Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften | 17. Nr. |
Juni 2008 |
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Sektion 3.1. |
Culture sans frontières / Kultur ohne Grenzen / Culture without Borders Sektionsleiterin | Section Chair: Gertrude Durusoy (Izmir) |
Mohammad Ziar (Université Azad Islamique de Téhéran) [BIO]
Email: mohaziar@yahoo.fr
Les fables et les contes, quelle que soit leur origine, appartiennent à l'humanité tout entière et, partant, toute tentative pour les monopoliser est d'emblée comme un coup d'épée dans l'eau.
Ainsi appeler Les Mille et une nuits, cette immense somme narrative orientale qui depuis sa traduction en français par Antoine Galland en 1704 a irrigué dans l'univers romanesque une brillante culture de la narration, un recueil de contes « arabes » c'est méconnaitre profondément les origines diverses de cette œuvre et ses avatars.
Les Mille et une nuits ( Alf layla va layla en arabe et Hézaro yek shab en persan) ne sont-elles pas - comme le suggère, Ibn Nadim auteur d'Al-Fihrest (né et mort à Bagdad au Xème siècle) la version en langue arabe des textes d'origine persano-sanskrite Hézar afsana (mille légendes) et Hézar dastan (Mille contes) traduits du persan par un arabisant et connaisseur de langue anonyme?(1)
Comment justifier tant d'éléments non arabes tels que les noms, les coutumes, les modes de vie etc. ? Il en est de même, à peu près, pour Kallila et Dimna, recueil de fables d'origine sanskrite (de son nom originel Pandja tantara ou Cinq contes) mais plus tard, à partir de la dynastie sassanide persanisé à plusieurs reprises et finalement orientalisé, toujours par les traducteurs persans.
De nos jours, tout le monde est unanime , et non sans raison, pour reconnaître Jean de La Fontaine comme le plus grand fabuliste de la littérature française et, bien entendu, l’un des plus grands de la littérature mondiale.
En effet, ses Fables, il ne les a pas toutes inventées, mais pour la plupart adaptées ou imitées des littératures tant occidentales qu’orientales; comme il l'a, lui-même, laissé entendre dans les Préfaces qu’il a rédigées pour les différents recueils de ses fables:
Après tout, écrit-il, je n'ai entrepris la chose que sur l'exemple, je ne veux pas dire des anciens, qui ne tire point à conséquence pour moi, mais sur celui des modernes. C'est de tout temps, et chez tous les peuples qui font profession de poésie que le Parnasse a jugé ceci de son apanage.(2)
Et ailleurs, il a parlé, et cette fois-ci de manière explicite, de certaines sources dont il avait profité :
Seulement je dirai, par reconnaissance, que j'en dois la plus grande partie à Pilpay, sage Indien. Son livre a été traduit en toutes les langues(…) Quelques autres m'ont fourni des sujets assez heureux(3).
Mais la littérature persane, très riche en matière de fables, d’ anecdotes et de récits versifiés, quelle place occupe-t-elle dans l’œuvre de ce fabuliste? Ne s’est-il pas vraiment inspiré des poètes et prosateurs persans tels que Sa'di, Anvari, Nasser Khosrô, Sanâï, Saado Din Varavini etc.?
Nous chercherons, entre autres, à répondre à cette question tout en nous basant sur les œuvres de ces auteurs ainsi que sur les travaux de recherche déjà exécutés.
En fait, les fables persano-sanskrites consignées dans la riche tradition des textes orientaux qui ont pénétré en Occident par diverses voies - la Méditerranée, l’Andalousie, les Croisades et les caravanes commerciales, mais aussi par les récits des voyageurs et des grands explorateurs - pourraient bien, croyons-nous, elles aussi servir d'exemples à La Fontaine.
Pierre Bornecque dans son livre intitulé La Fontaine fabuliste écrit :
«En effet sur 87 fables, l’auteur, qui n’est pas un statisticien, en a emprunté, non la plus grande partie, mais 16, à l’Orient, 43 venant d’Esope, de Phèdre et de leurs descendants 5 des conteurs du Moyen-âge et du 16e siècle comme Bonaventure des Périers, 4 du Père Poussines.»(4)
A en croire André Versaille dans Jean de La Fontaine, Œuvres sources et postérité d'Esope à l'Oulipo, le fabuliste français, outre les sources occidentales, se serait inspiré de quinze fables de Pilpay tirées d'une œuvre persane, une adaptation de Kalila et Dimna à savoir Anvâr-é- Soheïly (Le Livre des Lumières) du fécond prosateur persan du XVème siècle Hossein Vâéz-é- Kâchéfi né à Beyhaq, ville située près de Sabzévar et mort au début du XVIème siècle en 1505.
