Trans | Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften | 15. Nr. | April 2004 | |
5.11. Das Schreiben in der
Migration: Literatur und kulturelle Kontexte in der Romania Buch: Das Verbindende der Kulturen | Book: The Unifying Aspects of Cultures | Livre: Les points communs des cultures |
Ljiljana Matic (Université de Novi Sad, Serbie-et-Monténégro)
Poète et romancière, Ljubica Milicevic a intitulé son roman Le Chemin des pierres(1)
d'après une route dans son pays d'origine, en souvenir d'une ancienne religion des bogomiles, les Aimés de Dieu, considérés comme premiers Cathares, refusant de séparer le Spirituel du Matériel, et dont le père du héros principal prétendait descendre. Le roman est composé en diptyque, dont la première partie raconte les souvenirs de Mala, la menue, jeune femme qui avait quitté l'ancienne Yougoslavie pour s'installer à Montréal et qui y revient vingt ans plus tard pour enterrer sa mère; la deuxième partie raconte l'histoire douloureuse et l'exode de Valentin, d'Emina et de la mère de la jeune femme de la ville de Sarajevo, assiégée lors des luttes récentes en Bosnie.
Au carrefour des cultures, des moeurs et des religions, à l'aide de maints détails rappelant la mythologie grecque et les coutumes anciennes, la romancière - originaire des Balkans et installée près du fleuve majestueux du Saint-Laurent dans le Nouveau Monde - raconte une histoire qui, au dire de Marguerite Duras, "pourrait être la sienne". Cette fiction basée sur les souvenirs et la vérité rappelle que l'amour l'emporte sur la mort, la tolérance sur la haine et l'avenir sur le passé. L'histoire de Mala et de Valentin, poétique, platonique et plus forte que la mort, est un hymne à la beauté raconté dans la meilleure tradition classique. C'est pourquoi son message est de tout temps.
Le roman s'ouvre sur les funérailles de la mère de l'héroïne et il se clôt sur le récit de la mort du jeune peintre Valentin, ami d'enfance, mentor et le confident de Mala. La mort plane au-dessus des héros et, comme dans les tragédies antiques, il y a des présages annonçant la mort du héros (la marche d'échassier de Valentin - le papillon mort dans l'atelier - le moineau aux ailes brûlées par la foudre; les cadavres crachés par la terre sur le dernier tableau inachevé, les deux hommes tués dans la rue en présence de Mala - le meurtre de Valentin), mais l'héroïne en comprendra le sens au moment où il sera déjà trop tard. Le roman tout entier se déroule aux confins à peine perceptibles séparant le monde des vivants et celui des morts, inspiré par l'idée philosophique que tout être humain vient dans la Vallée des Pleurs pour y vivre sa destinée et, une fois sa tâche accomplie, il rentre au néant d'où il venait, redevenant la poussière dont il fut formé et s'incorporant de la sorte à l'univers éternel et atemporel. C'est par le chemin à parcourir entre ces deux points déterminatifs que diffèrent les destinées des héros. À l'instar des personnages de Clélie suivant la rivière de la Carte de Tendre,(2) les héros de Ljubica Milicevic sont en train de suivre la rivière de leur vie accompagnés par le néant, qui plane au-dessus d'eux. Au dire de Valentin, le néant est en nous, il nous cerne, ce "visiteur invisible", cet "hôte indésirable"(3) et il faut s'en méfier pour qu'il ne nous envahisse l'âme. La romancière nous peint des obstacles auxquels ils se heurtent avec un retenu louable, ce qui met d'autant plus en relief le tragique des destinées des personnages principaux.
