Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 15. Nr. April 2004
 

5.11. Das Schreiben in der Migration: Literatur und kulturelle Kontexte in der Romania
HerausgeberIn | Editor | Éditeur: Klaus-Dieter Ertler (Universität Kassel/Graz)

Buch: Das Verbindende der Kulturen | Book: The Unifying Aspects of Cultures | Livre: Les points communs des cultures


L'Europe migrante et carnavalesque de Dumitru Tsepeneag

Margareta Gyurcsik (Université de l'Ouest, Timisoara, Roumanie)
[BIO]

 

Le nom de Dumitru Tsepeneag est lié, dans un premier temps, au renouveau des lettres roumaines par le groupe des écrivains oniriques qui se manifeste dans les années 1960 en tant que forme d'opposition au pouvoir politique et à la culture officielle réaliste-socialiste. Il faut préciser que l'onirisme esthétique roumain des années 60 n'a pas eu de connotations métaphysiques ou surréalistes. Il s'agissait non pas d'explorer le rêve et l'inconscient en vue de créer un univers poétique irréel, hallucinatoire, mais d'utiliser le rêve avec lucidité afin d'atteindre l'essence même du réel. Cela revenait à prouver qu'il était possible de créer une littérature du réel en occultant la voie unique imposée par le réalisme socialiste. Le groupe onirique s'appuyait entre autres sur la théorie du Nouveau Roman français. Tsepeneag écrivait notamment:

Nous ne rêvons pas, nous créons des rêves. Le texte littéraire est pour nous un discours qui naît en se soumettant à des opérations analogues à celles du rêve. Notre onirisme est textualiste et structuraliste. Ce n'est pas l'anecdote qui compte mais le mécanisme narratif et poétique(1).

C'est à la même époque que Tsepeneag traduit en roumain Les Gommes de Robbe-Grillet (1967) et publie trois recueils de nouvelles, Exercices (1966), Froid (1967), Attente (1972) qui représentent pour la plupart des expériences textualistes à la manière du Nouveau roman français, en consacrant la rupture entre l'écrivain et le pouvoir politique. Cette rupture va s'aggraver durant les séjours de Tsepeneag à Paris à partir de 1970. Il y rejoint l'opposition roumaine de l'exil et fait publier des livres qui ne pouvaient pas paraître en Roumanie. Déchu de sa nationalité en 1975, il vit dorénavant en France mais continue à écrire en roumain, une bonne dizaine d'années, des romans qui seront traduits en français et publiés chez Flammarion. A partir de 1985 il commence à écrire en français pour qu'après 1990 il revienne à sa langue maternelle en publiant des textes rédigés aussi bien en français qu'en roumain.

Dumitru Tsepeneag fait donc partie des écrivains qui ont choisi la France comme terre d'exil et le français comme langue d'écriture après avoir été obligés de quitter leur pays d'origine à la suite de quelque "grand dérangement", comme il y en a eu tant au XXe siècle. Il s'est condamné à une "longue attente dans l'antichambre de la langue française" afin d'entrer dans sa nouvelle langue purifié, délivré des fantasmes appartenant à son espace culturel d'origine. Il raconte l'expérience de ce passage d'une langue et d'une culture à une autre dans Le Mot sablier, roman bilingue qui commence en roumain pour que petit à petit le français s'insinue dans le texte et l'emporte finalement sur le roumain. L'"effervescence linguistique"(2) de ce roman, de même que les performances linguistiques de l'auteur dans ses romans écrits en français, témoignent de sa relation particulière à la langue française. Il s'agit d'une relation fondée sur la liberté acquise par l'auteur à l'intérieur de sa nouvelle langue: liberté de la manier à sa guise, de jouer avec, d'en explorer les ressources et d'en faire l'objet d'un questionnement "postmoderne", à la fois sérieux et ironique. Aussi Dumitru Tsepeneag est-il à l'heure actuelle, après la mort de Ionesco et de Cioran, le plus important des écrivains roumains d'expression française.