Les fables tirées d'après André Versaille du Livre des Lumières sont les suivantes:
Voici respectivement la liste des anecdotes qui auraient inspiré à La Fontaine les fables ci-dessus:
D’après ce critique, la seule fable que la Fontaine ait tirée du Jardin des roses de Saadi, c'est Le Songe d’un habitant du Mongol. Rappelons-nous que Le Jardin des roses a le mérite d'être la première œuvre littéraire persane traduite en français.
Mais la fable citée par André Versaille n'est pas le seul emprunt de La Fontaine à notre poète moraliste du XIIIème siècle; il a, - comme l'a souligné Djavad Hadidi dans son livre De Sa'di à Aragon-, au moins inspiré directement au poète français une autre fable: L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits.
La fable persane quant à elle, faut-il le dire, est très concise mais bien significative:
Un astrologue entra dans son logis et surprit sa femme en compagnie d'un homme étranger. Il en vint aux injures et fit scandale. Un humoriste qui passait par là dit: toi qui ne sais même pas ce qui se passe dans ton harem comment saurais-tu voir ce qui se passera au ciel!?(5)
La Fontaine a fait de ce texte succinct une fable assez longue avec un commentaire moralisateur, mais l'esprit en reste le même:
Un Astrologue, un jour se laissa choir
Au fond d'un puits. On lui dit: Pauvre bête,
Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu lire au-dessus de ta tête?(6)
La Fontaine se serait également inspiré du Livre de Marzbân ( Marzbân Namè), recueil de fables et d'anecdotes, composé entre 1210 et 1225, l'œuvre de Saado- Din Varâvini, qui n'est en réalité qu'une des deux adaptations d'un même texte rédigé au XIème siècle par le prince du Tabaristân: Marzbân fils de Rostam.(7) Certains critiques ont cru, à tort, voir dans Le Livre de Marzbân une traduction ou une adaptation de Kalila et Dimna; Edward Gibbon (Putney, 1737- Londres, 1794) historien, homme de lettres et philosophe britannique du XVIIIème siècle, après avoir analysé et comparé le texte des deux œuvres, a conclu que le recueil d'anecdotes de Varâvini est bien supérieur à son homologue sanskrit; en ce sens que le style du Kalila étant plus compliqué et les fables plus longues, la leçon que l'on en tire est très plate et banale.(8) Il nous semble donc probable que La Fontaine ait, au moins, emprunté le sujet de sa fable intitulée Le Coq et le Renard(9) à celle du fabuliste persan du XIIIème siècle. Signalons au passage, que la fable persane, quant à elle, a pour titre Le Coq sagace et le Renard.
En voici le début et quelques fragments:(10)
J'ai entendu dire qu'il était un coq ayant beaucoup vu, ayant déchiré les filets de la ruse, ayant éprouvé de nombreuses astuces des renards et entendu des récits de leurs stratagèmes. Un jour, aux alentours d'un village, il se promenait dans un jardin. Il alla plus avant, se posta sur la route et chanta. Dans ces parages, un renard entendit, eut envie du coq; plein d'avidité, il courait jusqu'à ce qu'il arrivât au coq. Le coq par peur, sauta sur un mur. Le renard lui dit:" Pourquoi me crains-tu? A cette heure, je me promenais dans ces cantons. Soudain ton appel à la prière vint à mes oreilles et, grâce aux modulations de ton gosier, mon cœur se mit à palpiter dans la cage de mon sein.