L'action du roman est racontée à rebours, commençant par des funérailles de la mère de l'héroïne et servant de prétexte pour son retour au pays d'origine, tout aussi bien qu'au passé dont elle se souvient aux moments de sa souffrance causée par la perte de l'être aimée. Instinctivement, Mala cherche le soutien de Valentin, son ami d'enfance, qu'elle avait connu lors d'une tempête de neige à l'âge de douze ans et qui, depuis, est devenu son conseiller et son confesseur. Il était apparu en pèlerine noire et avec le béret noir à pompon dans le paysage hivernal "une silhouette floue comme un mirage" (27) comme la réponse à son cri au secours muet. Cette première rencontre sous la neige symbolise par sa blancheur la candeur de leurs relations et par sa froideur physique elle annonce l'intensité de leurs sentiments, faisant penser à "la neige qui brûle". Tous les deux solitaires, des rats de bibliothèque, amateurs de belles lettres et de beaux objets, ils étaient prédestinés à se rencontrer pour unir leurs souffrances et pour s'aider. Au moment de leur rencontre, Mala se sentait être "une fausse orpheline", (39) puisque son père, "un responsable de l'armée, venait d'être mis en prison pour avoir comparé le régime au souffle capricieux du vent". (26) La famille vivait à Zemun, la ville sise sur la rivière Sava, en face de Belgrade, dans le quartier huppé marqué par l'architecture autrichienne, puisque, autrefois, Zemun, c'était la frontière entre l'Empire austro-hongrois et l'Empire ottoman. Mala et sa mère habitaient toujours un élégant cottage, mais il leur manquait de l'argent: Mala ne prenait pas de repas à l'école, trop fière pour avouer d'en avoir besoin, et sa mère l'avait forcée d'enfiler sa veste à elle lui tombant jusqu'aux mollets pour aller à l'école ce jour de tempête. La mère tuberculeuse ressemblait à la Reine des Neiges dans sa chemise de nuit trempée par les flocons et crachait du sang; c'est pourquoi elle a dû entrer à l'hôpital que les habitants appelaient "la place des Égarés" (41) le jour même où la jeune fille avait rencontré Valentin. Mala a dû fermer la maison, prendre ses affaires et aller s'installer chez sa tante.
Valentin, lui aussi, il habitait chez sa "tante très catholique", (30) car sa mère est morte en le mettant au monde. Son père est allé vivre à Sarajevo et y a épousé une actrice célèbre, une musulmane, qui lui a donné une fille. Le garçon, un peu plus âgé que Mala, n'avait pas d'amis, "mais personne ne disait du mal de lui". (29) Très solitaire et très retenu, il a manifesté le désir de s'approcher de la jeune fille en ne disant que trois phrases:
"Tu ressemblais à une coccinelle emprisonnée entre les pétales d'un lis. Je m'appelle Valentin. J'aimerais bien te dessiner." (28)
Peu à peu, lors des séances dans la bibliothèque, où la fille posait au jeune peintre, elle devenait moins timide et commençait à confier ses pensées les plus secrètes à cet étrange ami, qui semblait trop sérieux pour son âge. On dirait que la destinée les avait fait se rapprocher l'un à l'autre, car ils cherchaient des âmes jumelles. Quoique très timide en présence des autres personnes de son entourage, Mala se sente à l'aise en présence de Valentin et lui, si taciturne d'habitude, s'ouvrait en présence de son jeune modèle.
"Se départant rarement de sa réserve et conservant des distances qui paraissaient lui être nécessaire dans ses rapports avec les autres, Valentin donnait l'impression d'apprécier la présence de Mala.
Le portrait terminé, ils ont continué de se voir sans pose, sans crayon ni carnet. Rencontre de deux solitudes, en dehors du temps, de leur âge et des conjonctures. Mala s'imaginait parfois être un village de montagne et lui un de ces gitans hâbleurs qui, contre nourriture et gîte, fait naître, à la veillée, des désirs de départ chez les uns, tout en confortant chez les autres leurs convictions sur l'utilité des voyages." (38)
Le voyage dans l'espace et dans le temps semblait être l'élément inséparable dans les relations de Mala et de Valentin. Lors de leurs promenades, ils contemplaient les maisons de l'autre côté de la rivière et rêvaient de la vie en famille qui leur manquait. En contemplant de loin la maison où il habitait autrefois, Valentin montre ses sentiments devant sa jeune amie: "Heureux sont les gens qui vivent derrière ces fenêtres! s'était-il écrié dans un de ses rares et inexplicables moments d'enthousiasme, que Mala comparait à des flammèches soulevées par un bref coup de vent." (57) Mala elle aussi était assoiffée du bonheur et ses pensées font un pendant à celles de Valentin: "La lumière et la chaleur sont deux combustibles du bonheur, songeait-elle tendis qu'ils traversaient le plus grand fleuve d'Europe." (57)
La romancière mêle les descriptions poétiques de l'amitié de Mala et de Valentin avec les descriptions érudites des événements historiques et des passages de différents conquérants sur la région de la Pannonie et celle des Balkans, ce qui empêchait les Slaves du Sud à jouir dans la paix, vu le fait qu'ils aient construit leurs maisons au carrefour des routes et des civilisations. Les jeunes gens en face du gigantesque fleuve argenté ressemblant au dragon ne sont que deux brins de roseaux pensant face à l'univers et à l'éternité. L'élément fluide et l'élément aérien rappellent les anciens philosophes grecs et leur message que l'homme doit rester proche de la nature. C'est pourquoi Valentin est à plusieurs reprise comparé à l'oiseau et c'est lui-même qui met en rapport l'oiseau et le néant.