Ses romans dont Le Mot sablier, Roman de gare, Pigeon vole, Hôtel Europa, Pont des Arts, Au pays du Maramures, font de l'expérience de l'exil le prétexte d'une quête essentiellement esthétique et littéraire, intéressante comme telle, au delà des connotations politiques ou idéologiques. Cependant, dans les romans écrits après la chute du mur de Berlin, notamment Hôtel Europa, Pont des Arts et Au pays du Maramures, l'interrogation sur les grands problèmes du monde contemporain devient plus prégnante, sans que l'auteur renonce à ses expériences textualistes pour autant. Il y met en question la représentation traditionnelle de l'Europe héritée de l'époque de la guerre froide et du conflit des idéologies - représentation reposant sur l'opposition figée entre une Europe occidentale paradisiaque et mythique et une Europe de l'Est engloutie dans la nuit du totalitarisme. Son univers fictionnel reconstitue l'image d'une Europe fin-de- siècle où les hommes, les idées et les cultures se déplacent sans cesse, où les oppositions tranchantes tendent à s'effacer et où la permanence découvre sa relativité.

Publié en 1996, le roman Hôtel Europa, que nous allons commenter dans ce qui suit, raconte notamment la fin d'une grande illusion : celle de la pérennité du même et du semblable. Le retour aux sources, la quête de la permanence et la recherche d'une identité immuable représentent pour les personnages du roman autant d'expériences qui débouchent sur la découverte du dissemblable, de l'altérité et de la métamorphose. Et c'est précisément cette connaissance et reconnaissance du multiple et de la différence que Tsepeneag met à la base de la nouvelle construction identitaire dans le contexte d'une Europe en train de repenser ses anciens mythes et ses modèles culturels.

Hôtel Europa est un grand roman sur l'Europe post-communiste et postmoderne en quête d'identité. Qu'est-ce que l'Europe? Voilà la question. Car même si le temps n'est plus où il y avait d'un côté l'Occident symbole de la liberté et de la démocratie, et d'autre côté les pays de l'Est avec leurs régimes totalitaires, une certaine représentation stéréotypée de l'Europe persiste en quelque mesure aujourd'hui encore. Il y a, dit Tsepeneag,

ce fameux Occident appelé par métonymie Europe, comme si les pays qui ne font pas partie de la Communauté Economique Européenne ne se trouvaient pas en Europe, mais en Asie. Comme si Budapest et Prague n'étaient pas au coeur de l'Europe. (...) Et si nous admettons avec De Gaulle que l'Europe va de l'Atlantique à l'Oural, alors notre pauvre Bucarest se situe lui-même plus près du centre que du bord(3).

Le roman met en question notamment ce mythe de l'Occident, tel qu'il fut perpétué durant des décennies derrière le rideau de fer et le mur de Berlin. C'est que, parti à la recherche de l'Europe occidentale, en faite à la recherche d'un mythe ou d'un concept, les personnages du roman de Tsepeneag y trouvent toutes sortes de simulacres sans jamais trouver l'Europe de leurs rêves ou, autrement dit, l'Europe imaginaire faite de clichés culturels/livresques. Durant la quête, le mirage de l'Occident s'évanouit petit à petit, tandis que l'image mythique de l'Europe occidentale est sans cesse détruite et reconstruite sous de nouvelles formes, ce qui engendre une remise en question incessante, à la fois grave et ironique.

Dans cette perspective, Hôtel Europa est le roman d'un voyage à double sens à travers une Europe fin de siècle où l'histoire est en train de se défaire pour se structurer autrement. Il y a d'un côté le voyage du narrateur (voire de l'auteur même), écrivain roumain installé en France où ses livres connaissent une audience limitée et où il doit faire face au scepticisme bienveillant d'une épouse française et cartésienne qui s'appelle fatalement Marianne. Il vit en solitaire son exil à Paris jusqu'au moment où il décide d'écrire un roman sur la déception de tous ceux qui se sont rués vers l'Ouest à la recherche d'un Paradis mythique. De retour en Roumanie, en 1990, après la chute de la dictature, avec un convoi des Médecins sans frontières, il est en proie au désarroi propre à ceux qui rentrent au pays natal après de longues années d'exil.

