Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 15. Nr. August 2004
 

2.5. Societies and Cultures as Polylogues
HerausgeberIn | Editor | Éditeur: Arne Haselbach (Wiener Denk-Werkstatt / Vienna Thinktank, Vienna)

Buch: Das Verbindende der Kulturen | Book: The Unifying Aspects of Cultures | Livre: Les points communs des cultures


Identités collectives et ambivalence des rencontres culturelles

Marie Eliou (Université d' Athènes)

 

I. La référence aux "points communs des cultures".

Les points communs des cultures me font penser en premier lieu à ce qui est commun à toutes les cultures: elles correspondent à des entités sociétales et ne peuvent donc se concevoir que produites et vécues par elles, c' est à dire par les hommes et les femmes qui les composent; elles sont le produit d'un long travail de communication et d' échanges, intra- et extra- sociétal; elles n' existent et ne durent que par la transformation. Le langage et les langues, l'invention de l'écriture et des écritures proviennent des besoins communs de communication et de conservation des expériences en mémoire matérielle.

En second lieu, ils me font penser à ce qui semble commun à certaines cultures et qui peut l'être en tant que résultat de l'histoire considérée dans sa longue durée ou encore de la proximité géographique (proximité relative d'ailleurs, puisque l'espace est extensible ou plutôt élastique, selon les jeux de la géopolitique et selon la conjoncture voyez l' Europe), mais qui peut aussi n'être que ressemblance, c'est à dire reconnaissance de rapports, sans nécessairement existence de contacts.

On pourrait évoquer à titre d'exemples, dans le premier cas: les points communs de certaines cultures qui remontent aux conquêtes d'Alexandre le Grand ou à celles des Arabes, à l'extension des Empires (Byzantin, Ottoman et autres), aux échanges autour de la Méditerranée, à l'importance des "routes" (de la soie, des pèlerinages) et ainsi de suite.

Dans le second cas, on pourrait parler des motifs des contes d'après Vladimir Propp ou encore glaner des exemples dans la vie quotidienne:

Il y a bien sûr aussi, en substrat, un vrai point commun dans toutes ces croyances: l'angoisse existentielle, mère de toutes les religions.

A noter cependant que des influences indirectes à travers des chemins inexplorés ne peuvent pas être exclues dans aucun des cas.

 

II. A propos des concepts.

Identités collectives

Produits d' un tissage complexe, les identités collectives sont l' expression d' une "réalité vécue" (M. Eliou, 1996). Des individus se reconnaissent dans l'appartenance identitaire à une collectivité, à un groupe social et même à plusieurs. Souvent une des appartenances domine. Parfois il peut y avoir conflit et cas de conscience. Mais en règle générale l' "identité multiple" de chacun (terme utilisé par Anton Pelinka, 1997) peut s'insérer harmonieusement parmi les "multiples identités" (ibid.) existantes.

Pour Jacques Berque (1978), l'identité collective présente les caractéristiques suivantes:

1. Continuité et transformation à la fois.
2. Confluence du subjectif et de l'objectif.
3. Elle est à la fois agissante et rétro-agie.
4. Elle est en même temps une totalité et une combinatoire; elle n'est ni un agrégat hasardeux ni une vague fusion.
5. Elle se caractérise par l' inter- convertibilité de tous ses aspects, de tous ses facteurs et de toutes ses catégories.

Parmi les identités collectives, les identités culturelle et nationale gardent une place importante.

Rencontres culturelles

J'ai hésité longtemps sur le terme à employer. Contacts? Echanges? Correspondances? Collaboration (Lévi - Strauss)? Confluences? Rencontres m'a paru un terme plus général, plus englobant, bien que sa "neutralité" relève des ambiguïtés et quelques risques.

Jacques Chirac, premier ministre de la France, recevant en 1975 Henri Lopes, premier ministre du Congo, a glissé dans son allocution cet euphémisme: "Il y a un grand nombre d' années que nos peuples se sont rencontrés ...". Et Lopes dans sa réponse: "...ce qui relie le plus la France et le Congo, c'est le souci commun aux deux pays de préserver leur indépendance et leur identité". Henri Lopes, reconsidérant aujourd'hui les positions de ses jeunes années quant aux langues nationales en Afrique, écrit à propos de la langue française: "Cette langue aujourd'hui m' habite, comme elle habite l' Afrique, où elle n'est plus une langue étrangère" (Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois", 2003).