Dès leur première rencontre, Valentin ressemble à Mala à l'oiseau disparu, à l'échassier. "Son visage était maigre; sa tête, légèrement en arrière, penchait sur le côté. Chacun de ses pas donnait lieu à des mouvements et les oscillations saccadées qui, partant des épaules et du cou, semblaient se propager sous sa cape à l'ensemble du corps." (27-28) Pendant qu'elle lui posait et qu'il arpentait la pièce, la ressemblance avec l'oiseau est encore plus ponctuée:
"Sa démarche entraînait la mise en mouvement non seulement de ses membres, mais aussi de son maigre thorax et de ses épaules jusqu'à sa tête oblongue, en équilibre instable sur un cou long et mobile. Pour la première fois Mala s'est moqué de sa démarche d'oiseau.. Surpris, Valentin est demeuré immobile jusqu'à ce que le rire de la jeune fille s'éteignît. Puis il a repris sa marche d'échassier, écartant les bras et accentuant son regard de côté.
- Oui, je suis un oiseau. Nous sommes tous des oiseaux. Les ailes déployées au-dessus du néant." (32)
L'oiseau est associé au néant et le néant symbolise la mort. La mort de Valentin est annoncé par trois fois: lors de leur première rencontre, il ressemble à Mala à un oiseau disparu, à l'échassier (27); lors de la visite à l'atelier, Mala voit "sur le sol en ciment du balcon, un papillon [qui] gît sur le dos, ses ailes blanches déployées". (24); ensuite, endormie ou hallucinant, elle croit voir Valentin en atelier avec un oiseau dans le creux de ses paumes servant du nid à l'oiseau foudroyé: " - Regarde, un moineau. On dirait que la foudre lui a brûlé le bout des ailes. Seulement le bout des ailes." (66) En démiurge, Valentin insuffle la vie au moineau, qui s'envole dans l'air après avoir tourbillonné autour de la tête de Valentin, pour annoncer que la vie s'envolera par la bouche de Valentin.
Ce n'est pas par hasard que Valentin lit à Mala les vers de Jacques Prévert Comment dessiner un oiseau ou l'Épitaphe des Amours jaunes de Tristan Corbière. Pour son treizième anniversaire, Mala, qui, à douze ans déjà, lisait Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir au lieu des Hauts du Hurlevent d'Emily Brontë, obtient de Valentin "son premier grand livre": La Faim de Knut Hamsun. Ce dernier fut emballé dans les pages roses du journal de l'école, où son ami a fait publier le premier poème de Mala au titre significatif: Absences.
La mort plane au-dessus des héros et même des mots des quartiers de la ville font penser à ce phénomène propre aux humains. C'est au sommet de Kalvarija, le Chemin des Martyres, que Valentin, en confident et en instituteur de sa jeune amie, lui apprend que sa première période n'est pas un présage de la mort récente, mais juste son contraire: " ... côte à côte, deux jeunes gens contemplent silencieux la vallée de Pannonie. Mala a peur d'être gravement malade. Valentin lui apprend qu'elle est devenue une "porte de la vie". (42) En assumant le rôle d'un frère plus âgé, c'est avec une grande tendresse que Valentin dissipe les peurs de Mala et la romancière nous en donne une description poético-humaniste. C'est au jeune homme qui voulait la crucifier dans la beauté (61) de lui apprendre les secrets de la vie:
"Tu te trompes, dit le jeune homme avec conviction. Pour un temps, le néant vient de perdre la partie. Tu viens de lui claquer la porte de la vie sous le nez..." (43)
Le rapport entre Mala et Valentin est tout à fait exceptionnel. Il ne s'agit pas entre eux de l'amour, même pas de la sympathie, mais de l'empathie: ils vivent l'un par l'autre et se comprennent sans mots. Un regard suffit pour qu'ils comprennent l'état d'âme d'autrui et l'inflexion de la voix trahit leurs sentiments. Leurs rapports portent l'empreinte symbolique correspondant à l'amour courtois. Valentin, ce solitaire épris de la beauté, s'est isolé dans sa tour d'ivoire: son atelier se trouvait dans une vraie tour, "ce patchwork architectural" dont l'ensemble fait penser à une église dont on aurait comprimé les flancs pour pousser vers le haut un semblant de clocher cylindrique" (10-11) et il servait sa dame en chevalier preux et fidèle. Si la tour symbolise la solitude, l'église souligne le spirituel et le paisible, ce qui est le contraire des carnages de la guerre dont les échos se font entendre lors de la visite de Mala à sa ville et surtout dans la deuxième partie du roman, où sont évoqués les événements tragiques à Sarajevo assiégée et en Bosnie ensanglantée. Une explosion aveuglante du soleil sur les vitres de l'atelier annonce les explosions des obus à Sarajevo et l'explosion des balles d'uzi, ce présage de la fin tragique du héros.
