as alien immigrants. Through writing, I could define my reality in my own terms and make myself the agent of my own destiny. In other words, as I described my activities to my friends in my letters, they became reality for me in Washington. Writing also provided me with a sense of individualism and autonomy: a belief that I had a unique point of view and that, one day, the world would discover me as an intellectual – that my name would go beyond the circle of my friends and family.(22)

Durant son séjour de trois ans à Paris avant de partir en Amérique – inscrit à la faculté, mais en réalité trimant dans les usines – Diawara s’était déjà forgé une identité imaginaire « d’écrivain africain » qui lui permettait de s’élever au-dessus de la condition habituelle des immigrants. Dans le chapitre « Portrait of the Writer by Himself » (X) il explique comment cette existence d’écrivain avant la lettre l’a aidé à survivre les années difficiles à Paris, en lui permettant de se faire accepter dans des milieux intellectuels, et aussi d’impressionner des femmes.

Par la suite, la mémoire de Diawara continue d’osciller entre les espaces – Bamako, Paris et ses banlieues, Washington –, les temps – passé non chronologique, présent –, et les sujets : son histoire personnelle, ses amours, les observations des immigrés maliens d’aujourd’hui dont il critique le sexisme. Son admiration des femmes africaines migrantes qui portent souvent le fardeau pour la survie de toute une famille ‑ voir en particulier le chapitre « My cousin Binta » (VIII) ‑ se heurte aux membres de sa famille étendue qui eux continuent de prôner la polygamie et l’excision. Un autre fil conducteur du livre est la conscientisation de Manthia Diawara pour la lutte des Noirs américains contre un racisme structurel qui se différencie du paternalisme colonial français. Toutefois, c’est la nouvelle confrontation avec la France que Diawara visite en tant que professeur éminent et où il se fait encore traiter comme un  homme de deuxième classe – immigré, Africain – qui révèle qu’il n’y a pas un racisme pire ou meilleur.

 

Conclusion

A travers sa réflexion sur la vie migrante entre les cultures et son approche théorique culturaliste, Manthia Diawara apparaît comme un sujet postcolonial par excellence. Loin d’une simple célébration de l’hybridité, Diawara est pourtant conscient que l’image du passeur de cultures dans l’entre-deux peut s’ériger en un nouveau stéréotype de l’intellectuel africain :

The dislocation of politics from culture and society makes me want to be a postcolonial subject who can make a virtue out of living in these contradictory spaces, in the here and there at the same time, in the in-between and hybrid spaces – neither African nor American, and African American at the same time.  To be able to say things as “Africa does not exist” and “Africa is an invention”.(23) To be able to make my “creolity” a pure poetic statement, where rootlessness becomes the only grammar.(24) To find the pleasure of the text in Deleuze, Foucault and Barthes, and to be able to commit myself to denouncing the essentialism of black people everywhere – their retrograde nationalism, sexisms, and homophobia. […] But as hard as I try, I cannot find peace and satisfaction in living in these contradictory spaces. I feel as if I am being forced to accept an exotic image of myself, to remain non-threatening to the very logic that made a fixed stereotype out of me.(25)

Si la postcolonialité se rapproche des paradigmes postmodernes, privilégiant l’esthétique et un certain nihilisme nonchalant concernant les réalités sociales, tout engagement devient factice. Voilà pourquoi Diawara se proclame tout au long de son texte homme de la modernité et souligne son parti pris, politique, démocratique et progressiste.

In Search of Africa est un appel ardent aux Africains à joindre la modernité globale afin de sortir le continent de sa condition dégradante actuelle, un appel à la laïcité et à la démocratie, un appel à la transgression des classes, des castes et de l’ethnicité dans les sociétés africaines, un appel aux droits humains incluant les droits des femmes et des enfants. We won’t budge est un appel aussi ardent aux Blancs Européens et Américains à autoriser la modernisation de l’Afrique et l’intégration des Africains migrants dans un monde globalise, en supprimant enfin le racisme et la marginalisation dus aux stéréotypes et aux clichés de l’Afrique et des Africains. Mais les deux livres s’adressent à un double public. En tant que lectrice Blanche Européenne, j’ai beaucoup appris sur l’Afrique occidentale au travers d’En quête d’Afrique. De son côté, Nous pas bouger, est aussi un livre écrit dans un fort esprit de communauté : l’histoire d’un immigré africain qui se croise avec toutes les histoires de tous les Africains migrants qui peuvent se reconnaître dans ce récit. Bien que Manthia Diawara ait une position d’intellectuel cosmopolite vivant loin de sa culture d’origine et qu’il critique certains aspects de la vie des immigrés « ordinaires », lui, qui survivait également par des travaux dégradants au début de sa vie de migrant, reste en même temps sincèrement solidaire avec eux. Si dans In Search of Africa l’élément analytique et l’écriture érudite sont plus prononcés que dans We Won’t Budge qui fonctionne bien plus sur le mode des mémoires classiques, le mélange de genres et de styles entre narration autobiographique et discours scientifique caractérise cependant les deux ouvrages. Il s’agit de créations multiformes, engagées à la fois émotionnellement et intellectuellement – et c’est ce qui crée leur effectivité.