De l'autre côté il y a le voyage de son personnage, Ion, un jeune étudiant en français de Bucarest, qui décide de quitter la Roumanie effervescente des années 1990 afin de se rendre en France pays qui continue de symboliser pour les gens des pays de l'Est, bouleversés par des changements dramatiques, une terre ferme, une certitude, un refuge. Ses péripéties à la fois grotesques et terrifiantes constituent une sorte d'initiation, voire une suite d'exercices de survie et de liberté.

Ce double déplacement, celui du narrateur vers l'Est de sa langue maternelle et de sa mémoire et celui de son personnage vers l'Ouest mythique et ses mirages ne se produit pas entre un centre (Paris) et une périphérie (Bucarest), car, dit Tsepeneag, "il n'y a pas que Paris en Europe". Les voyageurs parcourent un continent qui s'émiette sous leurs yeux et où chaque endroit par où ils passent est censé être un centre. Autant d'endroits, autant de centres sur le trajet de ces picaros fin-de-siècle : Bucarest, Timisoara, Budapest, Vienne, Munich, Strasbourg, Paris, un petit village de Bretagne. Autrement dit, centre et périphérie ne font qu'un dans un monde où le centre est partout et nulle part. Et où le dépaysement est pareil chez l'écrivain roumain de Paris qui, revenu à Bucarest, trouve une ville méconnaissable, et chez l'étudiant de Bucarest qui, muni d'une vision mythique de l'Occident, s'initie au déclin d'une Europe rongée par les violences xénophobes, les drogues et la mafia.

C'est que l'Europe des immigrants, telle que la décrit Tsepeneag, n'est nullement un hôtel cinq étoiles, mais un hôtel triste et souvent sinistre où se côtoient intellectuels fauchés, aventuries, truands, terroristes, chefs de la mafia, membres des polices secrètes, drogués, handicapés, prostituées, paumés de toutes les races et couleurs. Dans ce monde bigarré et bizzare, les individus disparaissent à tout moment et on les voit réapparaître sous des identités multiples. D'oùquestion qui hante le lecteur: sont-ils les mêmes? Sont-ils autres? Sont-ils les mêmes et d'autres?

C'est sur cette incertitude que l'auteur construit son Europe migrante et carnavalesque, une sorte de "cour des miracles" où l'on trouve pêle-mêle illusions, désillusions, rêves, terreur, trahisons, absence de sentimentalité, sexualité, promiscuité, et où les destins, les identités, les figures les plus pittoresques et les plus monstrueuses se déplacent, se croisent, se confondent, se séparent dans un mouvement continu, à la fois centrifuge et centripète qui entraîne les personnages, bons ou mauvais sujets de différentes nationalités, sur les routes de l'immigration ou sur celles du retour au pays natal. En tout, une multiplicité de pays, de gens, de langages, de références historiques et culturelles, de mythes, de scénarios inventés, dans un texte qui s'écrit et se réécrit, se répète et se met en abîme, en alliant le sérieux, la gravité, la dérision et la farce.

En même temps, le voyage à travers l'Europe post-communiste et postmoderne conduit le personnage de Tsepeneag à découvrir simultanément la diversité et la permanence et à les accepter comme faisant partie d'un espace culturel notamment celui de l'Europe fin- fin-de-siècle qui se constitue en essayant d'affirmer la diversité et l'unité des cultures qui le composent. C'est ainsi que Tsepeneag fait découvrir à son personnage "un véritable paysage mioritique" paysage culturel spécifiquement roumain à valeur géo-stylistique er affective ni plus ni moins que quelque part entre Strasbourg et Paris:

Il regardait le soleil glisser derrière les collines, réaparraître au fond d'une vallée, disparaître derrière une colline, le revoilà dans une vallée, colline, vallée, colline... Un véritable paysage mioritique, plus mioritique que le paysage roumain, fut-il transylvain (p. 360-361).

Il y a là, dans ce paradoxe d'un paysage mioritique français plus roumain et mioritique que nature, une représentation de la culture en tant qu'espace transculturel, voire en tant qu'existence de l'identitE9 au coeur même de la différence.