On dirait que toute la vie de Valentin se déroule sous l'empreinte de la mort et il en est conscient: hanté par le néant, il s'efforce à laisser la trace de son existence dans ses tableaux et nous pouvons suivre le changement de sa palette avec l'éclatement des hostilités et avec la propagation de la guerre en l'ex-Yougoslavie. Comme s'il pouvait en suivre l'approche inévitable, la dernière phrase qu'il prononce en présence de son amie d'enfance avant son départ pour l'étranger a des résonances prophétiques:
" Quels cauchemars avons-nous entretenus pendant la nuit pour nous lever en ennemis du soleil?
Dans la mémoire de Mala, cette citation de Cioran demeure la dernière phrase qu'elle ait entendue prononcer de vive voix par son ami d'enfance et mentor.
Deux mois plus tard, il partait étudier à Sienne. Pendant les vacances, il se rendait à Sarajevo chez son père et chez sa demi-soeur. Quand il est revenu dans sa ville natale, Mala vivait à Montréal." (60)
L'amitié entre Mala et Valentin survivait à leur séparation, mais, nous avons l'impression que Valentin restait plus attaché à son amie et modèle qu'elle ne pensait à son camarade et mentor. Elle commence à se poser des questions au sujet de leur relation au moment où l'absence de Valentin aux obsèques de sa mère lui fait comprendre à quel point elle avait besoin de son soutien moral:
"En fin de compte, Mala n'est pas sûre qu'ils aient appris à se connaître. Les deux enfants, puis les deux adolescents ne semblent pas en avoir le besoin. Adulte, elle aurait pu s'interroger sur la retenue du jeune homme. Sa signification. Elle est depuis longtemps consciente d'une zone d'ombre dans laquelle il serait facile de chercher une explication, des motifs. Mais c'est une frontière qu'elle n'a jamais franchie. Poésie, littérature, peinture: Valentin, sans avoir l'air d'y toucher, martelait sa volonté, se conduisait envers elle comme un guide, le meilleur des frères aînés, un mentor." (61)
Pourtant, Valentin aimait Mala d'une passion fervente, au-dessus du désir charnel, passager et trompeur. La jeune femme échangeait avec lui de petits cadeaux: des mocassins indiens contre des bijoux anciens; des livres contre des affiches des expositions du jeune peintre dans le monde entier; de longues conversations téléphoniques contre de longues lettres confidentielles. Lors des passages de Mala à Zemun, Valentin était absent, mais, sur sa table dans l'atelier, il laissait régulièrement des cadeaux, "un ensemble d'objets aussi hétéroclites que l'architecture de la tour. Une sorte de rébus où elle reconnaissait la variété de leurs anciennes conversations". (12) Il faut dire que Mala croyait sincèrement que ses passages suffisaient à son ami d'enfance et que, de son côté, elle regrettait peu l'absence de Valentin lorsqu'elle passait quelques jours dans la ville de sa jeunesse. Mais, ils ne se sont jamais revus et même, ils n'ont jamais échangé de photos. Dans les souvenirs de Valentin, Mala avait toujours seize ans et elle ne se posait pas de questions sur l'aspect physique de son ami, devenu peintre célèbre. Pourtant, le besoin de rester en contact leur montrait que leur liaison était plus qu'une simple amitié enfantine.
Ce n'est que devant des objets étalés sur la table dans l'atelier de son ami absent que Mala se rend compte de la place qu'elle occupait dans la vie de son ami et commence à chercher à comprendre la signification de la petite collection que Valentin a restituée depuis leur première rencontre. En bonne manière des tragédies antiques, la romancière nous donne des réponses par bribes, les scènes se répétant par trois avant qu'on ne comprenne la signification profonde du message d'outre-tombe, tout aussi atemporel qu'universel et d'autant plus touchant puisque tenu sous sept sceaux du vivant du jeune peintre émerveillé par son modèle.