La profondeur des imprégnations culturelles nous est suggérée par Bernard Lory (1997):

"Une bonne métaphore de la culture balkanique nous est fournie par la baklava, pâtisserie répandue dans toute la péninsule, dont les spécialistes discutent l' origine byzantine ou ottomane. La fine couche supérieure du gâteau, généralement dorée et craquante, figurerait les cultures nationales, telles que les Etats nationaux les présentent actuellement pour données. Sous cette couche superficielle d'aspect variable, on découvre successivement les couches de garnitures de noix, pistaches, etc., séparées par de fines feuilles de pâte, qui constituent le corps du gâteau. De même, la culture balkanique repose sur un passé commun de cinq siècles de régime ottoman, sur mille ans de civilisation byzantine, sur l'héritage antique de la culture gréco-romaine et, plusencore, sur un très vieux socle néolithique dont les ethnologues identifient encore de nos jours des vestiges dans certain aspects de la vie rurale traditionnelle. Mais la spécificité de la baklava réside dans le sirop qui l'imprègne et qui circule à travers toutes les couches superposées. Sous l'apparence figée des discours nationaux, ces courants osmotiques verticaux (entre des périodes que l' histoire politique sépare trop radicalement) et horizontaux (entre les régions considérées chacune pour elle-même , sans s' intéresser aux voisins) restent encore largement à étudier, si l'on souhaite parvenir à une compréhension globale des Balkans".

L' ambivalence

L'ambivalence est constitutive de la dynamique sociale, du mouvement, de la construction. Car elle comporte sa propre subversion. On doit compter avec elle.

 

III. Les identités en construction continue et l'ambivalence des rencontres culturelles.

Les analyses produites pendant les dernières décennies par les chercheurs et les théoriciens des sciences sociales concernant les questions dont nous débattons constituent maintenant des acquis pour la communauté scientifique dans son ensemble. Mais dans les différentes sociétés, les représentations stéréotypées ont la vie dure.

a) Les acquis

b) Les pesanteurs: quelques exemples à chaud.

Les exemples concernent la Grèce et l'état présent, mais ils s'inscrivent dans une certaine durée. Malgré une évolution positive récente, surtout au niveau politique et institutionnel, des phénomènes inquiétants persistent, pendant que les mentalités évoluent encore plus lentement.

Maintien de la fiction de l'homogénéité de la population grecque.

Cette fiction est le corollaire de l'ethnocentrisme (cultivé en particulier par l'école) et conduit directement à l' intolérance. Elle se manifeste notamment:

Le choc de l'augmentation rapide du nombre des immigrants et ses conséquences.

Depuis le début des années '90, la Grèce reçoit des flux d'immigrants provenant de l'Asie (Inde, Pakistan, Philippines...), de l'Afrique (Egypte, Nigeria...), des pays du Caucase et surtout des Balkans, avec en premier lieu l'Albanie. Ces nouveaux venus constituent actuellement le dixième de la population du pays auquel ils ont insufflé un nouveau dynamisme en contribuant puissamment, par leur force de travail, à son développement économique. Mais ces modifications démographiques et sociales ont activé chez le pays hôte des réflexes de méfiance, de repli et de peur, ont suscité des comportements d'exploitation et même de racisme.

D'après les données officielles, les élèves provenant de ces flux constituent 8,0% des effectifs dans le préscolaire; 10,60% dans le primaire; 10,17% dans le premier cycle et 5,13% dans le second cycle du secondaire. Ces élèves dont la langue maternelle n'est pas le grec, fortement motivés, ont souvent des résultats scolaires excellents - ce qui fait, paradoxalement, problème ces dernières années, comme on va voir.

Les cérémonies célébrant les deux fêtes nationales de la Grèce (25 mars: anniversaire du déclenchement de la guerre de l'indépendance en 1821 et 28 octobre: anniversaire de l'attaque italienne en 1940, à laquelle les Grecs ont riposté victorieusement pendant plus de 5 mois, avant que l'Allemagne hitlérienne ne se joigne au premier agresseur), comportent, entre autres, des défilés militaires et scolaires. Dans les défilés scolaires, le porte-drapeau de chaque école, d'après les règles officiellement établies, doit être le meilleur élève de la classe des sortants; et dans certaines écoles il arrive que cet élève soit un immigrant. Si en règle générale les élèves acceptent que la récompense symbolique du porte-drapeau au défilé aille au plus méritant sans distinction de nationalité, leurs parents quelquefois regimbent, avec des conséquences regrettables. Exemple, la toute récente "affaire Tsenaï":