Remarques:

1 Cf. le numéro 20/2002 de la revue électronique Mots Pluriels : Brain Drain and national (de)construction in Africa/ Fuite des cerveaux et (de)construction nationale en Afrique, édité par Alexie Tcheuyap. En octobre 2007, le congrès bi-annuel de l’association des universités africaines tenu à Tripoli était consacré au sujet : « The African Brain Drain - Managing the Drain: Working with the Diaspora », cf.
http://www.aau.org/corevip07/index.htm?lang=fr (dernière consultation 2.2.2008).
2 Édité par Présence Africaine/Humanitas, Paris et Montréal
3 Cassell, New York et Londres.
4 Random House, New York.
5 Manthie Diawara, African Cinema, Politics and Culture, Bloomington, Indiana University Press, 1992, et Black American Cinema, New York, Routledge, 1993.
6 Je remercie Ursula Moser de m’avoir invitée et d’avoir animé cet atelier de sa manière si agréable.
7 Paru en français sous le titre En quête d’Afrique, Paris, Présence Africaine, 2001.
8 Paru en français sous le titre sous Bamako – Paris – New York, Paris, Présence Africaine, 2007.
9 La chanson originale sort en 1989 et devient vite l’hymne des immigrés africains en France. Cf. Karim Traoré : « 'Nous pas bouger': Une mémoire mande au rythme de la "World Music" », in : Christian Petr (éd.), Droits de l'Homme. Droits de la Collectivité en Afrique, Paris, Editions Nouvelles du Sud, 1998, 56-66. En 2007, Salif Keita sort une reprise réalisée avec les jeunes rappeurs afro-français du groupe L’Skadrille. Le clip vidéo qui accompagne cette nouvelle version superpose les images de l’Afrique colonisée et celles de la violence en banlieue française.
10 Manthia Diawara, We Won’t Budge. An African Exile in the World, New York, Basic Civitas Books, 2003, XII.
11 Notons en passant qu’une écriture qui combine l’autobiographique avec le philosophique et l’essai critique a été surtout la spécialité de Simone de Beauvoir : Mémoires d'une jeune fille rangée (1958), La force de l'âge (1960), La force des choses (1963),  Une mort très douce (1964), Tout compte fait (1972), La cérémonie des adieux (1981). Les mots (1964) de Sartre tombe également dans cette catégorie.
12 Manthia Diawara, In Search of Africa, Cambridge, Mass./London, Harvard University Press, 1998, VII.
13 In Search of Africa, 8.
14 In Search of Africa, 9.
15 In Search of Africa, 181.
16 We Won’t Budge, VII-VIII.
17 We Won’t Budge, X.
18 We Won’t Budge, 14.
19 We Won’t Budge, XI et XII.
20 Protagoniste du roman de Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961.
21 We Won’t Budge, 7.
22 We Won’t Budge, 123-124.
23 Allusion à V.Y. Mudimbe, The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington/ Indianapolis/ London, Indiana University Press/James Currey, 1988.
24 Allusion à la poétique de la relation et du divers ainsi qu’au concept de l’identité rhizomatique d’Édouard Glissant, cf. Le Discours antillais (1981), Paris, Gallimard, 1997 ; Poétique de la Relation (Poétique III), Paris, Gallimard, 1990 ; Introduction à une poétique du divers (1995), Paris, Gallimard, 1996; Traité du Tout-Monde (Poétique IV), Paris, Gallimard, 1997, et allusion au mouvement de la créolité antillaise promu depuis le manifeste Éloge de la créolité de Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Jean Bernabé Paris, Gallimard, 1989.
25 In Search of Africa, 218.


3.4. Literaturen der Migration: Konfrontation und Perturbation als kreativer Impuls

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For quotation purposes:
Susanne Gehrmann: Migration africaine et modernité dans les essais autobiographiques de Manthia Diawara - In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 17/2008. WWW: http://www.inst.at/trans/17Nr/3-4/3-4_gehrmann.htm

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