Au premier abord, la jeune femme est juste surprise par la présence des objets étalés; puis, hésitante, elle commence à en chercher l'explication; enfin, elle se rend compte de la place à part qu'elle occupait dans la vie de son ami:
"Une veste bleu marine, pliée. Un livre. Un poème sous verre, écrit par une main enfantine. Quatre châtaignes peintes de couleurs vives, reliées par un fil blanc. Un tableau composé de trois mégots collés dans un petit cadre en céramique. Un rouleau de dessins entouré d'un ruban rouge." (24)
"Cet étalage évoque un discours qu'elle hésite à comprendre. Loin de la présentation de cadeaux habituelle, l'éventaire lui fait penser à celui d'un amoureux dévoilant sa passion secrète. Mais leur rapport n'a jamais frôlé l'équivoque. Le rébus, si rébus il y a, demeure pour Mala indéchiffrable." (37)
Chaque objet étalé représente une étape dans la vie de Mala et celle de ses rapports avec Valentin: la veste bleu marine, c'est celle qu'elle portait, fille, sous la neige, au moment où Valentin est entré dans sa vie par son pas d'échassier. Le livre, c'est celui des Amours jaunes, que Mala emportera avec elle au Nouveau Monde en souvenir de son ami disparu. Le poème sauvé par Valentin, c'est le premier poème de Mala sur les Absences. Les quatre châtaignes peintes par Valentin, ce sont des témoins taciturnes de leurs lectures de poèmes sur le banc isolé du quartier qui n'est plus. Des mégots rappellent les vices d'adolescence et le rouleau de dessins regroupés symboliquement par le ruban rouge, c'est la marque palpable de l'adoration du peintre in spe pour son modèle épris de belles lettres. La romancière racontera plus tard l'histoire liée à chacun de ces objets, représentants une étape dans la vie de l'héroïne. Si Mala est une dame en détresse secourue par son chevalier servant, elle a du mal à comprendre les sentiments de Valentin. Pourtant, le lecteur comprend le geste du jeune homme comme un aveu attardé, provoqué par le pressentiment de la fin de son existence parmi des mortels. Mala voit en ces objets des icônes et des jalons du cheminement de son enfance. Mais, malgré elle, elle doit s'avouer qu'il y a plus:
"Valentin ce solitaire, lui qui refusait, autant qu'il était incapable d'accepter, une relation intime, étale ainsi les preuves d'une attention plus qu'affectueuse? Cela ne lui ressemble pas. Alors quoi? Une rupture définitive, bête et brutale? `Reprends tes affaires, Mala. Adieu!' Elle ne comprend pas." (37)
Finalement, Mala doit admettre que les objets étalés sont exposés avec l'intention qu'elle les trouve et qu'elle comprenne le message que Valentin lui envoie en se servant de ces choses familières:
"Les objets sur la table, commence-t-elle à comprendre, sont autant de clés, autant d'ouvertures de la boîte de Pandore de ses souvenirs. Cette partie d'elle-même qu'inconsciemment ou non elle s'est ingéniée à refouler. Sur l'autre continent, là-bas, elle a changé de nom. Dans les rues de Montréal, quand quelqu'un appelle Mala!, en toute bonne foi, elle ne se retourne pas. Sur les terres septentrionales du Nouveau Monde, la dénommée Mala a gagné sa clandestinité, entraînant avec elle un pays, un ciel et des astres révolus. Valentin a-t-il senti cela? Est-ce le but de son étalage? Veut-il la prévenir de ne pas s'éloigner trop de son passé? N'en est-elle pas arrivée au point de revenir à ces racines pour enterrer les morts?" (41)
Désirant transférer son message humaniste du plan individuel au plan universel, la romancière insère l'histoire de l'amitié (amoureuse?) de Valentin et de Mala dans l'histoire de leur ville et de leur pays natal. Et la clé qui ouvre le coeur du peintre devient la grosse clé ouvrant la porte de la tour dans laquelle est situé son atelier. La nécessité de s'en servir représente pour Mala l'assurance que Valentin n'est ni dans la ville ni chez lui, sinon il serait venu l'attendre à l'aéroport. Elle aussi, elle pressentait de tristes événements dans leurs vies et lui avait écrit six mots prophétiques: "On arrive au temps des morts" (13) sur une carte postale représentant le portrait de Frida Kahlo au front couronné par la tête de mort. Dans sa détresse, c'est pour la première fois qu'elle s'aperçoit d'éprouver le besoin de la présence de Valentin. Dès sa descente d'avion, "elle avait besoin de son bras, de son regard pour faire face aux épreuves qui l'attendaient: sa mère se mourrait." (14) Plus tard, après l'enterrement, avant de s'endormir, "elle a eu le temps de repenser à