Mais le roman insiste surtout sur les difficultés liées à la reconnaissance et à l'acceptation de la différence. Celle-ci se voit attribuer des connotations négatives dans la mesure où l'attitude à son égard reste marquée par une certaine incompréhension qui engendre le détournement des sens culturels. Tsepeneag cite l'opinion des Français selon laquelle les Roumains sont des "voleurs de grand chemin" et des "bergers nécessairement meurtris" allusion à la ballade populaire roumaine Mioritza (L'Agnelle). Cette vieille ballade raconte l'histoire d'un berger assassiné par ses deux camarades jaloux de la beauté de ses troupeaux. Quoique informé de l'intention meurtrière de ses camarades par une agnelle, le berger accepte le sort qui l'attend parce que la mort représente à ses yeux un cérémonial grandiose d'épousailles avec le cosmos. Il s'agit là d'un des grands mythes cosmogoniques roumains fondé sur le rapport fataliste au monde qui engendre chez l'homme mythique l'orgueil de la souffrance, la volonté de se maintenir en dehors de l'histoire, "dans un absolu de sagesse et de résignation". La réduction de la signification de ce mythe à une histoire de vol et de meurtre témoigne de la difficulté sinon de la mauvaise volonté qui conduit à une perception négative et déformée des différences culturelles.

Cependant, le constat de cette difficulté de comprendre et d'accepter les différences ne conduit pas Tsepeneag à refaire l'ancienne opposition entre le même et l'autre. Muni de l'attitude décontractée et ironique propre à l'écrivain postmoderne, il dédramatise les tensions et instaure une sorte d'ambiguïté carnavalesque, en effaçant l'opposition nette entre les bons et les méchants, entre le haut et le bas, et enfin, entre la Vérité (avec majuscule) et les vérités multiples. Ce qui plus est, Tsepeneag n'a plus à l'égard de la France, de la langue et de la culture française, le "complexe du métèque" qui avait hanté un Emil Cioran par exemple. Bien au contraire, il lance des flèches ironiques en direction des "descendants de Molière", qui "sont portés par la langue" et qui "parlent comme un livre, surtout quand ils rentrent de Moscou où ils ont beaucoup pidginé le british" (p. 372).

Ainsi l'appartenance à deux cultures et l'expérience de l'écriture en deux langues sont vécues par Dumitru Tsepeneag d'une manière qui diffère essentiellement de celle d'autres auteurs roumains d'expression française qui ont fait, eux, de leur "exil linguistique" l'objet d'une réflexion placée sous le signe de la rupture, de la disjonction et des différences hypertrophiées. L'interrogation sur la manière dont s'articulent les rapports langues/littératures dans des contextes différents et sur les stratégies qu'il faut adopter pour s'approprier la langue française n'est plus fondée, dans le cas de Tsepeneag, sur la conscience tragique d'une séparation nette entre les langues et les cultures en discussion. Écrire dans une nouvelle langue ne signifie plus souffrir, mais l'explorer en toute liberté et surtout, adopter une attitude ludique à son égard. Tsepeneag s'inscrit ainsi dans la tendance de plus en plus marquée des écrivains contemporains à détensionner et à dédramatiser leur relation aux langues et aux cultures autres. Ce phénomène est surtout visible chez les écrivains dont la démarche scripturale ne consiste plus à faire vivre par la langue, mais à faire vivre la langue. La nouvelle relation à la langue est une relation ludique fondée sur le développement généralisé du code ironique et auto-ironique et sur l'attitude décontractée, propres, selon certains théoriciens, à la culture postmoderne. Si l'on admet que la postmodernité se définit par "la fin de la métaphysique" et l'avènement d'une "philosophie pragmatique" fondée sur les "jeux de langage" (Rorty), on est amené à constater que la culture postmoderne tend à installer l'écrivain à l'intérieur de la langue, là où il puisse l'interroger et la changer. C'est d'une telle pratique scripturale que se réclame Dumitru Tsepeneag, désireux d'explorer dans la joie les ressources de sa nouvelle langue d'écriture.