Le renard pour gagner la confiance du coq lui dit que le monarque de leur temps avait fait proclamer que ses sujets devaient vivre en paix les uns à côté des autres sans que nul "soit injuste envers l'autre ni lui mettre au cœur l'inquiétude de la tyrannie et de la violence." Mais tout en écoutant ce discours, le coq tendait le cou et regardait vers la route. Le renard lui demanda alors: "Que regardes-tu? Et le coq de répliquer: "je vois un animal qui vient d' un côté de cette plaine; de corps, il est comme un loup avec queue et oreilles longues. Il se dirige vers nous; il vient si vite que le vent ne peut suivre sa poussière." Le renard renonçant à son sinistre projet dit alors au coq: "Ces marques et signes que tu décris indiquent que c'est un lévrier et ce ne serait pas très agréable de le voir." Le coq rappela au renard ce qu'il venait de dire à propos du héraut de par la justice du souverain et le renard de s'excuser: "oui, mais il se peut que ce chien n'ait pas entendu ce héraut: il n'y a pas lieu d'attendre davantage." A ces mots, il s'enfuit et s'enfonça dans un trou.
Outre cette fable, croyons-nous, La Fontaine se serait vraisemblablement inspiré, pour composer sa fameuse fable, Le Corbeau et le Renard ainsi que Les poissons et le cormoran, plutôt que D’une grue et d’une écrevisse de Kalila, d'une autre fable du Livre de Marzbân: celle intitulée Le Poisson et le Cormoran.
Poète mystique du XIIème siècle Sanâï est bien l'un des trois grands poètes persans à côté d'Attar et Mowlâna (Roûmi) qui ont apporté la poésie mystique à son apogée. Son chef-d'œuvre Le Jardin de la Vérité (Hadiqatol haqiqa) de caractère à la fois mystique et moral, compte à lui seul plus de onze mille distiques.
Dans ce même recueil, il y a une anecdote qui raconte l'histoire d'une vieille dont la fille, jeune et très belle, est tombée gravement malade. Un beau jour, la vieille se lamente sur ce malheur et pense à s'offrir en sacrifice aux coups de la mort.
Mais sur ces entrefaites, un de ses bœufs, en quête de pâture, mit son museau dans la marmite, d'aventure: le stupide animal y resta, tête prise, tout comme un pied boiteux, enlisé dans le sable; et ce bœuf, tel un diable échappé de l'enfer, sortit de la cuisine et fondit sur la vieille. Or celle-ci, croyant que c'était Azraël, s'écria s'adressant à cette grosse bête:" Archange de la mort! Ce n'est pas Mahasti, ce n'est que moi, la vieille éprouvée par le sort; si donc c'est Mahasti, ma fille, qu'il te faut, la voici! Prends-la donc si cela te convient…»
Nous croyons bien que cette fable aurait pu inspirer à La Fontaine deux de ses fables du Livre premier à savoir: la Fable XV. La mort et le malheureux et la fable XVI. La mort et le bûcheron. Ce qui est d'ailleurs intéressant c'est que Nasrollah Monshi, un des traducteurs de Pandja tantara en persan, a inséré cette fable de Sanâï dans le texte de sa traduction.(11)Personne, à notre connaissance, n'a, jusqu'alors, parlé des emprunts de La Fontaine au poète persan du XIème siècle, Nasser Khosrô né en 1003 à Balkh et auteur de nombreux ouvrages dont Zâdol mosaferin (Le viatique des voyageurs), Saâdat nâmè (Le livre de la félicité) et Safar nâmè (Le récit de voyage), ainsi que d'Anvari d'Abivard qui, lui, excellait dans l'art de la qasida.
Deux anecdotes de Nasser Khosrô et d'Anvari semblent en effet inspirer au moins deux fables à La Fontaine. L'aigle blessé de Nasser Khosrô lui aurait inspiré L'Oiseau blessé d'une flèche et Le platane et la courge d'Anvari, Le Chêne et le Roseau. Lisons d'abord l'anecdote du poète persan:
L'aigle blessé
Un aigle, d'un rocher, prit un jour son essor;
Pour atteindre sa proie, il déploya ses ailes;
Orgueilleux de les voir si droites, il disait:
“Sous mon aile aujourd'hui, je maintiens l'univers!
De mon regard perçant, quand j'arrive au zénith,
J'aperçois un cheveu, fût-il au fond des mers.
Qu'un moucheron s'agite au sommet d'un brin d'herbe,
Mon regard surprendra cet humble mouvement.
Qui pourrait, comme moi, courir le vaste monde?