Valentin. Cette fois, elle lui en voulait un peu. La carte de Frida Kahlo était assez explicite." (18) Ses souvenirs surgissent à la vue des lieux familiers et en pensant à son ami d'enfance elle revit son passé et devient de plus en plus inquiète. La ville de sa jeunesse n'est plus, les immeubles sont détruits, les marronniers coupés, la bibliothèque délabrée. Montée dans la tour de Valentin, "pour la première, elle sent monter en elle une inquiétude indéfinie à son [à Valentin] sujet. Sa tour ne le protège pas des remugles de la guerre. Fallait-il qu'elle fût endormie dans son bonheur boréal pour n'avoir pas remarqué plus tôt l'assombrissement graduel de sa palette. [...] Lui, amateur de teintes pastel qui professait que seules des couleurs douces étaient susceptibles de créer l'harmonie", (23) s'était plaint auprès de son amie d'enfance de ne pas pouvoir trouver de la lumière qui convienne à son dernier tableau: six mois avant l'arrivée de Mala, Valentin avait perdu son calme et son adresse habituels. La jeune femme en devient consciente devant la toile inachevée regorgeant des cadavres. Elle finit par comprendre que les objets étalés sur la table "sont autant de cailloux sur un chemin parcouru" (62) et essaye à en faire la mosaïque unissant sont passé heureux au moment actuel tragique. Enfermée dans la tour dont le propriétaire est absent, Mala devient consciente que l'apparence paisible de la ville fait le contraste avec le chaos dans les âmes des gens et la palette de Valentin sur le tableau inachevé en exprimait l'agonie du pays tout entier. Le rouge vermillon représentait l'amour, le sang et la vie; l'ocre - la terre, dont le ventre est la source de la vie et son dernier refuge; le brun de l'écorce de l'arbre, c'est le monde qui s'écroule comme l'arbre coupé; et le noir symbolise la nuit et la mort. Le pays était en guerre et le monde en décomposition. (17) et - mécontente de la réalité - Mala se réfugie dans son rêve, semblable à la léthargie proche de la mort. Sombrée dans le néant, elle croit voir Valentin dans la pièce, mais l'appel téléphonique de sa soeur Emina dissipe tous les espoirs de la jeune femme: elle ne reverra plus son ami d'enfance et elle en apprendra les raisons du récit de la demi-soeur de Valentin, ce qui est le deuxième volet du diptyque du roman.
Le portrait qu'en fait Mala est digne du pinceau de son frère peintre:
"Cheveux roux, longues mèches bouclées qui se mêlent et se nouent; des yeux verts; sur ses pommettes hautes, quelques taches de rousseur contrastent avec sa peau blanche. Une beauté celtique. Comme beaucoup de ses compatriotes, Emina se pourrait prétendre Irlandaise." (67)
Il faut dire que le roman est très bien conçu, la composition en est stricte et les métaphores filées. De même, il est composé en deux parties et l'histoire racontée est mise en relief à l'aide des contrastes. Valentin est partagé entre les deux femmes dans sa vie: l'une, sa muse, est blonde et timide, faisant penser à Mélisande, cette mystérieuse fille des paysages brumeux, et l'autre, sa demi-soeur, rousse et sensuelle. Si la chevelure de la première peut être comparée à la flamme, mais à une flamme noire, qui est à la racine de toute passion, créatrice ou destructrice, celle d'Emina fait penser aux rayons du Soleil et au ciel, le berceau de l'univers et de toute vie sur la terre. Donc, il n'est pas surprenant que les deux femmes plaisent l'une à l'autre au premier abord, vu le fait que des contrastes s'attirent. De même, il est naturel que le commencement du récit d'Emina fait écho à celui de Mala et qu'elle continue là où cette dernière a interrompu l'exposé de ses souvenirs:
"J'ai rêvé à mon frère. Il maniait le disque solaire comme la pointe incandescente d'un gigantesque fusain et traçait un réseau de lignes d'or autour de la terre. [...] Je me suis éveillée en sachant que nous allions nous rencontrer, murmure-t-elle en se penchant vers Mala." (68)
L'histoire change de registre et devient plus antique, plus liée à la mythologie grecque et à la tragédie antique. Nous sommes arrivés au temps actuel, où "l'air était lourd de menaces" (70) et où la mère d'Emina a accepté le rôle d'Antigone, puisque la tragédie antique lui offrait un refuge contre les dirigeants d'État. Et Emina, elle assumera le rôle de la conteuse ne permettant pas à Mala de l'interrompre par des questions où était Valentin. La tragédie de la vie suivait les chemins sinueux de la narration de la tragédie antique, que la romancière maîtrise avec maestria.