On peut donc affirmer que Hôtel Europa est le roman de la construction d'un espace où les hommes et les cultures s'entrecroisent et s'interrogent les uns les autres en tissant par les jeux de langage une saga tragi-comique de ce qu'on pourrait nommer la "transhumance post-communiste". Ce faisant, le roman de Tsepeneag est censé contribuer non pas à la genèse de ce qu'on aime nommer, en termes postmodernes, une "conscience planétaire", mais plutôt à la création d'une "disposition intime", d'un état psychique antérieur à l'éclosion de cette conscience dont l'avènement est censé se produire au XXIe siècle. Selon Tsepeneag, il revient à l'écrivain de faire de la diversité le fondement de ce nouvel "état psychique" qui favorise l'acceptation de la différence comme une condition nécessaire à la survie de l'homme et de la culture. Aussi son roman est-il l'histoire d'un voyage au bout de la diversité, là où le voyageur découvre l'unité qui sous-tend la multiplicité. La diversité, c'est l'Europe de nos jours, celle des hommes, des cultures et des littératures en déplacement. Au niveau de l'écriture romanesque, cette diversité est rendue par la dialectique du réel et de la fiction, qui mêle l'onirisme à l'histoire, les fragments d'articles de journaux sur les événements importants des années 1990 à l'évocation de mythes et de légendes. L'unité de ce monde imaginaire mouvant et divers, est fondée sur une sorte d'égalité, d'équivalence carnavalesque entre les hommes et les cultures. C'est comme si, suggère Tsepeneag, mourir et ressusciter, rester ou partir, monter ou descendre, faire l'ange ou faire la bête, avoir une mémoire ou un avenir, aller vers l'Orient ou vers l'Occident, être Roumain, Français ou simplement Européen, n'était qu'une même et seule chose: assumer, pour reprendre la terminologie kantienne, "le plaisir et la peine" provoqués par la difficulté sinon l'impossibilité de faire s'accorder le concept d'Europe avec un espace culturel à la fois un et multiple. Cela signifie faire en même temps la fête et le deuil, comme le Gargantua rabelaisien qui d'un oeil rit et de l'autre pleure.

Aussi Tsepeneag présente-t-il son Europe migrante dans un contexte nouveau qui met en question l'opposition tranchante et moderne, pourrait-on ajouter entre l'identité et l'altérité. En intégrant la problématique identitaire dans le paradigme de la postmodernité, Tsepeneag perçoit l'Europe de la dernière décennie du XXe siècle comme une sorte de "tiers espace" où l'on s'efforce de faire coexister ce que le mur de Berlin, mais la modernité aussi, avait séparé: le Soi et l'Autre, la permanence et le changement, le centre et la périphérie, "pour que moins catastrophique et meurtrier soit le heurt des structures mentales aujourd'hui en présence"(4).

Les hôtels Europa, parsemés dans toutes les villes traversées par les personnages de Tsepeneag, pourraient symboliser en l'occurrence un espace transculturel à la fois un et multiple, triste et joyeux, tolérant et intolérant, semblable et divers. En faisant appel à l'intertextualité par de nombreuses allusions, citations, références culturelles, voire par un questionnement à la fois grave et ludique des cultures européennes, l'auteur donne à lire son texte comme une représentation possible d'un espace protéiforme et éclaté en quête d'unité.

Il y a d'ailleurs dans un autre roman de Tsepeneag, Pigeon vole (1989), une image, notamment celle du texte-tapisserie, qu'on pourrait lire comme une métaphore de la culture envisagée en tant qu'expression simultanée de la diversité et de l'universalité:

Le tisserand qui, dans son écriture bien plus compliquée qu'un simple tissage, brouille ses fils et les laisse s'échapper peut soupçonner sa propre navette et lui en vouloir. Mais à tort! Car celle-ci, dans son va-et-vient, n'est capable que de lui cacher ce petit secret de Polichinelle : de toute façon les fils dépassent le métier à tisser, ils se prolongent au-delà du tisserand, de son atelier, ils en sortent et ils s'enchevêtrent au fur et à mesure qu'ils traversent la vie et la ville jusqu'à d'autres tisserands (encore moins vigilants?) qui à leur tour sont débordés par ce qu'ils prennent pour leurs propres fils : on s'entretisse tous dans cette tapisserie sans fin. Un tisserand tissé jusqu'à métissage(5).