Dans une petite ville de la Grèce du nord, il y a trois ans, un adolescent albanais étant le meilleur élève des sortants du Gymnase allait être le porte-drapeau au défilé de la fête nationale. Les parents de ses camarades de classe ont protesté bruyamment menaçant de saboter les cérémonies et créant une "affaire" répercutée à travers tout le pays. Le jeune garçon a décidé de démissionner de son droit, plutôt que de voir la communauté locale se scinder en deux à son sujet. Trois années plus tard, en 2003, le jeune Odysseus (Ulysse) Tsenaï était encore le meilleur élève des sortants du Lycée. Cette fois, même une partie de ses camarades de classe, sur l'instigation de leurs parents, trouvèrent "inconvenant" que le drapeau grec soit porté par un "étranger" et participèrent énergiquement aux protestations. Mais le jeune Albanais, arguant de son droit, ne voulait pas céder à la discrimination. Il a reçu de nombreuses marques de sympathie de tout le pays, le Président de la République et le Ministre de l'Education ont fait des déclarations en sa faveur, mais, les réactions locales persistant, il a été amené, encore une fois, à se retirer.

Il est triste de voir comment certains Grecs, faisant partie de ce peuple d'émigrés et de déracinés si souvent au cours de son histoire, de ce peuple de diaspora, riche de métissages divers, sont arrivés à avoir des réactions xénophobes.

Nous sentant interpellés par ces questions et ayant conscience du rôle à effets multiplicateurs que joue ou pourrait jouer l'enseignement dans l'un ou l'autre sens, nous avons créé en 1994, à l'Université d'Athènes, un diplôme de 3ème cycle sur "L'enseignement et les droits de l'homme", qui se développe en collaboration avec l' Institute of Education de l'Université de Londres. Les étudiants, sélectionnés parmi un grand nombre de candidats, doivent être déjà des diplômes universitaires (minimum: 4 années d'études). Les travaux de recherche des participants au programme (dont la durée des études est de deux ans) portent en premier lieu sur une approche de la vie quotidienne permettant de déceler des atteintes éventuelles aux droits de l'homme en Grèce même.

 

IV. En guise de conclusion

Les analyses théoriques et l'observation des pratiques en rapport avec l'objet de cet exposé, nous amènent à réfléchir sur les chemins d'intervention des acteurs sociaux.

Comment arriver à faire accepter et intérioriser les processus des "polylogues"?

"Le premier soin est de reconstruire l'idée du mouvement", disait Henri Lefebvre (1970).

Et Jacques Berque: "La nationalité, mais aussi la classe, la culture et d'autres formes de l'identité collective, en rapport complexe entre elles et avec ce qui les contrarie, s'insurgent donc et s'insurgeront contre tout ce qui veut les détruire par dépendance ou conformité" (cité par Henri Michaud, 1978). La dépendance menace les plus faibles; la conformité est dangereuse pour tous. On ne s'insurgera jamais assez contre la conformité, cet agent sournois de l'érosion intérieure et de la destruction. C'est la conformité qui nie la différence et conduit à l' "in-différence" (H. Lefebre), au repli.

L'auteur du magnifique Manifeste différentialiste attribue un sens au chaos du monde moderne en discernant "parmi les conflits et confrontations, le combat titanesque entre pouvoirs homogénéisants et capacités différentielles" (p.49).

La quête des "polylogues" et le besoin de sa conceptualisation s'inscriraient dans cette perspective.

© Marie Eliou (Université d' Athènes)


REFERENCES

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Arne Haselbach, Learning in Polylogues. On processes of social insertion into overlapping cultures, in: LLinE - Lifelong Learning in Europe, 4/2000, pp. 196-200.

Eric Hobsbaum, Nations and Nationalism since 1780, Cambridge University Press, 1990 (éditions Cardamitsa, en grec, Athènes 1994).

Henri Lefevre, Le manifeste différentialiste, éditions Gallimard, Paris 1970.

Claude Levi-Strauss, Race et Histoire, éditions Gonthier, 1971 (première édition: Unesco 1952).

Henri Lopes, Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois. Simples Discours, Gallimard, Paris 2003.

Bernard Lory, The Balkans, crossroads of peoples and nations: towards a fresh historical approach, in: M.Couroucli (gen.rap.), The Balkans - ethnic and cultural crossroads: educational and cultural aspects, Council of Europe, 1997.

Anton Pelinka, The issue of multiple identity and the multiplicity of identity: the Balkans and the European context, in M.Couroucli (gen.rap.), The Balkans - ethnic and cultural crossroads: educational and cultural aspects, Council of Europe, 1997.



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Marie Eliou (Université d' Athènes): Identités collectives et ambivalence des rencontres culturelles. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 15/2003. WWW: http://www.inst.at/trans/15Nr/02_5/eliou15.htm

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