Nous avons déjà mentionné que l'histoire du Chemin des pierres est partagée en deux parties quasiment symétriques. Composée comme un morceau de musique, à chaque mouvement dans la première partie du roman fait écho le mouvement similaire dans l'autre. Donc, au début du roman la romancière évoque les pleureuses et le rituel repas des funérailles orthodoxes, dont les racines sont dans l'Antiquité et dont l'équivalent est le rituel durant lequel Emina et sa mère chantent une ancienne berceuse en lavant le cadavre de Valentin. Dans un style tout aussi poétique qu'austère, elle raconte le passé et le présent de son ancienne patrie, en lançant son message de tolérance au monde entier en citant l'inscription d'une des tombes bogomiles, nous invitant "à examiner nos actes pendant qu'il est encore temps". (103) Les bogomiles, installés en Bosnie au Xe siècle et descendants d'une secte connue déjà dans la Rome antique adoraient le dieu Mythra, le dieu né de la roche et ils accusaient la papauté d'avoir coupé le Christ en deux, d'avoir séparé le Matériel du Spirituel. De ce peuple des braves et des fiers il ne reste que des stèles funéraires pour nous rappeler leur message de tolérance. Il faut souligner que c'est exprès que l'héroïne est orthodoxe, le héros catholique par sa mère, et dont le père a épousé une musulmane en deuxième noce. Sarajevo, où se déroule la deuxième partie du roman, abritait autrefois quatre religions (orthodoxe, catholique, musulmane et hébraïque), mais dans le roman est suggéré une cinquième, celle des bogomiles, pour concilier tout le monde. Tout au long du roman, nous avons suivi l'éclosion des rapports entre Mala et Valentin et pourtant, le jeune peintre n'avoue pas être épris de son modèle. Toutefois, il garde jalousement les objets lui rappelant son amie partie pour le Nouveau Monde. Nous avons déjà dit qu'ils n'ont jamais rompu des liens qui les unissaient, qu'ils échangeaient de longues lettres et des cadeaux; pourtant, qu'ils ne se sont jamais revus. Ce n'est qu'après la mort de sa mère que Mala se rend compte à quel point elle éprouvait le besoin d'un soutien de son ami d'enfance. Enfermé dans sa tour d'ivoire, dans une vraie tour en brique et en marbre, où il avait installé son atelier, le jeune homme gardait "les objets sur la table [...] comme autant de cailloux sur un chemin parcouru". Lui, qui servait de chevalier à la jeune fille éprise de poésie, de littérature et de beauté, réussit à sauver sa demi-soeur et sa mère à elle en empruntant le Chemin des Pierres menant de Sarajevo à Konjic, et meurt d'une mort paradoxale, tué par un mercenaire soûl.
L'absurdité de la mort de Valentin est soulignée par des messages philosophico-esthétiques et humanistes du jeune peintre dans la ville assiégée. Venu à Sarajevo lui aussi pour des obsèques, mais ceux de son père, le jeune homme devient l'otage de la folie et de la haine de la guerre civile. Enfermé dans l'appartement, il passe son temps à faire le portrait d'une momie égyptienne, gardée par son père, archéologue passionné. Après de longues heures de travail, une fois le portrait achevé, Valentin le détruit par proteste à la situation absurde imposée aux habitants de cette belle ville multiethnique. Esthète et homme galant, il peint trois fleurs sur une chemise et offre ce bouquet bizarre à sa marâtre pour la consoler un peu de sa perte et des circonstances qui l'obligeaient à aller chercher de la nourriture au marché noir. Finalement, lassé de se cacher, Valentin commence à sortir, à rôder dans la ville et à rencontrer des gens. C'est lui qui trouve le moyen de les faire sortir de la ville par le Chemin des pierres. Lorsque sa marâtre - heureuse de voir le convoi sorti de la ville - essaye de plaisanter en disant qu'elle s'attendait à trouver l'air de la liberté plus tonique, Valentin lui riposte en philosophe prudent et concilié avec sa destinée: " Nous ne sommes pas encore libres, mère. Cette route est un labyrinthe à l'intérieur d'une tombe." (99) Conscient que sa vie allait vers sa fin, Valentin se consacre tout entier au salut de sa demi-soeur, de l'épouse du feu son père et des enfants qui dorment dans leur voiture. Mais, il lance une boutade contre ceux qui sont prêts à sacrifier ses proches pour leur propre bonheur:
" - Sarajevo, Jérusalem, villes de trop de foi! crie Valentin, sortant sa tête par la fenêtre ouverte. Qui a séparé Dieu du corps des hommes? Malheur aux vrais hérétiques! Malheur à ceux qui nous font croire que le bonheur du Premier passe par le sacrifice des secondes!" (101)