Est-ce que Tsepeneag tente de nous faire comprendre que, pour paraphraser Malraux, l'avenir, au plan des cultures, est au métissage ou il ne sera pas? C'est bien possible, vu la manière dont l'auteur combine, réécrit, interroge des textes extrêmement divers de la culture européenne et universelle. Il est d'ailleurs intéressant de noter que toutes les métaphores textuelles (et "textiles": tissu, tapisserie, etc.) ne renvoient pas uniquement au processus de l'intertextualité en tant que générateur du texte. Elles renvoient également à un modèle culturel précis, à savoir la culture métissée qu'on considère actuellement comme une composante essentielle de la civilisation du métissage propre au monde contemporain aussi bien qu'au monde à venir: "Dans une intuition particulièrement éclairante, Léopold Sédar Senghor a parlé un jour, pour l'avenir, d'une civilisation du métissage. Je pense comme lui qu'au plan des hommes comme au plan des cultures, l'avenir est au métissage ou qu'il ne sera pas"(6).

Nous croyons pouvoir affirmer que Pigeon vole représente un modèle accompli de ce tissage-métissage culturel. Tel un textor mundi sensible à la diversité des cultures, l'auteur tisse son texte avec ceux de Rousseau, Mallarmée, Pascal, Flaubert, Duman, Nabokov, Chamoiseau, Tsepeneag lui-même. Il réussit à ce propos quelques performances scripturales remarquables, telles la réécriture d'un passage des Confessions, notamment l'histoire du peigne cassé, qui devient l'histoire du kimono taché ou le délire scriptural en langue créole qui parodie l'écriture baroque de Chamoiseau.

Ainsi le narrateur-tisserand tisse un texte qui représente une sorte de "système ouvert" métissé, un entrecroisement de langages, un dialogue interculturel et intertextuel à l'échelle du monde. Cela revient peut-être à remplacer le mythe de la permanence d'une culture par l'image postmoderne d'une nouvelle Babel où langues et cultures s'opposent et se superposent, se figent et foisonnent, s'ordonnent conformément aux lois de la raison et tourbillonnent au rythme du délire.

Toujours est-il que dans Hôtel Europa et Pigeon vole Tsepeneag propose, par son travail intertextuel et transculturel de tissage-métissage, le modèle d'une Babel postmoderne où les cultures cohabitent et s'affrontent, chacune des cultures mises en présence étant perçue par l'auteur et, implicitement, par le lecteur - comme étant en même temps elle-même et autre.

© Margareta Gyurcsik (Université de l'Ouest, Timisoara, Roumanie)


ANMERKUNGEN

(1) Une modalité artistique, Table ronde dans "Amfiteatru", no. 36, dec. 1968

(2) Pour une analyse de cette "effervescence" voir, entre autres, Richard Saint-Gelais, Châteaux de pages, Québec, Éd. Hurtubise, 1994, p. 95-98.

(3) D. Tsepeneag, Hôtel Europa, Paris, P.O.L., 1966. Toutes les références renvoient à cette édition.

(4) Georges Haldas, Deux patries: une visée, dans Marges et exils. L'Europe des litératures déplacées, Bruxelles, Éditions Labor, 1987, p. 173.

(5) Dumitru Tsepeneag, Pigeon vole, Paris, P.O.L., 1989, p. 94.

(6) Salah Stétié, "L'homme au double pays", dans Esprit, no. 228, janvier 1997, p. 142.


5.11. Das Schreiben in der Migration: Literatur und kulturelle Kontexte in der Romania

Sektionsgruppen | Section Groups | Groupes de sections


TRANS       Inhalt | Table of Contents | Contenu  15 Nr.


For quotation purposes:
Margareta Gyurcsik (Université de l'Ouest, Timisoara, Roumanie): L'europe migrante et carnavalesque de Dumitru Tsepeneag. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 15/2003. WWW: http://www.inst.at/trans/15Nr/05_11/gyurcsik15.htm

Webmeister: Peter R. Horn     last change: 21.4.2005     INST