Le griffon, le phénix en seraient-ils capables? „
Un bon archer, soudain, depuis son embuscade,
Sur l'aigle décocha la flèche du destin.
Cet engin meurtrier se ficha dans son aile,
Le rejeta du ciel pour tomber sur la terre.
Le pauvre, palpitant, à plat comme un poisson
Ouvrit les yeux, jeta ses regards en tous sens.
Il fut surpris qu'un fer au bout d'un bois
Fût cause de cet élan rapide, impétueux et tranchant.
Mais y regardant bien, il vit sa propre plume.
Alors il s'écria: “Pourquoi donc me plaindrais-je?
Ce dont je suis blessé m'est venu de moi-même. „
O prince! Vous voyez l'aventure de l'aigle:
Il était orgueilleux, renoncez (donc) à l'orgueil!(12)
La Fontaine raconte cette triste histoire, qui pourrait d'ailleurs être celle de tout homme, de la façon suivante:
L'oiseau blessé d'une flèche
Mortellement atteint d'une flèche empennée,
Un Oiseau déplorait sa triste destinée,
Et disait, en souffrant un surcroît de douleur:
Faut-il contribuer à son propre malheur!
Cruels humains! Vous tirez de nos ailes
De quoi faire voler ces machines mortelles.
Mais ne vous moquez point, engeance sans pitié:
Souvent il vous arrive un sort comme le nôtre.
Des enfants de Japet toujours une moitié
Fournira des armes à l'autre.(13)
Le platane et la courge d'Anvari ainsi que Le chêne et le roseau de La Fontaine mettent en scène des personnages orgueilleux à côtés de personnages humbles mais sages. Ils sont tous des êtres personnifiés: le platane pour les Persans est aussi familier que le chêne pour les lecteurs européens de La Fontaine mais le roseau chez les premiers a d'autres valeurs: symboliques et particulièrement mystiques; d'où les modifications faites à l'anecdote persane.
Le platane et la courge
N'as-tu pas entendu conter qu'un pied de courge
Poussa sous un platane et, durant vingt journées
Grandit en s'enroulant sur le tronc de cet arbre?
La courge demanda:" combien de jours as-tu?"
L'arbre lui répondit:"j'ai plus de vingt années."
Riant, la courge dit:" Moi, je t'ai surpassé
En vingt jours; dis-moi donc pourquoi tu es si lent.
_"Aujourd'hui, ce n'est pas", reprit le platane,
"le moment de régler cette affaire entre nous;
Mais demain, quand sur nous fondra le vent d'automne,
Alors on verra bien qui résiste et qui plie."
Le Chêne un jour dit au Roseau:
Vous avez bien sujet d'accuser la Nature;
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau;
Le moindre vent, qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau,
Vous oblige à baisser la tête:
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du Soleil,
Brave l'effort de la tempête.
Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphir.
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n'auriez pas tant à souffrir:
Je vous défendrais de l'orage;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
Votre compassion, lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel; mais quittez ce souci:
Les vents me sont moins qu'à vous redoutables;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos;
Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'Arbre tient bon; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts.(14)
Conclusion
Est-ce que La Fontaine connaissait les fabulistes persans? C'est la question à laquelle nous avons essayé de répondre, dans la mesure du possible, tout au long de cet article en superposant le texte des poèmes en question. Ce qui est certain c'est que l'auteur français des Fables connaissait l'auteur persan du Jardin des Roses puisque la traduction de cette œuvre a été publiée en 1634 par André Duryer quand La Fontaine n'avait que 13 ans. Quant aux autres poètes, cette connaissance directe n'est pas certaine. Mais étant donné que le simple fait de traduire une œuvre ne garantit pas sa découverte dans la langue cible, les œuvres non traduites ne perdraient pas toute chance de se faire découvrir. Il y a toujours d'autres moyens comme le rapport des experts, les commentaires des gens qui sont en mesure de lire ces œuvres dans leur langue d'origine; ce peut aussi être le cas des auteurs de relations de voyage etc. Or ne serait- il pas erroné et abusif en effet de tenir tant d'analogies et de ressemblances pour de simples interférences?
Bibliographie
3.1. Culture sans frontières / Kultur ohne Grenzen / Culture without Borders
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