Ce cri aux tons humanistes est pratiquement le dernier acte de Valentin sur ce monde, car il sera tué peu de temps après en défendant Emina contre un mercenaire soûlé. Il sera transporté par les deux femmes jusqu'aux berges de son fleuve aimé, où encore sa mère venait lui parler avant de le mettre au monde. Lavé et bercé dans son rêve éternel par une ancienne berceuse langoureuse commençant par des vers Dors, mon fils, laisse-toi emporter par le sommeil trompeur..., il sera enterré dans le petit cimetière qu'il voyait du balcon de son atelier, ayant trouvé son repos en présence de deux infinis universels: celui du ciel et celui du fleuve majestueux. Et l'héroïne, "en quête de pénitences", (76) après avoir conté le récit d'Emina, "emportera son histoire [à Valentin] de l'autre côté des mers...". (115) Au dire d'Emina, Mala portait déjà l'enfance et la jeunesse de Valentin. Elle est aussi "son abri le plus complet". (115)
Si le lecteur partageait des doutes de Mala sur la nature des sentiments de Valentin au sujet de son amie d'enfance, de son modèle et de sa Muse - le papier trouvé dans le livre des Amours jaunes où la jeune fille a recopié trois vers préférés - les dissipent tous:
Tiens... une ombre portée, un instant, est venue
Dessiner ton profil sur la muraille nue,
Et j'ai tourné la tête... - Espoir ou souvenir - (116)
Après avoir emballé les objets jalousement gardés par Valentin, Mala les emportera avec elle, dans le Nouveau Monde, mais elle ne sera pas seule sur ce chemin:
"Le visage mince de Valentin apparaît au-delà de ses paupières mi-closes, au-delà du rideau liquide, fin et doux comme une caresse de mousseline. La tête sur le côté, il a la même expression que ce premier matin dans la neige, le jour où Mala portait la veste de sa mère." (117)
Au visage de Valentin viennent s'ajouter des visages d'autres personnes aimées ainsi que des visages inconnus, qui finissent par se ressembler avant de s'estomper et de fondre dans le néant.
Répétons encore une fois que le néant est le point de départ et le point d'attraction de tout être humain. L'homme lutte contre le néant, l'oubli et la mort par la force de sa mémoire et le prénom de l'héroïne Mala, la menue, fait penser à l'idée de Pascal, qui posait que - par rapport à l'univers - l'homme n'est qu'un roseau, sa force résidant dans le fait qu'il est le roseau pensant. D'autre part, le prénom de Valentin rappelle celui du Saint-Valentin, protecteur des amants. Après tout, nous sommes autorisés à classer le couple de la jeune femme fragile et sensible et du peintre épris de la beauté parmi des couples unis à jamais par la Mort et par la force de leurs sentiments.
Pour conclure, disons qu'à l'aide de maints détails rappelant la mythologie grecque et les coutumes anciennes, la romancière raconte une histoire qui, au dire de Marguerite Duras, "pourrait être la sienne". Cette fiction basée sur les souvenirs et la vérité rappelle que l'amour l'emporte sur la mort, la tolérance sur la haine et l'avenir sur le passé. L'histoire de Mala et de Valentin, poétique, platonique et plus forte que la mort, c'est un hymne à la beauté raconté dans la meilleure tradition classique. C'est pourquoi son message gravé dans la pierre touche tous les êtres humains, des jeunes aussi bien que des personnes âgées, des artistes, des peintres et des sculpteurs aussi bien que des musiciens et des personnes éprises des mots. Il nous pousse à réfléchir sur la destinée humaine et sur la possibilité des gens d'en changer le cours à l'aide de la sagesse, accumulée dans leur mémoire par leurs ancêtres durant des siècles. Cette sagesse est acquise au prix de la souffrance, de la douleur et des larmes, en accord avec la sentence latine "Per aspera ad astra". Mala est chargée de transmettre l'histoire douloureuse de la jeune fille éprise de la littérature et du peintre solitaire épris de la beauté incarnée dans son modèle, mais cette histoire est de tout temps et porte à la réflexion.
© Ljiljana Matic (Université de Novi Sad, Serbie-et-Monténégro)
NOTES
(1) Ljubica Milicevic: Le Chemin des pierres, Leméac, 2002, 118 p.
(2) Mlle de Scudéry: Clélie
(3) Idem, p. 32. Plus tard, les pages des citations seront mises entre parenthèses.
5.11. Das Schreiben in der Migration: Literatur und kulturelle Kontexte in der Romania
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For quotation purposes:
Ljiljana Matic (Université de Novi Sad, Serbie-et-Monténégro):
Écriture dans la pierre. Reflet de cultures, de moeurs
et de littératures dans le roman de ljubica milicevic.
In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften.
No. 15/2003. WWW: http://www.inst.at/trans/15Nr/05_11/matic15.htm